La Chanson d’Aiquin[1], épopée en vers dont le vrai titre est « la conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne », nous montre ce dernier aux prises avec le roi Aiquin, « de Nort pays », qu’il convient sans doute d’identifier avec un chef scandinave nommé Incon, dont Flodoard nous apprend qu’il demeurait de façon permanente sur la Loire : après le massacre en 931 d’un autre chef viking, Félécan, par les populations bretonnes que ce dernier tenait sous son joug, Incon avait pénétré en Bretagne et écrasé la révolte[2]. Même si l’auteur de la Chanson d’Aiquin désigne les adversaires de Charlemagne comme des « Sarrazins », disciples de Mahomet, son récit pourrait ainsi refléter le souvenir que la campagne menée par Incon avait laissé en divers lieux de Bretagne et, à ce titre, l’ouvrage présente un incontestable intérêt historique[3].
La critique actuelle tient pour acquis que la Chanson d’Aiquin a été composée vers la fin du XIIe siècle[4] ; mais il convient plutôt d’abaisser cette datation au premier tiers du siècle suivant[5]. En tout état de cause, le texte que nous connaissons aujourd’hui, au travers d’une copie partielle et fallacieuse du milieu du XVe siècle[6], retrouvée après 1693 dans les ruines du couvent franciscain de l’île de Cézembre, en face de Saint-Malo[7], correspond à une réfection de l’ouvrage original dont ce dernier est sorti très altéré. Le remaniement étant nécessairement postérieur à la construction, vers 1380, de la célèbre tour Solidor, dont une description très précise figure dans le texte[8], son terminus a quo peut donc être abaissé, sans difficulté, jusqu’à l’époque du manuscrit.
Tout indique que l’arrangement de la Chanson d’Aiquin est l’œuvre d’un clerc, bon connaisseur du passé d’Alet et familier des lieux, probablement pour en être originaire ; sa discrétion à l’endroit de saint Samson pourrait ainsi s’expliquer par la vive et persistante concurrence que le siège épiscopal de Saint-Malo entretenait avec celui de Dol. La localisation du manuscrit au couvent de Cézembre, établissement fondé dans le dernier tiers du XVe siècle[9], suggère que cet écrivain était peut-être l’un des ermites qui avaient précédé sur place les franciscains : tel fut le cas de Raoul Boisserel, prêtre de Saint-Malo, installé en 1420 dans l’île, où il bâtit une chapelle sous l’invocation de saint Brandan[10], ce qui témoigne d’un intérêt certain pour l’hagiographie locale[11].
Sur le terrain hagiographique justement, l’histoire de saint Servan[12] se signale comme une interpolation manifeste[13], d’autant plus que le saint honoré à Alet aux années 1185-1218 était en réalité saint Servais[14], dont le culte, déjà attesté localement au XIe siècle[15], avait probablement été introduit en Bretagne à l’époque carolingienne. Il en va probablement de même en ce qui concerne le passage relatif à saint Malo[16] : « dans une longue incise, bien inutile à la progression du récit, appelée par l’explication du nom de Châtel-Malo, le trouvère résume à partir de quelque légendier local la vie et les actes du bienheureux sous les traits d’un pauvre ermite fort estimé des … Sarrazins, dont il aurait ressuscité l’un deux ! »[17]. En revanche, l’anecdote relative à saint Corentin faisait partie intégrante du récit primitif, dont elle constituait manifestement un temps fort.
Le résumé de la vie de saint Servan indique que ce dernier était le cousin du Christ, précision généalogique empruntée à la légende de saint Servais[18] ; il est également fait allusion à cette parenté lors de l’épisode où l’on voit Charlemagne faire don d’une croix-reliquaire pour orner la chapelle dédiée au saint[19]. Pour le reste, alors que l’influence de la tradition hagiographique de saint Servais est manifeste sur la vita de saint Servan [BHL 7609] et pourrait bien d’ailleurs s’être exercée à partir d’Alet[20], le personnage dont l’histoire est sommairement racontée dans la Chanson d’Aiquin est très largement distinct des deux saints concernés : les principaux épisodes de sa vie — emprisonné par un émir d’Egypte ; sustenté miraculeusement dans sa geôle, dont la porte finit par se briser, miraculeusement là encore, permettant ainsi son évasion ; traversant la mer sans recourir à une embarcation ; échappant à Rome aux persécutions du roi Adace, renouvelant sa traversée prodigieuse pour se rendre cette fois en Palestine où il est finalement décapité sur l’ordre du roi Hérode, qui fait porter la tête du saint à Rome — ont été empruntés à différents ouvrages hagiographiques, parmi lesquels figurent les légendes de saint Pierre et de saint Jacques. L’histoire du saint Servan malouin paraît avoir été forgée de toutes pièces lors de la réfection de la Chanson d’Aiquin ; en tout état de cause, elle n’a pas laissé d’autres traces.
L’auteur du poème original quant à lui cherchait peut-être, en adaptant des traditions anciennes, à rendre compte de la complexité des affaires bretonnes de son époque[21]. Les rapides allusions au culte rendu à saint Samson, à saint Malo et à saint *Servais étaient simplement destinées à renforcer l’« effet de réel » de l’épopée, pour toute la partie de l’action qui se déroulait dans la région concernée. Le poète était incontestablement un partisan de la primauté doloise, telle qu’elle s’incarne dans le personnage de l’archevêque Ysoré ; mais, s’il est vraisemblable qu’il a composé son ouvrage à la cour épiscopale du lieu, il n’est nullement avéré qu’il fût lui-même originaire de Dol. En tout état de cause, cet auteur, au contraire de ce qui a pu être dit parfois, paraît avoir été remarquablement informé en ce qui concerne la géographie physique, politique et humaine de la Basse-Bretagne à son époque. On peut le constater par exemple avec le toponyme Men[é], cité au vers 2977, qui paraît désigner la Montagne de Locronan, en breton Menez-Lokorn, « la Montagne de Locronan » ; c’est là que, fuyant Carhaix pris par les Francs, Aiquin se serait réfugié dans « un château très puissamment bâti »[22]. Charlemagne, l’ayant poursuivi jusqu’à Nyvet, avait entrepris le siège de cette forteresse[23] : sans doute peut-on l’identifier avec le lieu-dit la Motte, en breton ar Vouden, situé au sommet du Menez-Lokorn, mais sur le territoire de Plogonnec[24], et qui était au XIIIe siècle la résidence des seigneurs de Névet[25] ; d’ailleurs Pierre Le Baud à la fin du XVe siècle continuait de donner à la Montagne de Locronan le nom de Menetnemet, « la montagne de Névet »[26]. Le poète nous apprend de plus que l’ermitage de saint Corentin était situé sur le chemin qui allait de ce château à la mer[27] : sans doute l’itinéraire correspond-il au diverticule routier qui, abandonnant la ligne de crête des Montagnes Noires, descend vers le bourg de Locronan puis se dirige vers l’anse du Ris en passant par Kerlaz[28].
Il faut souligner que le rôle dévolu à Corentin dans le poème prend la forme d’une intervention directe du saint ; celui-ci est présenté comme un véritable acteur des événements auxquels il est mêlé : on le voit ainsi échapper miraculeusement aux « Sarrazins » et transmettre aux chevaliers de l’armée franque des renseignements qui faciliteront leur offensive contre Aiquin. La tradition hagiographique relative à Corentin, telle qu’elle nous a été conservée par les deux ouvrages qui lui sont consacrés, ne fait pas mention de cet épisode. Que le saint ait pu, comme le suggère avec finesse J.-C. Cassard, être substitué en l’occurrence à l’ermite Ronan[29] n’emporte nullement que le poète ignorait tout de la Cornouaille et des enjeux locaux ; en effet, cette substitution se trouve déjà dans la vita de saint Corentin et s’inscrit dans une perspective assez nette : donner de l’importance au rôle joué par le premier évêque de Quimper dans l’histoire politico-religieuse de la région. Le profil de Corentin tel qu’il est décrit dans l’épopée est d’ailleurs sensiblement le même que celui esquissé par l’hagiographe : ermite et dévot de saint Martin ; en outre, il lui arrive souvent, souligne l’auteur de la Chanson d’Aiquin, d’être environné de « Sarrazins », situation qui suscite dans un premier temps la méfiance des Francs et qui, là encore, renvoie peut-être à la réalité d’un établissement permanent des vikings dans la région. Cependant, les deux écrivains divergent assez largement dans le jugement porté sur Corentin. Le poète, malgré la sympathie qu’il lui témoigne, ne cache pas qu’il tient le saint pour une sorte de « marginal », dont il occulte le statut épiscopal. De son côté, l’hagiographe sait donner à ce profil les prolongements que la stature du personnage lui paraissait mériter : Corentin, établi aux dires de l’hagiographe dans la paroisse de Plomodiern, se voit attribuer un pouvoir thaumaturgique dont il use au profit du fameux roi Gradlon, et bénéficie en retour d’une donation de biens fonciers en la même paroisse ; le dévot de saint Martin se voit reconnaître par ce dernier, agissant en tant que métropolitain, une véritable prééminence que vient sanctionner son élévation à l’épiscopat. Nulle allusion chez l’hagiographe au fait que Corentin vivait au milieu d’un environnement sinon hostile, du moins païen ; mais il est possible que le texte actuel de la vita ne soit pas complet, particulièrement en ce qui concerne la première partie de la biographie du saint.
Les éléments de datation permettent de conclure à une composition presque contemporaine de la vita de saint Corentin et de la Chanson d’Aiquin. Cependant, il semble bien que l’hagiographe a exercé une importante influence sur la composition du poème ; en tout état de cause, cette hypothèse sort renforcée de l’examen du dossier hagiographique du fondateur de l’évêché de Quimper[30].
©André-Yves Bourgès 2009
[1]
La Chanson d’Aiquin [texte traduit, présenté et annoté par M. Ovazza et J.-C. Lozac’hmeur], Paris, 1985 ; F. Jouon des Longrais (éd.), Le Roman d’Aquin ou la conquête de la Bretagne par le roi Charlemagne. Chanson de geste du XIIe siècle, Nantes, 1880.
[2]
J.-C. Cassard, « En marge des incursions vikings », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 127 (1998), p. 261, n. 22. J.-C. Cassard interprète le nom de Cornu Galliae, rapporté par Flodoard, au sens strict de Cornouaille ; mais les documents contemporains privilégiant le forme Cornubia pour désigner la Cornouaille, l’expression « corne de la Gaule » s’applique probablement, dans l’esprit de Flodoard, à l’ensemble de la péninsule bretonne.
[3]
Ph. Guigon, Les fortifications du haut Moyen-Âge en Bretagne, Rennes, 1997, p. 97.
[4]
La Chanson d’Aiquin, p. 28-30.
[5]
Un élément de critique interne du texte permet de conforter cette datation basse. Il faut situer entre 1205 et 1230 le « règne » du seul membre de la dynastie vicomtale de Léon a avoir porté le nom de Conan ; or, l’auteur de la Chanson d’Aiquin fait une allusion très précise à ce personnage aux vers 741-742 de son poème : Et Dom Conayn de Leon le sené/Qui en son escu porte un leon doré. Conan fut en butte, et son fils Guyomarc’h après lui, aux attaques de Pierre Mauclerc qui s’est toujours efforcé de réduire la puissance des vicomtes de Léon. Voir aussi le rôle important joué par Conan de Léon dans le Goëllo, après 1212, en sa qualité de tuteur de l’héritier de la dynastie du lieu.
[6]
Ms. Paris, BNF., fr. 2233.
[7]
La chanson d’Aiquin, p. 10-11.
[8]
J. Haize, Étude sur Aleth et la Rance et Saint-Servan jusqu’à la Révolution, Saint-Servan, 1900, p. 148-149.
[9]
H. Martin, Les Ordres mendiants en Bretagne (vers 1230-vers 1530). Pauvreté volontaire et prédication à la fin du Moyen Âge, Paris, 1975, p. 78 ; N. Molines et P. Guigon, Les églises des îles de Bretagne, Rennes, 1997, p. 56-57.
[10]
Abbé Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, t. 3, Rennes-Paris, 1882, p. 521-522.
[11]
Saint Brandan était associé à saint Malo, au travers du célèbre ouvrage relatif à leur commune Navigatio.
[12]
La Chanson d’Aiquin, p. 140-141.
[13]
J. Haize, Étude sur Aleth et la Rance et Saint-Servan jusqu’à la Révolution, p. 84.
[14]
Abbé Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, t. 6, Rennes-Paris, 1886, p. 266-267.
[15]
Ibidem, p. 264.
[16]
La Chanson d’Aiquin, p. 100. L’interpolateur a indiqué sa source : « Cela se trouve à Saint-Malo, dans le livre qui contient la légende du saint, ami de Dieu ; là le récit de ce miracle, et beaucoup d’autres aussi, très anciens, y est revêtu d’un sceau ». Cette description sommaire fait penser à un recueil de Miracula.
[17]
J.-C. Cassard, « Propositions pour une lecture historique croisée du Roman d’Aiquin », dans Cahiers de civilisation médiévale Xe-XIIe siècles, 45, 2002, p. 116. Cet auteur interprète le poème (p. 111) comme « un palimpseste de l’histoire bretonne qui donne le beau rôle à l’archevêque de Dol et au duc Naimes, dans lequel on propose de reconnaître le figure déformée de Nominoë, un dynaste du IXe siècle confronté aux Francs » ; cette hypothèse n’est pas en contradiction avec celle rapportée plus haut. Par contre, nous nous éloignons de J.-C. Cassard quand il écrit (p. 115) que le poète était « bien peu et bien mal renseigné sur les contrées bretonnantes qui occupent l’extrémité occidentale de la péninsule, dont la langue et la topographie lui demeurent également inconnues ».
[18]
Ch. Klapisch-Zuber, L’ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, 2000, p. 101-103 (« Saint Servais et le cousinage du Christ »).
[19]
La Chanson d’Aiquin, p. 136-137.
[20]
G. Bernier, « Saint Servais et saint Servan », dans Dossiers du CeRAA, n°7 (1978), p. 37-39 ; B. Merdrignac, « Les navigations fabuleuses dans les Vies des saints bretons », dans Saint-Mathieu de Fine-Terre. Colloque des 23 et 24 septembre 1994, s.l., 1995, p. 92.
[21]
Aiquin pourrait ainsi représenter Jean Sans Terre dont les soudards avaient mis à sac la cathédrale de Dol en 1203 : cette thèse a été successivement envisagée et appuyée par J. Horrent, « Aiquin. Brèves considérations d’histoire littéraire », dans Marche Romane, t. 30 (1980), p. 154-155, et F. Gégou, « Aiquin, personnage symbolique », dans Senefiance, n° 20-21 (1987), p. 546. En mai 1206, poursuivant son offensive contre Jean sans Terre, Philippe Auguste marche sur Nantes et sa présence est attestée à Champtocé-sur-Loire : voir J.-P. Brunterc’h, « Une famille des confins de l’Anjou et du Nantais aux XIe et XIIe siècles : les Le Borgne », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 77 (1999), p. 36-37 et n. 114. Le jeune roi Louis IX, quant à lui, pénétra en Bretagne à trois reprises, en 1230, 1231 et 1234 : il s’agissait à chaque fois, avec l’appui des principaux barons bretons excédés par les agissements de Pierre Mauclerc, d’obtenir la soumission de ce dernier à la couronne royale.
[22]
La Chanson d’Aiquin, p. 187.
[23]
Ibidem, p. 188.
[24]
P. Kernevez, Les fortifications médiévales du Finistère. Mottes, enceintes et châteaux, Rennes, 1997, p. 128.
[25]
G. Le Moigne, « La seigneurie de Névet », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 128 (1999), p. 449-450.
[26]
Ph. Guigon, Les fortifications du haut Moyen-Âge en Bretagne, Rennes, p. 96.
[27]
La Chanson d’Aiquin, p. 191.
[28]
J.-Y. Eveillard, « Locronan à l’époque gallo-romaine : les cultes de la fécondité en Armorique », dans Saint Ronan et la Troménie. Actes du colloque international 28-30 avril 1989, s.l., 1995, p. 66.
[29]
J.-C. Cassard, « Propositions pour une lecture historique croisée du Roman d’Aiquin », p. 114-115.
[30]
A.-Y. Bourgès, « A propos de la vita de saint Corentin », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 127 (1998), p. 291-303.