La Société
archéologique du Finistère peut
s’enorgueillir d’avoir (re)lancé en ce tout début d’année le débat sur les
origines de la Bretagne : cette vénérable institution a choisi pour ce
faire de donner à lire aux lecteurs de son Bulletin
de l’année 2013, dans une traduction fidèle et élégante de P. Galliou, son
président, la première partie d’un article de Ms
Caroline Brett sur les migrations bretonnes,
ainsi que le compte-rendu du livre du regretté Bernard Merdrignac, D’une
Bretagne à l’autre, ouvrage-testament
dont notre propre recension a paru
dans les Annales de Bretagne et des pays
de l’Ouest.
Nous avons eu précédemment l’occasion de souligner combien, au-delà de la forme parfois un peu abrupte
du propos, les critiques méthodologiques de C. Brett à l’égard des chercheurs
de langue française, essentiellement continentaux, qui, dans un passé récent,
ont travaillé sur ce sujet, pouvaient à l’occasion se révéler pertinentes et
nourrir le débat ; mais encore faut-il qu’il y ait débat et, si les
remarques et correctifs apportés par C. Brett sont souvent utiles et enrichissants,
il leur arrive parfois de verser dans l'ornière de l'hypercritique dont on
croyait et espérait que l'historiographie de cette période était définitivement
sortie : « tout autant que d’“hypercritique” et d’“histoire
positiviste” », avait écrit B. Merdrignac à la suite de notre notule, « il
me semble que l’on assiste à un retour en force de l’“école méthodique” »
et à cet égard, ajoutait-il
malicieusement, « il est instructif, comme tu le proposes, de mettre en
regard les assertions de C. Brett avec les méthodes préconisées par C.-V.
Langlois et C. Seignobos dans l’Introduction
aux études historiques » ;
nous n’aurons pas la délicatesse de Bernard qui omettait à cette occasion de
rappeler que la publication de ce dernier ouvrage remonte à 1898 !
La relecture de l’article de C.
Brett traduit en français, nous a conforté dans l’opinion que nous nous en
étions fait à la lecture de sa version originale ; mais elle nous suggère
deux nouvelles remarques, en forme de questionnement.
***
Notre première interrogation se situe sur le terrain méthodologique où C.
Brett s’ingénie à montrer l’inanité de la « doxa de l’historiographie de langue française » concernant les
migrations bretonnes. Nous nous demandons si C. Brett ne serait pas elle-même
la victime d’une forme d’aveuglement analogue à celui dont elle accuse ses
collègues continentaux : en résumant la problématique de la recherche à
comment « des chercheurs disposant de données très insuffisantes se
doivent de rendre compte de la manière dont une minorité d’immigrants réussit à
imposer une identité nouvelle, et encore plus une langue différente, à une
population bien plus nombreuse et occupant une très vaste zone », C. Brett
n’impose-t-elle pas l’un de ces « modèles interprétatifs démodés »
dont elle dénonce, souvent à bon droit, l’impact sclérosant ? Pourquoi
préjuger en effet de ce que fut l’apport des immigrants bretons aux habitants
de la péninsule armoricaine alors que, dans la suite de son propos, C. Brett
met tous ses efforts à démontrer que nous ne savons rien, ou presque, de la
situation culturelle et linguistique locale à l’époque, d’ailleurs incertaine,
de ces migrations ainsi que de la nature de celles-ci et de leurs circonstances
exactes ? F. Falc’hun avait jadis fait remarquer combien une telle
préconception, fortement connotée d’un point de vue idéologique, était
préjudiciable à une approche renouvelée de l’histoire de la Bretagne. Certes,
le nom et les travaux de ce chercheur font l’objet d’une rapide mention dans le
reste de l’article encore inédit en français ; mais il est patent que C.
Brett se conforme en la matière à la doxa
‘bretoniste’, en dépit de l’influence que les hypothèses, parfois discutables
mais souvent fécondes, de F. Falc’hun ont exercée sur la réflexion de
spécialistes de la question, parmi lesquels il faut mentionner Bernard Tanguy.
C. Brett va plus loin quand
elle prétend opposer l’attitude innovante des historiens, majoritairement
insulaires, qui, dans le cadre de leurs recherches sur « la transition entre
les monde romano-britannique et anglo-saxon », ont « mis au point et
testé toute une série de modèles » — dont elle reconnaît loyalement
qu’aucun n’a apporté de « réponse définitive au problème posé » et parmi
lesquels elle mentionne « génocide, “effondrement des systèmes”, “domination/émulation
des élites”, “apartheid” » — à la position paresseuse des « spécialistes
de la Bretagne du haut Moyen Âge » qui, réputés incapables de se
soustraire à l’influence de Léon Fleuriot, « paraissent se contenter de
demeurer, en lui apportant quelques modifications mineures, à l’intérieur du
modèle » élaboré par ce chercheur. Il serait facile de rappeler à C. Brett
que Joseph Loth et Arthur de la Borderie, dont elle mentionne d’ailleurs les
noms, et plusieurs autres auteurs des XIXe et XXe
siècles, dont les hypothèses prolongeaient des théories plus anciennes encore,
avaient en leur temps proposé des modèles de « solution de
continuité » qui, sous bien des aspects, apparaissent comme les précurseurs
de ceux dont elle fait rappel. En outre, le ‘modèle Fleuriot’ n’a jamais
constitué un summum indépassable, même pour les disciples de ce chercheur, et
il a fait très tôt l’objet de critiques virulentes au sein même de la
communauté scientifique bretonne, notamment par Hubert Guillotel ; dans une notule spécifique, nous avons pour notre part émis, à la suite de J.-C.
Poulin, des réserves sur la manière dont L. Fleuriot avait utilisé l’abondant
matériau hagiographique breton.
***
Notre seconde interrogation s’inscrit
dans le cadre même de la production hagiographique bretonne et porte sur les
rapports entre littérature et oralité : au-delà de la nécessaire critique de ce
type de sources, dont C. Brett n’a évidemment ni la primauté, ni l’exclusivité,
puisque les hagiologues, depuis longtemps, savent que les textes concernés apportent
moins de renseignements sur l’histoire du saint que sur « l’histoire de
son histoire », sans parler de l’hypertrophie de la dimension littéraire,
souvent d’origine livresque, de ces ouvrages, remarquablement mise en évidence
par J.-C. Poulin dans son récent Répertoire consacré à la production bretonne, peut-on supposer que cette épopée sainte, à
caractère manifestement ‘national’, composée pour l’essentiel au IXe
siècle, à laquelle contribuent, chacun selon ses moyens, les hagiographes du
haut Moyen Âge, soit sortie ex nihilo
de leurs cerveaux fertiles, sans aucun recours aux traditions orales qui
avaient cours à leur époque ? Plus encore, alors même que « les
données concernant la transmission des textes et la paléographie confirment ce
que révèle la toponymie des contacts étroits et continus entre la Bretagne et
le monde celtique insulaire du VIe au IXe siècle »,
comment les acteurs de ces circuits d’échanges auraient-ils pu empêcher que les
traditions orales ne les empruntassent, à l’instar des noms de lieu qui
tiraient de ces dernières l’essentiel de leur substance ?
C. Brett croit pouvoir
balayer ce qui, pour elle, « relève de la pure fantaisie » en citant une
phrase empruntée à l’ouvrage célèbre de Walter J. Ong, Orality
and Literacy (« les
sociétés de tradition orale vivent […] dans un présent qui conserve son
équilibre ou son homéostase en éliminant des souvenirs qui n’ont plus aucun
lien avec ce dernier »), dont il faut souligner que le texte original, où
l’auteur a recours à la locution adverbiale very
much, donne beaucoup plus l’impression d’un simple constat que celle d’un
indiscutable postulat (oral societies live
very much in a present which keeps itself in equilibrium or homeostasis by
sloughing off memories which no longer have present relevance). Peu importe
au demeurant, car la problématique se situe évidemment ailleurs : les
traditions orales anciennes n’étant connues en Occident que par des monuments
écrits, elles sont donc toujours indissociables de l’écriture ; et, comme
le rappelle Olivier Fournout dans un article intitulé Diatextes,
pour être écrites, elles « ont demandé des écrivains », réflexion qui
dépasse de très loin l’apparente lapalissade de son énoncé. A un certain moment
donc, l’écriture a fixé/figé telle ou telle tradition orale dont le terminus ad quem se trouve ainsi établi de facto — du moins pour autant qu’on
puisse déterminer l’époque, sinon la date de cette transcription — mais dont le
terminus a quo peut être évidemment beaucoup
plus ancien ; et, compte tenu de l’existence de ces courants d’échanges
entre l’île et le continent rappelés par C. Brett, la tradition orale dont il
s’agit peut avoir été transplantée d’un côté à l’autre de la Manche,
contribuant ainsi à la permanence d’un fonds culturel commun, dont les
hagiographes ont avec vigilance conservé la mémoire. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il nous semble que les brevets d’insularité
(réelle ou supposée) décernés à nombre de saints bretons témoignent de cette
permanence ‘mémorielle’ : si personne ne s’était avisé d’en fixer le
souvenir par l’écriture, la tradition orale aurait sans doute fini par les
oublier ; mais ils ont été préservés dans le cadre de contacts (r)établis entre
les communautés qui, des deux côtés de la Manche, rendaient un culte aux
personnages concernés. En même temps, il s’agissait pour les hagiographes de ne
pas méconnaître l’existence de saints nés sur le continent. Or, un tel effort
d’actualisation des données peut être constaté au lendemain du long exil des
élites bretonnes en Angleterre, quand, à la charnière des Xe- XIe
siècles, se met en place en Bretagne le réseau des sanctuaires en loc- (du latin locus), dont certains titulaires se voient alors gratifiés
d’hagiographies faisant état de leur origine insulaire : sont notamment
concernés Gildas, pour qui cette origine allait évidemment de soi, mais aussi
Gudwal, Gurthiern ou encore Maudez et Ronan qui sont donnés pour irlandais. A
l’inverse, dans le cas de Guenhaël ou dans celui de Mélar, le saint est
explicitement présenté comme né en Bretagne. L’exemple de la vita
ancienne de Maudez est d’autant plus intéressant que, centré sur le sanctuaire
primitif de l’Île-Maudez, ce texte pourrait être sortie de la même plume que la
vita d’Efflam, saint honoré à Plestin où il existait un toponyme Locmaudez.
En tout état de cause, la
mise en œuvre tardive de ces différents textes doit être interprétée comme l’aboutissement d’un long
processus de maturation, dans lequel ressourcement et réactivation de
traditions ont généré des flux d’informations croisés. Les loci dont il est question, distincts des loca comme nous l’avons exposé dans un travail à paraître sur les
communautés rurales bretonnes médiévales, sont avant tout des « lieux de
mémoire », précieuse et précise topographie du culte des saints éponymes.
Principaux relais de cette mémoire, les « habitants du lieu »
(l’expression habitatores loci figure
dans la vita de Méen) jouent un rôle
de premier plan que leur reconnait explicitement l’hagiographe : plus que
jamais à la recherche d’un « effet de réel » (R. Barthes), il fait
référence aux « indigènes » qui vivent dans le voisinage du saint,
comme c’est le cas en ce qui concerne Ronan (coeperunt omnes regionis illius indigenae sanctum Ronanum veluti sui
custodem assidue frequentare, venerari, laudare et magnificare) et en
appelle dès lors au souvenir conservé par leurs descendants, dont il vient
ainsi investir/subvertir/enrichir la mémoire au profit du culte dont le saint
fait l’objet, dans une double perspective de sacralisation de l’espace et de
territorialisation ecclésiastique. Parfois, le souvenir, sans doute soumis au
processus ‘homéostatique’ décrit par W. J. Ong, a eu besoin d’être ‘ravivé’ au sein de
populations locales : l’ermite Urphoëd s’était retiré dans la « forêt
appelée Profonde » (silvam nomine Dunam),
où il demeurait en compagnie des animaux sauvages ; à l’entour de
l’ermitage devenu, après la mort de son occupant, le lieu de sa sépulture,
personne ne s’avise plus de ramasser le bois tombé à terre ̶ détail mentionné dans la vita
d’Efflam à propos de l’ermitage où avait vécu Gestin, l’éponyme de Plestin ̶ et,
la frondaison cédant alors sa place au hallier, la mémoire des lieux s’estompe.
Sauf dans le souvenir des « porchers » (porcarii) qui s’offrent pour aider Hervé à retrouver les vestiges
de l’ermitage d’Urphoëd : en effet, outre les animaux sauvages qui, malgré
les haies dressées, viennent à l’occasion piétiner les terres nouvellement
essartées, ces déserts forestiers s’avèrent parcourus par les troupeaux du
comte ou du seigneur. Cette anecdote pourrait bien renvoyer à une situation
vécue par l’hagiographe ; elle s’apparente en tout cas à un véritable exemplum : déjà dans la vita de Paul Aurélien composée par
Wrmonoc en 884, figure le gardien des porcs du comte Withur, qui joue ce rôle
de guide auprès du saint et lui fait découvrir la citadelle désertée où ce
dernier établira le chef-lieu épiscopal ; mais l’anecdote est ici combinée
avec un topos hagiographique qui
figure notamment dans la vita de
Vaast par Jonas de Bobbio. On conçoit sans peine qu’il y aurait sans doute plus
et peut-être mieux à dire sur les traditions orales que ne l’a fait C. Brett.
***
Quoi qu’il en soit, il faut
féliciter la Société archéologique du Finistère d’avoir procuré la traduction
française de l’article en question, dont on attend avec impatience la
publication de la seconde partie. Qu’on nous permette, en ce début d’année, d’émettre
un vœu : bientôt trente années se sont écoulées depuis le colloque
organisé en 1985 à Landévennec pour
le 15e centenaire de l’abbaye, colloque dont l’historiographie aura
un jour à mesurer l’impact sur les études médiévales bretonnes ; il est
donc temps de procéder à un nouvel état des lieux, qui nous permettra à tous,
et à C. Brett en particulier dont un article figure dans les actes de ce
colloque, de mesurer l’ampleur du chemin parcouru en l’espace d’une génération.
André-Yves Bourgès ©2014