Les trois Bernard
Trois clercs contemporains, tous trois appelés Bernard ont particulièrement illustré la renaissance du XIIe siècle. Deux d’entre eux, bretons d’origine, ont été des membres éminents de la fameuse « école de Chartres », tandis que le troisième, établi à Tours, entretenait avec Thierry de Chartres, le frère d’un des deux autres Bernard, une très forte relation d’amitié. Cette proximité, cette véritable affinité même, entre les trois personnages a évidemment provoqué de multiples confusions, qui ne sont pas toutes encore tirées au clair : il nous a semblé utile de procéder à un tel éclaircissement en préalable à d’autres travaux à venir, d’autant qu’il paraît exister un lien au moins indirect avec un quatrième homonyme, l’auteur du De Contemptu Mundi auquel Umberto Eco, qui l’appelle « Bernard de Morlaix », a emprunté le titre et l’épigraphe de son roman Le nom de la rose…
La chronologie respective de ces trois Bernard — qui, à l’instar des trois mousquetaires héros d’Alexandre Dumas, pourraient donc bien être au nombre de quatre — n’est pas connue avec certitude ; mais leur chronologie relative peut être esquissée grâce à quelques témoignages externes qui établissent les faits suivants :
- Bernard dit « de Chartres » était professeur sur place dès 1114 et chancelier en 1124, avant Gilbert de la Porrée qui l’avait remplacé dès 1126 ; c’est à ce Bernard que Guillaume de Conches et Richard L’Évêque avaient emprunté leur propre méthode d’enseignement et que Jean de Salisbury, qui fut le disciple de ceux-ci, attribue, dans son Metalogicon, la célèbre métaphore des nains juchés sur les épaules de géants (Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes).
- Le propre frère de Bernard, Thierry, qui portait le même surnom que lui et qui succéda à Gilbert de la Porrée en 1141 en tant que chancelier de Chartres, se voit dédicacer par un autre Bernard surnommé Silvestre (Silvestris) — c’est-à-dire « le Sauvage », comme le traduit dès la première moitié du XIIIe siècle Henri d’Andeli — un ouvrage intitulé Cosmographia Turonensis, rédigé apparemment aux années 1145-1153.
- Bernard dit « de Moëlan », qui portait aussi le surnom de « Breton » (Brito), fut lui aussi chancelier de Chartres et termina sa carrière comme évêque de Cornouaille (1159-1167) ; ce personnage, que Guillaume de Tyr (+ 1186) présente comme l’un de ses maîtres, avait été le disciple de Thierry de Chartres et avait lui-même (semble-t-il) un temps enseigné dans les écoles de la montagne Sainte-Geneviève à Paris (si l’on interprète correctement le témoignage de la Métamorphosis Goliae episcopi). Le regretté H. Guillotel a proposé de faire de ce personnage l’auteur ou du moins l’instigateur de la rédaction de la vita de saint Ronan et d’une version primitive de la vita de saint Corentin : cette identification, reprise notamment par J. Quaghebeur et, plus récemment, par B. Merdrignac, est très recevable, même si, pour notre part, nous serions plutôt enclin à reconnaître dans l’hagiographe un prédécesseur de Bernard, Robert, ancien ermite, qui occupa le siège épiscopal de 1113 à 1130 ; en revanche, il nous semble que c’est trop solliciter l’hypothèse proposée par H. Guillotel que de faire dire à ce chercheur, comme l’indique B. Merdrignac dans un récent travail, que l’évêque Bernard était l’auteur de l’aphorisme sur les nains et les géants, ce qui d’ailleurs semble impossible à s’en tenir à la formulation du témoignage de Jean de Salisbury.
- Bernardus Morlanensis, ou Morvalensis ou encore Morlacensis, auteur du De Contemptu Mundi, est un clunisien qui a composé son œuvre à une date indéterminée sous le long abbatiat de Pierre le Vénérable (1122-1156) et qui s’était rendu à Rome où il fut reçu en audience par le pape Eugène III, épisode qui ne peut se situer qu’aux rares dates de la présence sur place du souverain pontife (de Noël 1145 au milieu de janvier 1146, puis du 28 Novembre 1149 jusqu’à mi-juin 1150 et enfin du 19 Décembre 1152 jusqu’à la fin du mois de juin 1153).
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Dans sa volonté de démystifier l’importance, sans doute en effet excessive, attribuée par les historiens à « l’école de Chartres », Sir R.W. Southern a poussé très loin son entreprise de révision et refusé, par exemple, à cette occasion d’admettre la parenté de Bernard de Chartres et de Thierry ; or cette parenté, en même temps que l’origine bretonne de ces deux personnages, est affirmée par un témoignage contemporain qu’il n’est guère possible de suspecter ; il s’agit de celui d’Othon de Freising qui, incidemment, dans ses Gesta Friderici, donne, à propos des difficultés rencontrées par Pierre Abélard, les précisions suivantes :
Petrus iste ex ea Galliae provincia, quae nunc ab incolis Brittannia dicitur, originem trahens - est enim predicta terra clericorum acuta ingenia et artibus applicata habentium, sed ad alia negotia pene stolidorum ferax, quales fuerunt duo fratres Bernhardus et Theodericus, viri doctissimi - is, inquam, litterarum studiis aliisque facetiis ab ineunte etate deditus fuit, sed tam arrogans suoque tantum ingenio confidens, ut vix ad audiendos magistros ab altitudine mentis suae humiliatus descenderet.
Telle était la réputation des Bretons à l’époque de briller dans les arts libéraux, mais de manquer de bon sens dans la conduite de leurs affaires ; Abélard, ignorant superbement la critique pour lui même, ne se montre pas moins dur à l’égard de ses compatriotes dont il fait mention dans sa Theologia Christiana sans se donner la peine de les nommer et dont il moque les prétentions (« deux frères qui se comptent au nombre des grands maîtres ») tout en les accablant sur le plan doctrinal :
Nouimus et duos fratres qui se inter summos connumerant magistros, quorum alter tantam uim diuinis uerbis in conficiendis sacramentis tribuit, ut a quibuscumque ipsa proferantur aeque suam habeant efficaciam, ut etiam mulier et quislibet cuiuscumque sit ordinis uel conditionis per uerba dominica sacramentum altaris conficere queat. Alter uero adeo philosophicis innitatur sectis, ut profiteatur Deum priorem per existentiam mundo nullatenus esse.
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En ce qui concerne Bernard Silvestre, on sait aujourd’hui que ce personnage était propriétaire d’une maison dans l’enclos Saint-Martin, à Tours, et que sa carrière paraît s’être déroulée dans cette ville où il était allié à la famille Boceau. La possibilité qu’il ait un temps suivi les cours professés par Thierry de Chartres ne peut être exclue, d’autant qu’il fait montre d’une grande déférence à l’égard de ce dernier dans la dédicace de sa Cosmographia ; mais c’est à Tours qu’il a dispensé son propre enseignement.
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L’essentiel de la biographie de Bernard « de Moëlan », surtout ce qui concerne sa courte carrière épiscopale, a été synthétisé par J. Quaghebeur qui adopte, comme on l’a dit, la suggestion de H. Guillotel sur le rôle du prélat dans la production hagiographique cornouaillaise et qui propose, en outre, de rattacher Bernard au lignage des villici de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, eux-mêmes alliés à la puissante maison des vicomtes de Poher chez qui le nomen Bernard était en singulière recommandation. Cette hypothèse de nature prosopographique rend également compte du fait que Bernard était surnommé « de Moëlan », car les biens de Sainte-Croix de Quimperlé dont s’étaient emparés les villici de l’abbaye étaient situés au sud de Quimperlé et en Clohars, à quelques kilomètres à l’est de Moëlan ; mais il faut souligner que la première attestation du surnom toponymique porté par l’évêque figure dans le catalogue épiscopal compilé au XVe siècle seulement, à partir d’éléments indiscutablement plus anciens, devenus parfois incompréhensibles pour le compilateur.
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Nous en arrivons maintenant à l’auteur du De Contemptu Mundi, dont le surnom également d’origine toponymique n’a pas encore été véritablement éclairci : en tenant compte des variantes qui figurent sur les plus anciens manuscrits, on a tour à tour proposé Morlaix (Finistère), Murles (Hérault), Morval (commune associée à celle d’Andelot, Jura) et surtout Morlaas (Pyrénées-Atlantiques), où existait un prieuré clunisien, qui est désigné au XIIe siècle par l’adjectif Morlanensis dans plusieurs chartes de ce monastère.
Il est très intéressant pour notre propos de souligner que Bernard fut presque certainement moine à Saint-Denis de Nogent-le-Rotrou, important prieuré dépendant de Cluny dans le diocèse de Chartres, où, en tout état de cause, son séjour est attesté par le prologue du De Contemptu Mundi ; il est de plus vraisemblable, comme l’a montré J. Balnave, que Bernard s’est trouvé à la tête de cette maison aux années 1125-1130 et peut-être plus longtemps encore. Ce voisinage avec Chartres explique que l’écrivain aura disposé des sources livresques que seule — aux dires de critiques comme Kimon Giocarinis qui, pour sa part, situe la rédaction de l’œuvre à Cluny — pouvait lui procurer l’abbaye-mère ; comme le souligne J. Balnaves :
Nogent, of course, did not have the important library resources of Cluny, to which Giocarinis draws attention. But its proximity to the great centre of learning at Chartres is worth noting.
En revanche, il n’est pas sûr que Bernard ait subi l’influence des maîtres de l’école de Chartres : il avoue sa dette envers Hildebert de Lavardin — lequel alors évêque du Mans avait d’ailleurs séjourné, mais contre son gré, au château de Nogent, où la famille du comte Rotrou le retint prisonnier en 1112 — et le satiriste Wichard de Lyon, dont l’existence est encore moins connue que celle de Bernard. Parmi ses contemporains bretons, c’est sans doute avec l’évêque de Léon, Galo, lui-même issu du milieu monastique et auteur de vers sur le mode complaintif, plutôt qu’avec Bernard de Moelan que l’auteur du De Contemptu Mundi présente le plus de parenté spirituelle.
André-Yves Bourgès
© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « Les trois Bernard » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.