En marge de travaux menés sur les
saints de l’abbaye de Beauport, les origines et la destinée de la communauté
canoniale antérieure, installée sur l’île Saint-Rion, font ci-dessous l’objet d’une nouvelle
tentative d’éclairage dont les conclusions provisoires s’avèrent déjà prometteuses :
ces chanoines venaient vraisemblablement de Sainte-Croix de Guingamp et la
proximité de l’abbaye dont ils étaient sortis avec la cour comtale ne les
désignait probablement pas comme les plus aptes à renouer avec une forme de vie semi-érémitique.
La filiation victorine de Saint-Rion s’avère indirecte et
méconnue : elle passe en effet vraisemblablement par Sainte-Croix de
Guingamp, à qui une bulle de 1190 reconnaît à cette date la possession de l’île
de Guirguenis ;
l’abbaye guingampaise avait reçu en 1134 son abbé et ses premiers chanoines de
Bourg-Moyen, à Blois,
laquelle suivait depuis 1122 la règle augustinienne
selon l’usage de Saint-Victor de Paris.
Il faut donc reconnaître des chanoines de Sainte-Croix établis sur l’île
Saint-Rion dans « les frères de ce lieu » (fratribus illius loci), qui sont les bénéficiaires d’une donation
d’Alain, fils du comte Henri, en 1189 ou 1190,
de même qu’il convient de noter que, dans cet acte, il n’est pas (encore) question
d’une abbaye. L’établissement d’une communauté canoniale dotée d’une véritable
autonomie paraît être de peu postérieur ; mais l’acte qui rapporte cette fondation
n’est malheureusement pas daté : outre qu’il est attesté, entre autres
signataires, par l’abbé de Sainte-Croix, on y trouve la confirmation du nom
porté par l’île (Guirvinil, probable
cacographie pour *Guirvinis),
qui figure à nouveau dans les actes relatifs aux débuts de Beauport (Guervenes). Ces différentes leçons du toponyme, corroborées en 1198 par la forme
hypercorrigée de la chancellerie épiscopale (Karoennes),
orientent, comme le suggère B. Tanguy, vers une étymologie « île
rude » (*Garvenez),
qui n’est pas sans rappeler le nom d’« île sauvage » (Gueldenes), donné par l’hagiographe de Maudez à l’espace sanctifié
par son héros : ainsi apparaît entre les deux lieux concernés, au-delà de
ce qui concerne leur commune destinée religieuse, une nouvelle expression de ce
que l’on pourrait désigner comme un ‘jumelage’.
Par ailleurs, l’explication du
départ des chanoines de Saint-Rion telle qu’elle est donnée par l’abbé Tresvaux
—« ne s'étant sans doute pas trouvés bien, ils se seront en allés »—
mérite peut-être mieux que la raillerie suscitée par son apparent simplisme :
en effet, à l’époque de la fondation de l’abbaye insulaire, les chanoines de
Sainte-Croix étaient à Guingamp, comme ceux de Bourg-Moyen, à Blois, ou de
Saint-Victor, à Paris, les héritiers d’une tradition déjà vieille de plus d’un
demi-siècle de vie urbaine, ou du moins péri-urbaine. Le renfermement sur une
île de la côte nord, sans doute voulu par ceux d’entre eux que tentait une
expérience semi-érémitique, inspirée du « modèle de sainteté »
proposé par l’hagiographe de Maudez et, peut-être, par la tradition populaire
relative à Rion, était très éloigné du mode de vie qui avait cours dans les
parages immédiats de la cour comtale : on sait qu’à l’instar de ce qui
s’observait à Paris ou à Blois où les chanoines de Saint-Victor et de
Bourg-Moyen bénéficiaient des faveurs des souverains et des puissants, Moyse, qui
succéda à Jean comme abbé de Sainte-Croix, était le chapelain de Havoise,
épouse du comte Etienne et que les chanoines disposaient en ville, à côté de la
porte de Rennes, d’une maison qui avait jadis appartenu à la comtesse.
Au surplus, comme l’a souligné avec finesse Stéphane Morin, les chanoines de
Saint-Rion avaient commis une « erreur fatale » en installant leur
abbaye sur l’île, leur activité, autant pastorale qu’économique, ayant
évidemment besoin de disposer d’une solide « assiette
continentale » ; cette mésaventure allait à l’évidence servir de
leçon à leurs successeurs, car on constate que « le domaine maritime de
Beauport n’était que le prolongement de ses possessions terriennes ».
Si l’on souhaite, au-delà des arguments avancés ci-dessus,
une confirmation de l’origine guingampaise de la communauté canoniale installée
sur l’île Saint-Rion, il suffit de constater que les différends qui devaient par la suite opposer les chanoines de
Sainte-Croix et ceux de Beauport tenaient exclusivement aux possessions et aux
droits réclamés par les premiers aux seconds dans les paroisses de Plouézec et
de Pordic : en faisant bon marché, au profit de Beauport, des biens jadis
accordés à Sainte-Croix dans les paroisses en question par ses grands-parents,
le comte Etienne et la comtesse Havoise, comme on l’a dit, et aussi par son père, le comte Henri,
Alain s’était rendu coupable d’une véritable spoliation, à l’instar de celle
dont, au point de vue de son autorité diocésaine, l’évêque de Dol, déjà affaibli
par la récente condamnation de ses prétentions métropolitaines, avait eu à
pâtir ; cependant, s’agissant là d’aspects avant tout matériels, les deux
abbayes augustiniennes semblent être parvenues à liquider leur contentieux sans
dommages excessifs, mais au prix de procédures étalées sur près d’un
demi-siècle.