La connaissance du grec à Redon au IXe siècle : Condeloc et l’apodix tourangelle
En marge de la controverse née de la publication de l’ouvrage de S. Gouguenheim, il nous a semblé intéressant de faire le point sur ce que nous savons de la culture hellénique des hagiographes bretons de l’époque carolingienne : un bon exemple nous paraît être celui de l’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium [BHL 1945], parce que cet ouvrage, à l’avis des meilleurs experts — l’abbé Duine hier, F. Kerlouégan, P. Riché et B. Merdrignac aujourd’hui, sans oublier le dernier éditeur du texte, Mme C. Brett — est d’une latinité très correcte, sans la recherche stylistique excessive qui caractérise les productions de la Bretagne occidentale ; cette absence de maniérisme permet à coup sûr d’écarter l’éventuelle influence de la littérature hispérique, dont on s’efforce, sans toujours de succès, de retrouver les traces dans les textes hagiographiques bretons. En outre, la vita sancti Benedicti Maceracensis [BHL 1145] nous apprend que Benoît (Euloge ?) était originaire de Patras (Grèce) et qu’aux temps carolingiens, il s’était établi à Massérac, à proximité immédiate de Redon, en compagnie de sa sœur et de neuf autre compagnons.
La connaissance de la langue grecque par les clercs occidentaux à cette époque, au premier chef par les moines, s’accorde avec une évidente disparité de niveaux — depuis de véritables maîtres comme l’Irlandais Jean Scot Erigène jusqu’à des traducteurs incontestablement plus besogneux comme Hilduin de Saint-Denis — disparité renforcée par une plus ou moins grande proximité à l’égard du pouvoir : les grandes fondations monastiques, de même que la structuration du réseau des écoles, en particulier celui des écoles épiscopales, qui vient affermir l’organisation diocésaine, découlent de l’action du souverain, laquelle s’exerce évidemment de manière plus systématique dans la sphère d’attraction palatine ; mais paradoxalement la péninsule bretonne, malgré son éloignement de la cour, semble avoir fait l’objet d’une grande attention de la part des Pippinides, surtout Charlemagne et Louis le Pieux, non pas seulement d’un point de vue militaire — on dénombre en effet sous le règne de ces derniers plusieurs campagnes des armées franques en Bretagne sous le règne — mais aussi dans une véritable perspective d’acculturation des Bretons, à l’instar de ce qui était pratiqué avec les Anglo-Saxons, les Wisigoths ou les Lombards.
Les moines et la roseraie
Ce sont ces circonstances décrites à plusieurs reprises, notamment par H. Guillotel ou J.H.M. Smith, qui ont présidé à la fondation en 832 de l’abbaye de Redon, dont l’auteur des Gesta, qui travaillait aux années 868-876, nous fait un compte rendu vivant et détaillé, lequel cependant n’échappe pas aux lieux-communs du genre. Figure ainsi en bonne place (lib. I, cap. 3) le motif littéraire du locus amoenus, assorti pour le nom de Roton d’un de ces à peu-près étymologiques, comme les affectionnaient les hagiographes médiévaux, qui renvoie manifestement au grec
Vere digna etymologia nominis Gemeticum nuncupatum, qui diverso vernat decore more gemmarum. Hinc frondium coma silvestris, hinc multiplices arborum fruges; illinc placet uberrima tellus, illinc virentia prata graminibus, hinc hortorum odoriferi flores, hinc vinearum abundant botriones, qui in turgentibus gemmis lucentes rutilant in salernis. Cinctum undique aquis miratur inclyta cespis, pastui pecorum congrua, fundens frugem lactiferam, diversis venatibus apta, avium canora melodia. Sequana in parte trina milia gyrat, in quino bisque quaterno stadio, quod non ictu pristino vergit cursum, unum tantomodo commeantibus dans ingressum. Nunc ascendens mare eructuat, nunc ad sinum rediens aquarum impetus manat, compendia navium, commercia plurimorum, nihil paene indigens quidquid ministratur vehiculis pedestribus et equinis plaustris, etiam atque ratibus. Ibidem castrum condiderant antiqui. Ibi adstant in acie nobilia castra Dei, ubi suspirantes prae desiderio paradisi gemunt, qui gementes rorantibus oculis, in flammis ultricibus gementuri non erunt.
Cet emprunt manifeste, déjà signalé par W. Levison et qui témoigne de la popularité bretonne de la vita Philiberti peu d’années après l’exode des moines de Jumièges devant les incursions scandinaves, constitue un argument en faveur de la présence à Redon d’un manuscrit en provenance de l’abbaye normande, à l’instar de l’antiphonaire apporté à Saint-Gall par un presbyter quidam de Gimedia, nuper a Nordmannis vastata, d’après le célèbre témoignage de Notker le Bègue ; mais on ne peut évidemment exclure que la vita de saint Philibert était déjà connue en Bretagne avant ces événements. Quoi qu’il en soit, l’emprunt fait à ce texte par l’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium serait plutôt de nature à encourager l’hypothèse que cet écrivain avait une connaissance assez approfondie du grec, car le passage concerné a été manifestement choisi à dessein et la phrase en question subtilement adaptée pour permettre l’explication du nom Roton. D’autres exemples peuvent-ils contribuer au renforcement de cette hypothèse ? Il faut abandonner ce qui concerne l’étymologie du terme « hydropique » (lib. 2, cap. 4) qui, pour le coup, comme l’a montré Mme Brett, constitue un emprunt littéral au traité de Bède In Lucae Evangelium Expositio ; quant à l’intéressant cothurnicus, utilisé à deux reprises (lib. 1, cap. 6 ; lib. 2, praefatio) avec le sens de « pompeux, emphatique », il pourrait s’agir d’un doublet de cothurnatus, « tragique, imposant », lui-même formé à partir de cothurnus, « style élevé, sublime », et il n’est donc pas nécessaire de remonter au grec. En revanche, l’élégant et mystérieux apodix (lib. I, cap. 9) paraît avoir conservé jusqu’à aujourd’hui, sinon le mystère de son étymologie, du moins celui de son origine.
Le passé enfoui de Condeloc
Le contexte, introduit par quatre citations scripturaires, est le suivant : à l’occasion d’un déplacement à Tours dans l’espoir d’une rencontre avec Louis le Pieux, le fondateur de Redon, Conwion, s’était fait accompagner par un membre de sa communauté, Condeloc, lequel apportait un gâteau de cire en guise de présent pour l’empereur ; mais ce dernier ayant refusé de recevoir les deux moines, Conwoion demanda à Condeloc de se rendre aux foires (ad nundinas) de la ville afin d’y vendre le présent désormais inutile. Or, comme il se trouvait sur le marché, Condeloc fut abordé par une apodix, autoglosé id est meretrix, « c’est-à-dire prostituée », qui lui tint ce langage : « D’où viens-tu, ami très cher, où donc étais-tu caché durant toutes ces années ? Dis moi : n’es-tu pas mon esclave (servus) et moi ta maîtresse (domina) ? Rappelle toi : nous avons été élevés ensemble dans la même demeure (in una domo), au sein de la même maisonnée (in una familia) ; souvent ma mère a lavé tes cheveux et souvent nous nous étendions dans le même lit ». A l’écoute de ces paroles que l’hagiographe présente comme inspirées par le démon, Condeloc d’abord rougit, puis son visage passe par différentes couleurs ; et comme « la prostituée » (le texte porte à nouveau le terme meretrix) veut l’entrainer de force à son logis (hospitium), Condeloc est heureusement tiré de ses mains par des prêtres du monastère de Saint-Martin, qui le connaissaient bien auparavant (qui eum bene ante noverant). Ceux-ci alors admonestent vertement « la prostituée » (troisième occurrence de meretrix) et lui intiment l’ordre de ne plus faire une telle tentative en direction des saints de Dieu (in sanctos Dei), de sorte que Condeloc se trouve ainsi dégagé du « filet du diable » (laqueus diaboli). Deux nouvelles citations scripturaires servent de conclusion à cet épisode.
Les différents commentateurs de ce passage, même les plus récents, ont, de façon volontaire ou non, constamment adopté le point de vue de l’hagiographe : P. Riché parle ainsi d’« une technique bien classique », qui consiste pour la prostituée à prétendre reconnaître un ami d’enfance dans celui qu’elle cherche à racoler ; une lecture différente nous paraît cependant possible, éclairée précisément par le terme apodix, dont nous cherchons à reconnaître l’origine.
Aucun des différents termes imagés par quoi on désignait une prostituée dans l’Antiquité romaine (bustuaria, diobolaria, limax, lupa, meretrix, quadrantaria, nonaria, noctiluca, scortum, scortillum, spurca,..) ne s’apparente de près ou de loin à celui d’apodix. Mme Brett dans son édition des Gesta évoque une possible contamination du mot grec latinisé apodixis, qui signifie « preuve irréfragable, démonstration », par le terme podex, (« anus, derrière ») ; mais il faut bien constater que ce rapprochement audacieux et un peu trivial — atténué dans le compte rendu paru dans les Études celtiques, où le recenseur propose de reconnaître dans apodix une forme cacographique du nom de la déesse de l’amour, Aphrodite — n’est pas vraiment très explicite. A l’occasion d’une collecte de « monstres lexicographiques » trouvés dans les dictionnaires médiolatins, G. Cremascoli signale apodisocia, qu’il rencontre pour la première fois chez Hugutius Pisanus, au XIIIe siècle, et qu’il rapporte, tout comme apodix, à une forme originelle adpendix ; celle-ci d’ailleurs aurait sans doute assez bien convenu à la situation : adpendix désigne en effet, comme on le voit chez Apulée à propos de Psyché s’accrochant à Eros, « celle qui est (physiquement) suspendue » à quelqu’un ! Cependant on trouve chez Papias, dès le milieu du XIe siècle (voir édition de 1496) le terme apodix, assorti de la glose socia, comes, (« compagne »), que cite notamment Du Cange d’après un manuscrit de l’Église de Bourges. Un rapport avec adpendix, appendix n’est évidemment pas à exclure, d’autant qu’il existait également un mot appendex qui a le sens de servus dans un texte de la fin du Xe siècle ; mais il est probable qu’il s’agit là de contaminations postérieures à la collecte effectuée par Papias.
La glose socia, comes s’accorde assez bien à la description de la familiarité dans laquelle s’étaient trouvés Condeloc et l’apodix, aux dires de cette dernière ; en revanche le terme meretrix revêt une signification forte, brutale et précise, qui n’est pas exactement celle de « compagne ». Ce double niveau du langage dans les Gesta est particulièrement intéressant, car l’hagiographe, s’il qualifie les propos de l’apodix de « diaboliques » (verba diabolica), ne dit pas expressément qu’ils sont mensongers : le silence de Condeloc et son émotion pourraient être d’ailleurs assez facilement interprétés comme une reconnaissance de ce passé enfoui. Au reste, il n’y a finalement rien de très compromettant dans les souvenirs qui sont évoqués : Condeloc aurait passé une partie de sa jeunesse à Tours, au sein d’une sorte de famille d’accueil, dont la fille, séduite par la simplicité et la prestance de l’adolescent, s’était imaginé pouvoir devenir un jour sa maîtresse. Or, P. Riché a proposé de reconnaître dans apodix un terme formé à partir du verbe grec apodixomai
Maîtrise du double langage et des deux langues grecque et latine, comme on le voit par la fabrication du mot apodix et surtout par sa mise en œuvre subtile dans un discours susceptible d’une double grille de lecture, factuelle et spirituelle : comme le souligne B. Merdrignac, « le “discours englobant” (ici, les citations [scripturaires]) sert de référence et vérifie l’évènement : celui-ci ne prend sa consistance que parce qu’il est cautionné par la Bible ». L’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium et la singularité de son œuvre — ouvrage dont nous ignorons l’intitulé primitif et qui ne rentre pas véritablement dans la catégorie des gesta abbatum définie par M. Sot — méritent donc bien l’intérêt que lui ont témoigné par le passé de nombreux d’auteurs, sans véritablement épuiser la question ; de même, la courte vita de saint Benoît de Massérac, jadis étudiée par A. Oheix et elle aussi littéralement cousue de citations scripturaires utilisées dans une démarche analogue à celle des Gesta, viendrait-elle sans doute enrichir notre connaissance du scriptorium de Redon, si l’on procédait à un nouvel examen de ce texte.
André-Yves Bourgès