Le phénomène de spécialisation thérapeutique est une des caractéristiques de la religion populaire à la fin du Moyen Âge : la protection des hommes et du bétail de telle ou telle maladie ou, s’ils en sont atteints, leur guérison sont obtenues par l’intercession de tel ou tel saint, qu’il convient donc de prier spécifiquement. Au delà de ce premier constat, qui dépasse évidemment la seule problématique bretonne, il faut prendre en compte « la richesse du dossier : quelque sept cents spécialités thérapeutiques ont être relevées à l’échelle de la province, au net avantage de la Basse-Bretagne »[1]. S’il convient de souligner « l’étonnante présence statistique de saints autochtones »[2], « la majorité revient toujours, même au plus profond du pays bretonnant, aux saints de l’Église universelle »[3]. En outre, il existe de pseudo-indigènes, dont les spécialisations reproduisent celles de leurs modèles : saint Cornély « en dépit d’une réelle autochtonie d’allure, n’est que le nom bretonnisé du pape Corneille dont la spécialisation comme patron des bovins n’a rien de spécifiquement local »[4] ; concurrent de saint Herbot sur ce terrain, son culte est attesté depuis le XIe siècle au moins en Bretagne, où il patronnait trois églises paroissiales, Gourlizon et Tourc’h, dans l’ancien diocèse de Cornouaille, et surtout, dans l’ancien diocèse de Vannes, Carnac qui « se désigne comme son principal foyer »[5].
A l’inverse « le cas peut aussi exister de saints d’apparence universelle mais dont le culte breton recèle un véritable particularisme. Le culte breton de saint Jean-Baptiste révèle ainsi des surprises : alors qu’il exerce d’ordinaire sa compétence sur les maladies nerveuses et plus particulièrement l’épilepsie — dite dans la plupart des régions françaises “mal saint Jean” —, le Léon, l’ouest du Trégor et le nord de la Cornouaille ne l’invoquent que pour la vue, alors que le Vannetais et le sud de la Cornouaille prolongent l’invocation courante pour les maux de tête »[6] ; peut-être, s’interroge G. Provost, faut-il reconnaître derrière cette spécificité bretonne l’influence du sanctuaire trégorois de Saint-Jean-du-Doigt, « qui aurait diffusé sa propre spécialisation oculaire aux régions qui le fréquentaient le plus régulièrement »[7]. Cependant, l’activité ophtalmologique de saint Jean-Baptiste se retrouve ailleurs, notamment en Tchécoslovaquie où elle est associée à l’armoise, l’une des herbes du saint : ainsi, regarder un feu de la Saint-Jean au travers d’une guirlande d’armoise ou encore placer cette guirlande sur sa tête préserverait des troubles oculaires[8]. Au XVIIe siècle encore, certains en Bretagne se mettaient de l’herbe de saint Jean autour de la tête la veille de la fête, pour se préserver du mal de tête, tradition expressément condamnée en 1659 par le père Maunoir[9] : sans doute ce dernier y voyait-il — comme avant lui le prêtre léonard Euzen Guéguen au sujet de la collecte de « l’herbe d’or » la nuit de la Saint-Jean — des pratiques empreintes de sorcellerie[10].
La spécialisation thérapeutique des saints aboutit à ce que chaque maladie soit désignée par le nom du thaumaturge concerné. Ainsi, en Basse-Bretagne, outre droug sant Briag, « mal de saint Briac », et droug sant Koulm, « mal de saint Colomban », qui, à l’instar de droug sant Yann, « mal de saint Jean », désignent les différentes maladies nerveuses, depuis l’épilepsie jusqu’à la démence, on peut relever les noms de : droug sant Anton, « mal de saint Antoine », l’érysipèle ; — droug sant Fieg, « mal de saint Fiacre », la fistule anale ; — droug sant Itrop, « mal de saint Eutrope », l’hydropisie ; — droug sant Kado, « le mal de saint Cado », les écrouelles ; — droug sant Kirio, « mal de saint Kirio », les furoncles ; — droug sant Tujan, « mal de saint Tujan », la rage ; — droug sant Urlou, « mal de saint Urlou », la goutte ; — droug sant Vaode, « mal de saint Maudez », l’enflure du genou ; — droug sant Weltas, « mal de saint Gildas », la rage, etc. Cette liste ne prétend nullement à l’exclusivité et on pourrait sans doute l’allonger par de nombreux autres noms de saints. De surcroît, elle est établie d’après une source relativement tardive[11], ce qui peut expliquer par exemple que le « mal saint Antoine » désigne ici l’érysipèle et non plus l’ergotisme gangreneux comme c’était le cas aux XIe-XIIe siècles[12] ; mais il faut souligner que, chez les Coptes d’Egypte, saint Antoine était également invoqué à l’encontre de l’érysipèle[13].
Cependant, il faut rappeler avec M. Bloch que de nombreux saints restèrent longtemps dépourvus de spécialisations thérapeutiques, jusqu’à ce que leur soit attribuée, sur la base d’un de ces à peu près linguistiques dont on a beaucoup d’exemples jusqu’à l’époque actuelle, « une aptitude particulière à guérir » telle ou telle maladie[14] : ces spécialisations ont parfois procédé de rapprochements entre le nom du saint et celui de la maladie : en Basse-Bretagne, saint Kirio guérissait les furoncles et saint Urlou la goutte, maladies qui sont respectivement appelées en breton ar goriou et an urlou ; en Haute-Bretagne, les populations francisantes invoquaient saint Méen contre la gale des mains et saint Clair contre les problèmes oculaires ; enfin saint Eutrope était invoqué contre l’hydropisie des deux côtés de la limite linguistique.
Saint Maudez
Par une heureuse disposition, on peut suivre jusqu’à nos jours l’évolution de la spécialité thérapeutique de Maudez depuis l’époque de la rédaction de la première vita du saint, dans les dernières années du XIe siècle ou au plus tard dans les premières années du siècle suivant. Cet ouvrage traite sur le mode utilitaire plusieurs questions qui étaient alors d’actualité : outre procurer aux pèlerins le guide des bonnes pratiques du sanctuaire de l’Île-Modez, il s’agissait pour l’hagiographe d’affirmer la légitimité de la dynastie ducale issue du duc Hoël face aux prétentions de la branche cadette de la maison de Rennes incarnées par Éon de Penthièvre et de rappeler le caractère sacré des biens ecclésiastiques face aux empiètements et aux exactions des laïcs. Le tout est empreint d’un certain « juridisme », qui ne tient pas seulement aux formules que l’hagiographe a reprises de la vita moyenne de saint Tugdual[15] : le soin avec lequel est rapporté comment l’oratoire de saint Maudez avait été régulièrement consacré[16] s’inscrit dans le courant de la pré-réforme grégorienne, initiée par le légat Hildebrand lors du synode tenu à Tours en 1054[17]. A peine si l’épisode d’un démon perturbateur vient introduire un peu de fantaisie dans le récit ; mais là encore l’anecdote n’est pas gratuite et vise essentiellement à « recadrer » quelque tradition populaire, relative peut-être à la vénération d’une « pierre de foudre », aérolithe ou bien pierre taillée de l’époque préhistorique. Enfin, considérant que son ouvrage était un peu court, l’hagiographe l’a complété avec les traditions locales relatives à saint Bothmaël et présenté ce dernier comme un des disciples de saint Maudez.
L’hagiographe explique que les malades souffrant d’infirmités diverses, et plus particulièrement d’infestations de vers, qui viennent sur l’île de Gueldenes où avait été enseveli le saint, doivent prélever dans les fondations de son sépulcre de la terre qu’ils mélangent avec de l’eau et cette mixture qui guérit et fait mourir les vers. A ce stade, nous sommes encore loin de l’invocation contre l’enflure du genou dont il a été fait mention plus haut, même s’il est impossible de préjuger de ce que l’hagiographe rangeait dans la catégorie assez vague des « infirmités diverses ». Quant au procédé par lequel les malades obtenaient leur guérison, il s’agit d’une pratique ancienne et assez commune : Grégoire de Tours déjà cite plusieurs exemples de saints dont on grattait le tombeau pour en recueillir de la poussière ; les textes hagiographiques relatifs à saint Hubert, saint Girard, saint Benoît et saint Bénigne nous apprennent que, pour être administrée aux malades, cette poussière était dissoute dans de l’eau ou bien dans du vin[18], pratique très similaire à celle du vinage[19]. A Poitiers, les mères de famille avaient l’habitude de gratter le tombeau d’un saint réputé guérir des vers et d’administrer la poussière ainsi recueillie à leurs enfants ; une barrière en bois ayant été érigée par le clergé pour empêcher cette pratique, ce fut la poussière grattée sur les barreaux qui servit désormais à la préparation du remède[20].
Les reliques de saint Maudez étaient gardées, nous dit le texte de la première vita, dans une sorte de « monstrance » (custodia), en même temps que la pierre lancée par Maudez contre un démon venu perturber la petite communauté monastique insulaire : ces précisions confortent l’idée que le tombeau était vide ; de plus, il s’agit d’un intéressant témoignage sur la façon dont les populations bretonnes, longtemps frustrées de la présence de reliques corporelles, avaient reporté leur dévotion sur des reliques représentatives et adapté leurs pratiques en conséquence.
Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les miracles de saint Maudez continuaient de bénéficier principalement à ceux qui étaient infestés de vers, mais également aux fistuleux. C’est du moins ce que rapporte son second hagiographe, dans lequel il faut peut-être reconnaître, comme nous l’avons dit, le jeune Yves de Kermartin, alors étudiant à Orléans, et qui confirme la présence sur l’île des reliques de Maudez, conservées en même temps que le projectile dont le saint s’était servi pour chasser le démon.
Un siècle plus tard, vers les années 1365-1370, deux nouveaux témoignages viennent apporter un éclairage précieux mais partiel sur la dévotion dont saint Maudez faisait l’objet au bas Moyen Âge. A l’occasion de l’enquête préalable à la canonisation de Charles de Blois et tandis que le parti de Blois-Penthièvre, fort de son enracinement dans le Trégor, disputait aux ducs de la dynastie de Montfort le monopole du culte des saints locaux, une famille de Ploumagoar et une autre de Ploubezre déclarèrent aux enquêteurs avoir obtenu du défunt prince, à l’invocation de son nom, une intervention miraculeuse[21]. Les bénéficiaires sont des enfants, victimes d’une infection désignée dans les deux cas sous le nom de « mal de saint Maudez » (infirmitas sancti Maudeti) : Yves Hamonou, de Ploumagoar, âgé d’un an, et Guillaume Judicaël, de Ploubezre, douze ans. Les témoins du premier miracle n’ont pas donné de description clinique de la maladie, sans doute parce qu’ils estimaient qu’elle était suffisamment connue par son nom ; mais il n’est pas trop hasardeux de continuer à y reconnaître une infestation de vers, pathologie à laquelle sont particulièrement sujets les enfants en bas âge. On a plus de détails en ce qui concerne le jeune Guillaume Judicaël : il est question d’un mal horrible, ulcéreux et gangreneux, dont les plaies laissaient s’écouler des flots de sang corrompu ; l’aggravation de l’infection avait occasionné chez le petit malade un état de démence, puis finalement la mort[22]. Cette description assez terrifiante rend compte d’un élargissement des pathologies dont Maudez était réputé le saint guérisseur : le second de ses hagiographes ayant évoqué le cas des fistules, on en était arrivé tout naturellement à invoquer le saint à l’encontre de divers abcès d’origine infectieuse.
Au début du XVIIe siècle, perdurait l’usage de diluer dans l’eau un peu de terre prélevée auprès du sanctuaire ; mais, aux dires d’Albert Le Grand en 1636, cette opération avait désormais pour objet de constituer un « antidote et remède très souverain contre les morsures ou piqûres des serpents et toutes sortes de bêtes venimeuses »[23]. Dom Lobineau, qui a travaillé plusieurs décennies après Albert Le Grand, s’en tient pour sa part à l’action vermifuge de cette mixture, laquelle était donnée en traitement aux enfants[24]. Cependant l’Île-Modez n’avait déjà plus à cette époque le monopole d’une telle pratique : à Trans-sur-Erdre, en 1686, dans la chapelle qui lui est consacrée, le mauvais état du cul-de-lampe de la statue du saint, honoré sur place sous le nom de Mandé[25], ayant attiré l’attention de l’archidiacre de Nantes, ce dernier apprit alors du clergé local que « les femmes qui venaient faire voyage en ladite chapelle pour obtenir la guérison du mal de ventre de leurs enfants (…) emportaient avec elles la raclure de ladite pierre pour leur faire prendre avec leur bouillie »[26].
Ces différentes approches permettent de rendre compte de l’élargissement du domaine d’intervention de saint Maudez « à la plupart des plaies, à l’enflure du genou et aux rhumatismes moyennant un rite complexe, l’un des rares qui soient réellement propres à la Bretagne : l’application sur le mal d’un ver et d’un cataplasme de terre prélevée sous l’autel ou la statue du saint, ou encore aux abords de sa fontaine »[27] ; pratique qui était attestée au XIXe siècle dans de nombreux lieux où saint Maudez recevait un culte, en Goëllo, en Trégor, en Léon et en Cornouaille[28].
Les Bretons rendaient un culte à saint Maudez dans de très nombreux sanctuaires (au moins une cinquantaine) : on a déjà mentionné l’église de Henvic, dans le diocèse de Léon ; en Cornouaille, Maudez était le second patron de l’église du Juch, intéressante précision qui renvoie aux origines familiales d’Yves de Kermartin[29] et à ses travaux hagiographiques[30]. Dans le diocèse de Vannes, saint Maudez avait remplacé à Lanvaudan, en qualité de patron de l’église, l’éponyme de la paroisse, saint Maudan. Saint Maudez était également le patron, dans le diocèse de Saint-Malo, de l’église de l’ancien prieuré-cure qui portait son nom, près de Corseul ; mais c’est à la Croix-Helléan qu’il faisait l’objet d’un culte assidu, marqué à l’époque moderne par l’existence d’un pèlerinage[31]. Enfin l’abbaye de Beauport, au diocèse de Saint-Brieuc, conservait au bas Moyen Âge la relique insigne du crâne de saint Maudez, laquelle a passé depuis dans le trésor de l’église paroissiale de Plouézec.
En indiquant qu’il leur avait fallu conduire le nourrisson « à l’église de ce saint » (ad ecclesiam ejusdem sancti) [32], les parents du petit Yves Hamonou faisaient-ils allusion à la chapelle édifiée par les religieux de Bégard sur l’Île-Modez, ou bien à un autre sanctuaire trégorois où Maudez faisait l’objet d’une vénération particulière ? Tel était le cas de l’église paroissiale de Hengoat : endommagée lors de la guerre de succession de Bretagne, elle avait fait l’objet en 1380 d’une bulle d’indulgences du pape, destinée à favoriser sa restauration en encourageant la venue de pèlerins[33] ; en 1437, puis à nouveau en 1450, les prélats qui siégeaient alors à Tréguier ont confirmé le caractère d’obligation à Hengoat de la fête de saint Maudez[34]. Ce dernier paraît avoir été également vénéré dans la paroisse de Quemperven : l’église conserve un très original livre-reliquaire, daté 1425, contenant douze reliques, dont une de saint Maudez[35] ; et un hameau, associé à une mystérieuse chapelle placée sous l’invocation du Christ, porte encore le nom de Saint-Maudez[36]. Le souvenir de ces traditions anciennes fut ravivé à l’époque moderne par le culte populaire dont a fait l’objet un prêtre particulièrement estimé, Maudez-René Le Cozannet (1666-1720), que les Trégorois ont confondu dans une même dévotion avec son saint patron, au point d’attribuer à la terre de son tombeau les mêmes vertus thérapeutiques[37].
©André-Yves Bourgès 2011
A. de Sérent, Monuments du procès de canonisation du Bienheureux Charles de Blois, Saint-Brieuc, 1921, p. 365-366 et 420.