18 février 2008

Autour du Conte du Franklin : Chaucer et la Bretagne


Le Conte du Franklin (The Franklin’s Tale), qui est rapporté dans les Contes de Canterbury (The Canterbury Tales), met en scène un petit propriétaire (c’est le sens du mot franklin), qui déclare à son auditoire avoir emprunté la matière de son propre récit à un lai breton :
Thise olde gentil britouns in hir dayes
Of diverse aventures maden layes,
Rymeyed in hir firste briton tonge;
Whiche leyes with hir instrumentz songe,
Or elles redden hem for hir plesaunce,
And oon of hem have I in remembraunce,
Which I shal seyn with good wyl as I kan. 

En dépit de la localisation de l’essentiel du récit en Bretagne armoricaine (In armorik, that called is britayne), la plupart des commentateurs ont conclu, à la suite de Pio Rajna en 1902, que Chaucer alléguait une source fantaisiste et qu’il avait emprunté l’essentiel de sa matière à une histoire racontée en deux occasions par Boccace (dans le Filocolo et le Décaméron), mais en la modifiant de manière très significative : ainsi, la « tâche impossible » (impossible task) assignée par la femme chaste à son amoureux contre la « promesse irréfléchie » (rash promise) de se donner à lui n’est-elle plus chez Chaucer de faire fleurir un jardin en hiver (motif M261.1 de la nomenclature de Stith Thompson), mais de déplacer des rochers côtiers, réputés dangereux pour la navigation. De leur côté, Thomas A. Reisner and Mary Ellen Reisner ont souligné en 1979 que ce dernier thème se retrouvait dans la légende de saint Baldred (alias Balthere), qui était potentiellement familière à Chaucer.

Il nous semble néanmoins qu’il ne peut être totalement exclu que Chaucer ait travaillé à partir d’une trame commune à Boccace et à quelque jongleur breton anonyme, auteur d’un lai depuis disparu : non seulement l’onomastique du récit appartient à la Bretagne, mais encore les motifs folkloriques de la « promesse irréfléchie » et de la « tâche impossible », qui constituent l’essentiel de l’argument et donnent à Chaucer un prétexte pour exposer sa philosophie du mariage, s’enracinent ici dans un paysage singulier, celui des côtes bretonnes. En outre, d’autres saints peuvent revendiquer le prodige attribué à Baldred, notamment Budoc, honoré principalement en Bretagne.


Le récit du Franklin
Rappelons brièvement l’histoire : le chevalier Arviragus est heureusement marié à Dorigen ; ils sont installés en sa demeure située non loin de Penmarch (Nat fer fro pedmark, ther his dwellyng was) et qui porte le nom de Kayrrud ; cette union sans nuages est également marquée par une véritable égalité entre les époux. Quelque temps après son mariage, Arviragus part pour un an ou deux en Grande-Bretagne exercer le métier des armes à la recherche des honneurs. Dorigen pleure constamment son absence, en dépit des lettres qu’elle reçoit de son époux, qui lui annonce son prochain retour. Pour la distraire, ses amis viennent la chercher souvent pour des promenades sur la falaise dominant l'océan et ils observent ainsi les bateaux entrer dans le port, espérant que l'un d'entre eux ramènera Arviragus à sa demeure ; mais Dorigen est affligée par la présence de nombreux rochers auprès du rivage : elle craint que le bateau d’Arviragus ne vienne à se briser sur ces récifs et adresse à Dieu une longue prière dans laquelle elle évoque « ces noirs rochers, effroyables et diaboliques » (Thise grisly feendly rokkes blake) sur lesquels se sont fracassés les corps de 100 000 personnes (An hundred thousand bodyes of mankynde).
Ses amis l’invitent pour des réjouissances qui se tiennent dans un magnifique jardin, où sont invités à danser plusieurs gentilshommes du voisinage. Un d’entre eux, Aurelius est amoureux de Dorigen depuis deux ans et plus et lui a déclaré sa passion. Comme il la presse, Dorigen finit par lui dire qu'elle accéderait à ses désirs s’il trouvait le moyen de nettoyer la côte de tous les rochers qui la parsèment ( I seye, whan ye han maad the coost so clene/ Of rokkes that ther nys no stoon ysene/ Thanne wol I love yow best of any man/ Have heer my trouthe, in al that evere I kan). Aurelius se plaint qu’il s’agit d’une tâche impossible (Madame, quod he, this were inpossible !) ; mais son frère se souvient d’avoir vu, quand il étudiait à Orléans, sur le bureau d’un sien ami, bachelier en droit, un livre de magie (He hym remembred that, upon a day/ At orliens in studie a book he say/ Of magyk natureel, which his felawe/ That was that tyme a bacheler of lawe/ Al were he ther to lerne another craft/ Hadde prively upon his desk ylaft) et se propose de lui faire rencontrer son ancien compagnon d’études, afin d’aider Arviragus dans la réalisation de la tâche imposée par Dorigen, laquelle devra alors tenir sa promesse (Now thanne conclude I thus, that if I myghte/At orliens som oold felawe yfynde/That hadde thise moones mansions in mynde/Or oother magyk natureel above/ He sholde wel make my brother han his love/ For with an apparence a clerk may make/ To mannes sighte, that alle the rokkes blake/Of britaigne weren yvoyded everichon/And shippes by the brynke comen and gon/And in swich forme enduren a wowke or two /Thanne were my brother warisshed of his wo/Thanne moste she nedes holden hire biheste/ Or elles he shal shame hire atte leeste). Aurelius et son frère font le voyage à Orléans et rencontre sur place un jeune clerc breton qui leur apprend que cet ancien compagnon d’études est mort (A yong clerk romynge by hymself they mette/ Which that in latyn thriftily hem grette/ And after that he seyde a wonder thing/ I knowe, quod he, the cause of youre coming/ And er they ferther any foote wente/ He tolde hem al that was in hire entente/ this briton clerk hym asked of felawes/ The whiche that he had knowe in olde dawes/ And he answerde hym that they dede were/ For which he weep ful ofte many a teere), mais qui se révèle être lui-même un maître dans la science de l’illusion : pour mille livres il s’engage à faire disparaître les fameux rochers pendant quelques jours. Venu en Bretagne au cœur de décembre à la suite d’Aurelius (To britaigne tooke they the righte way/ Aurelius and this magicien bisyde/ And been descended ther they wolde abyde/ And this was, as thise bookes me remember/ The colde, frosty seson of decembre), le magicien, avec l’aide de ses tables astronomiques — le texte fait explicitement allusion aux tables tolletanes, compilées en 1252 à Tolède — opère le prodige demandé : il semble alors que, pendant une semaine ou deux, tous les rochers ont disparu (But thurgh his magik, for a wyke or tweye/It semed that alle the rokkes were aweye).

Quand Dorigen apprend la nouvelle, elle est accablée de peine, se rendant compte qu'elle doit renoncer à sa parole ou à sa réputation. Elle pense alors aux nombreux exemples où l’on voit une épouse fidèle ou une vierge se suicider plutôt que de se compromettre. Elle cite les filles de Lacédémone qui ont choisi d'être massacrées, l’épouse de Hasdrubal qui s’est donné la mort pendant le siège de Carthage, et Lucrèce, qui a fait la même chose quand Tarquin l'a prise par force. De retour au même moment, Arviragus apprend de Dorigen ce qui s'est passé et lui confirme que, quoi qu’il leur en coûte à elle comme à lui, il convient qu’elle tienne la promesse qu’elle a faite à Aurélius ; mais, quand ce dernier comprend qu’Arviragus accepte les terribles conséquences de la promesse inconsidérée faite par son épouse, il décide de relever Dorigen de cet engagement. Bien que son affaire avec Dorigen ait ainsi tourné court, Aurelius s’en va néanmoins payer le magicien ; mais celui-ci lui fait remise de sa dette, montrant qu’il est lui aussi homme d’honneur. Le conte finit sur cette question : qui est le plus généreux des trois, Arviragus, Aurelius, ou le magicien ?


Un topos hagiographique : le déplacement de rochers marins
Les fameux « vaisseaux de pierre » dont les saints celtiques auraient fait un usage immodéré constituent l’expression la plus connue et la plus récente d’un topos hagiographique qui a fait l’objet d’une étude minutieuse par G. Milin et qui remonte aussi loin que la vita de saint Budoc (XIIIe siècle) en Bretagne continentale et celle de saint Brynach (XIIe siècle) au pays de Galles, ainsi que l’épisode relatif à Nimanauc, disciple de saint Patern, dans la vita de ce dernier. Ce motif se retrouve également dans la légende tardive de saint Baldred.


Un des nombreux miracles attribués à ce dernier concerne en effet le rocher situé à l'est du château de Tantallon et connu sous le nom de « bateau de saint Baldred » ; rocher qui, à l’origine, aurait été situé entre l’îlot de Bass, où le saint menait une existence érémitique, et le rivage de North Berwick. Baldred, prenant en pitié les marins qui, du fait d’un tel écueil, risquaient en permanence le naufrage, avait un jour pris pied sur ce rocher qui, sur un simple signe du saint, s’était alors soulevé au dessus de la surface des flots et, comme un bateau conduit par le vent, était venu accoster au rivage le plus proche, où il est depuis lors resté en place. Cette anecdote est rapportée dans les leçons du Bréviaire d’Aberdeen de 1510 [BHL 900], qui confond l’ermite de Bass avec un prélat homonyme plus tardif ; mais au VIIIe siècle déjà, Alcuin avait recueilli une tradition qui prêtait au saint anachorète d’avoir marché sur les eaux. On voit donc comment le miracle initial a peu à peu dégénéré en motif folklorique derrière lequel on devine sans peine cette volonté de « rationalisation » dont a parlé Bernard Merdrignac à propos des hagiographes tardifs : marcher sur les eaux est une chose, de même utiliser pour se déplacer sur les flots un « vaisseau de pierre » ; mais préserver du naufrage les navires qui circulent dans les parages constitue une justification socio-économique du miracle, susceptible d’être comprise par tous…


Penmarc’h et saint Budoc
C’est à la pointe de Penmarc’h (Finistère-sud) que l’on situe habituellement la demeure d’Arviragus et Dorigen : la description qu’en donne Chaucer s’accorde assez bien avec cette localisation et suggère, dans la perspective d’une source bretonne du Conte du Franklin, que le prodige opéré par le magicien d’Orléans pourrait avoir été plutôt emprunté au légendaire de saint Budoc, patron et éponyme de Beuzec-cap-Caval à proximité immédiate de Penmarc’h, qu’à celui de saint Baldred. En effet, outre que Budoc, né miraculeusement en mer, dans un tonneau à la dérive vers les côtes d’Irlande, « possédait une pierre verte en forme de cercueil dans laquelle il s’allongeait, pour faire pénitence » (habebat enim quemdam petram viridam velut archam in qua jacebat, poenitentiam agens) qu’il avait utilisée pour s’embarquer à destination de la Bretagne continentale où il débarqua en Léon (posuit se in petram, quae statim ut una navicula portavit eum supra mare transivitque sic mare et descendit in Leonia), — on retrouve à l’école de saint Maudez, sur l’île trégoroise qui porte aujourd’hui le nom de ce dernier, un certain Budmael (Bothmael), dont le nom correspond à la forme pleine de celui de Budoc et qui bénéficie d’un miracle de son maître : tandis que, de retour sur le chemin du continent à l’île, Budmael se trouve soudain cerné par la marée, il se réfugie sur un rocher, lequel s’élève au dessus de la mer au fur et à mesure de la montée du flot et préserve l’imprudent de la noyade jusqu’au moment du reflux.

Ce florilège miraculeux fait assurément de Budoc, en dehors de Malo, le saint le plus « maritime » de l’hagiographie bretonne et, au sein de cette thématique, la diversité des motifs a largement nourri l’imaginaire des populations locales qui sont allé jusqu’à imaginer que le terme par lequel on désigne un « noyé » en breton, beuzet, explique le nom même du saint.


Orléans, les Bretons, l’ « art notoire » et l’astronomie
Grâce au plus célèbre d’entre eux, saint Yves de Tréguier, la présence des étudiants bretons à Orléans au bas Moyen Age est un phénomène désormais assez bien connu ; le Formulaire de Tréguier (vers 1320) dans lequel il est question à de nombreuses reprises de Genabum ou d’Aurelianis, paraît bien constituer le résultat d’un travail de compilation d’un étudiant trégorois : on y retrouve notamment, destinées à servir de modèles, plusieurs lettres envoyées à des parents ou des amis demeurés en Bretagne. Rien d’étonnant donc dans cette carrière estudiantine orléannaise prêtée par Chaucer au frère d’Aurelius ; rien d’étonnant non plus dans cette rencontre apparemment fortuite (mais à vrai dire magique) sur place avec « ce clerc breton » (this briton clerk), qui s’adresse en bon latin aux deux frères (which that in latyn thriftily hem grette).

Le travail de Dorothy Mackay-Quynn paru en 1962 a ouvert d’étonnantes perspectives sur Orléans « centre pour l’étude de la magie » aux XIVe et XVe siècles. Bien sûr, « les étudiants se gardaient bien d’en parler dans les lettres qu’ils adressaient à leurs familles » ; mais le fait est que cette réputation sulfureuse était largement établie au bas Moyen Âge et apparemment bien connue à cette époque en Grande-Bretagne, avec laquelle les échanges sur ce terrain paraissent avoir été particulièrement féconds : on connaît ainsi par deux sources différentes (dont à nouveau Chaucer dans son ouvrage intitulé House of Fame) l’existence d’un certain Colin, surnommé Tregetour, Anglais qui exerçait vers 1350 à Orléans ses talents de nigromancien. Certains indices nous permettent de reculer encore dans le temps les premières manifestations de pratiques magiques à Orléans : Sylvie Barnay a ainsi montré que c’est probablement à l’occasion de son séjour estudiantin dans cette ville, vers la toute fin du XIIIe siècle ou les premières années du siècle suivant, que Jean de Morigny avait été initié à l’ « art notoire » (ars notoria). La pratique de cet « art » avait déjà été condamnée comme marque de superstition par Thomas d’Aquin, condamnation renouvelée officiellement par la faculté de théologie de Paris en 1320. L’insistance avec laquelle Yves de Kermartin réclame le silence aux témoins des prodiges qu’il opère ne s’inscrit-elle pas dans cette perspective : peut-être le futur saint craignait-il d’être accusé lui aussi de recourir à l’ « art notoire » ? 
Mais le clerc dont Aurelius s’est adjoint le concours ne semble pas simplement connaître les pratiques magiques : il faut également reconnaître en lui un connaisseur des mécanismes astronomiques, à l’instar de Chaucer lui-même, notamment ce qui concerne les mouvements de la lune (And knew the arisyng of his moone weel). C’est ce qu’ont fait remarquer en 2000 Donald W. Olson, Edgar S. Laird and Thomas E. Lytle, en indiquant que le prodige raconté dans le Conte du Franklin pourrait bien correspondre à une réalité historique : une marée anormalement élevée qui aurait submergé les rochers de la côte bretonne. Olson et ses deux collègues ont en effet calculé que le 19 décembre 1340, au cœur de « la froide, gelée, période de décembre » (The colde, frosty seson of decembre), non seulement le soleil et la lune étaient alignés pour produire une éclipse, mais chacun d’eux était à sa moindre distance possible de la terre : une combinaison rare qui doit avoir provoqué des marées particulièrement élevées. Ce type d'alignement s’est produit seulement quelques fois dans l’histoire de l’humanité et se reproduira pas avant 3089. Les astronomes médiévaux avaient observé qu’il existait un lien entre la conjonction du soleil et de la lune et les marées. On sait que Chaucer a visité la France plusieurs fois dans les décennies 1360 et 1370 et a pu être mis au courant des spectaculaires marées bretonnes, dont il aura cherché à vérifier le contexte astronomique ; d’autant que son propre thème astral correspond peut-être à celui de cette journée du 19 décembre 1340.

Penmarch ou Penmarch ? Une nouvelle localisation de l’histoire d’Arviragus et Dorigen
Si l’arrière-plan breton du Conte du Franklin ne fait aucun doute, si le possible emprunt hagiographique à la légende de saint Budoc paraît très vraisemblable, la localisation précise de cette romance en Bretagne mérite encore une discussion. En effet, il existe à proximité de la côte léonarde — elle aussi hérissée de rochers fauteurs de naufrages, dont se réjouissait ouvertement le vicomte de Léon à la fin du XIIe siècle — un lieu-dit Penmarc’h, chef-lieu seigneurial de la paroisse de Saint-Frégant au bas Moyen Âge. Or, à quelque distance de ce Penmarc’h, le havre de Pontusval, fermé par une impressionnante ligne de basses et de rochers, tire lui aussi son nom de celui de saint Budmael, comme l’a montré Bernard Tanguy en 1986 : lieu chargé d’histoires et de légendes, déjà mentionné au nombre des possessions de Landévennec dans le cartulaire du monastère et où la vita perdue de saint Rioc, moine de cette abbaye, situe l’épisode qui voit les chevaliers Derien et Neventer précipiter dans la mer le dragon qui hantait auparavant les parages de la Roche-Maurice. Enfin, non loin de Penmarc’h en Saint-Frégant se trouvent les vestiges de l’ancienne villa gallo-romaine de Kerradennec, que les anciens du pays, aux dires de Potier de Courcy, appelaient au XIXe siècle encore « la ville rouge », forme française qui rend exactement le toponyme Kayrrud donné par Chaucer comme étant le nom de la demeure d’Arviragus et Dorigen…

André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « Autour du Conte du Franklin : Chaucer et la Bretagne » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.