Cette notule, déjà ancienne, constitue notre première contribution à la
célébration du 6e centenaire de la mort du prédicateur ; elle reprend partiellement
l’hypothèse que nous avions développée en 2005 sur l’ « ultime mission diplomatique de Vincent Ferrier ».
Leurs biographes font souvent
référence à la prédication dont les novi sancti bretons ont fait grand
usage ; encore faut-il tenir compte des gradations subtiles dans le
jugement porté par les témoins sur la qualité de ces démonstrations : à ce
hit parade, saint Yves figure en excellente place, car son éloquence et
sa flamme disqualifiaient les prêches, sans doute un peu ronronnants, distillés
lors des « pardons » trégorois par les dominicains de Guingamp ou
ceux de Morlaix[1].
A l’inverse, c’est incontestablement un fils de saint Dominique, saint Vincent
Ferrier, qui rallie les suffrages des Bretons quand il est question de
prédication : constatation qui ressort à l’évidence de la lecture du
procès-verbal de l’enquête locale et qui étonne d’autant plus que le personnage
d’une part ne maîtrisait pas la langue bretonne, d’autre part ne s’exprimait
que dans un français très largement mâtiné de dialecte catalan, difficilement
accessible en conséquence aux francophones du duché[2] ;
d’ailleurs, cet étonnement était déjà partagé par les enquêteurs, comme
l’attestent plusieurs témoignages où il est fait « allusion au problème
linguistique spécifique soulevé par une prédication entreprise par un étranger
venu de très loin, des marges méditerranéennes de la chrétienté occidentale, à
destination de la généralité du peuple chrétien de l’endroit »[3].
Sur la foi de témoignages suffisamment
explicites, Jean-Christophe Cassard a proposé une explication assez
satisfaisante du phénomène : il insiste sur le fait que les prêches de
Vincent étaient d’autant mieux compris de son auditoire qu’ils étaient
soulignés par une gestuelle très appuyée et un phrasé bien particulier[4].
Peut-être même faut-il supposer que le dominicain s’exprimait exclusivement en
latin et que son discours était relayé, en traduction simultanée, par d’autres
religieux : une telle disposition, avec un orateur principal et des
« porte-voix » répartis dans la foule des auditeurs, est tout à fait
caractéristique de la prédication mendiante ; mais il est clair que, pour
les Bretons de l’époque et en particulier les bretonnants, leur inexplicable
propension à comprendre des paroles prononcées dans une langue étrangère
s’inscrit dans le processus miraculaire sur lequel on les invite à témoigner[5].
En tout état de cause, au delà d’une
véritable dramaturgie, — Vincent est en scène, debout sur une estrade,
largement visible de la foule et, comme on l’a dit, il utilise pour faire
passer son message plus encore le mime que les effets rhétoriques, — dramaturgie
qui se répète aux différents endroits visités par le futur saint et qui plait
beaucoup aux spectateurs, l’itinéraire breton du prédicateur aragonais est une
« superproduction » voulue et commanditée par Jean V dans le contexte
d’un renouveau de tension entre la France et l’Angleterre[6].
Il convient bien sûr de ne pas compter pour rien « la piété personnelle du
duc et de son entourage »[7],
en particulier de la duchesse, Jeanne de France, dont le rôle est sans doute
plus important qu’il n’y paraît[8] ;
il convient également de resituer le périple breton du futur saint — périple
qui, contrairement aux assertions d’Albert Le Grand[9],
paraît avoir ignoré plusieurs des étapes de l’hypothétique pèlerinage
circulaire aux Sept-Saints de Bretagne, et s’être limité en fait à l’est de la
péninsule[10]
— dans la plus large perspective de ses différentes tournées de prédication
dans le royaume de France, dont incontestablement relevait le grand fief
breton. Mais le sens politique dont Jean V a su faire preuve, à la suite de son
père, dans sa captation de l’idéologie mystico-monarchique de Charles de Blois,
basée sur le culte de saint Yves et des saints « dynastiques », se
retrouve ici dans son choix des agents de diffusion de la pensée
montfortiste : les religieux plutôt que les laïcs, les réguliers plutôt
que les séculiers, les ordres mendiants plutôt que les ordres traditionnels,
les dominicains enfin plutôt que les franciscains ; et parmi les
dominicains, Vincent, le plus célèbre d’entre eux à son époque.
Dans ce contexte, le détour par la
Normandie, à la demande du roi d’Angleterre Henri V, prend un singulier relief[11] :
« cette escapade normande » (J.-C. Cassard) fait entrer Vincent de
plain-pied dans le domaine de la politique internationale, car il est clair que
le dominicain fut alors chargé d’une mission que le monarque anglais répugnait
à confier à un membre de son personnel diplomatique, et surtout à faire
exécuter au grand jour ; mission préparatoire à la rencontre entre le duc
de Bretagne et Henri V, laquelle eut lieu à Rouen en mars 1419, en présence de
Vincent[12].
Les négociations anglo-bretonnes aboutirent finalement à la signature, le 19
mars, d’une trêve entre les deux princes ; mais Jean V, s’il sut faire
échec à la volonté anglaise de l’entraîner dans une alliance offensive contre
le roi de France, avait malgré tout échoué dans sa tentative de réconciliation
entre ses deux puissants voisins. Peu après son retour à Nantes en compagnie du
duc, Vincent, très affaibli par l’âge et la maladie, prit le chemin de la
Catalogne, car ses familiers le pressaient d’aller finir ses jours dans son
pays natal ; mais, selon les témoins de son procès de canonisation, un
signe miraculeux lui fit comprendre qu’il ne devait pas quitter la Bretagne.
Vincent s’en revint alors à Vannes où il mourut le 5 avril 1419, dans la maison
d’un certain Dreulin, en présence notamment de la duchesse[13].
Son corps demeura exposé deux ou trois jours dans la cathédrale, le temps
d’obtenir du duc, demeuré à Nantes, l’autorisation d’inhumer le dominicain sur
place[14].
©André-Yves
Bourgès
[1] Arthur de La Borderie, Jacques
Daniel, R.P. Perquis et Dauphin Tempier (éd.), Monuments originaux de
l’histoire de saint Yves, Saint-Brieuc, 1887, p. 71-72 (témoin 28).
[2] Pierre-Henri Fagès, Procès de
la canonisation de saint Vincent Ferrier, pour faire suite à l’histoire du même
saint, Paris-Louvain, 1904, p. 9, 31, 74.
[3] Jean-Christophe Cassard,
« Vincent Ferrier, le breton et les Sahraouis », Bulletin de la
Société archéologique du Finistère, t. 125 (1996), p. 341.
[4] Ibidem, p. 342.
[5] P.-H. Fagès, Procès de la
canonisation de saint Vincent Ferrier…, p. 20, 32.
[6] J.-C. Cassard, « Le légat
catéchiste. Vincent Ferrier en Bretagne (1418-1419) », Revue historique, 122 (1998), n° 2, p. 328-329.
[7] Ibidem, p. 326.
[8] Albert Le Grand dit de la
duchesse qu’elle était la « fille spirituelle » de Vincent Ferrier.
La piété de Jeanne de France était notoire ; elle communiqua sa foi
ardente à Françoise d’Amboise, qu’elle avait accueillie à la cour ducale en 1431 :
la future bienheureuse, bien qu’elle n’eût guère plus de trois ou quatre ans à
cette époque, était déjà fiancée au jeune Pierre de Bretagne, fils cadet du duc
et de la duchesse.
[9] J.-C. Cassard, « Le légat
catéchiste. Vincent Ferrier en Bretagne (1418-1419) », qualifie les dires
d’Albert Le Grand en l’occurrence de « plus que suspects » et fait
grief à La Borderie de les avoir utilisés pour « reconstituer les étapes
de l’itinéraire du saint à travers le duché ».
[10] Ibidem, carte p. 331,
présentée (p. 330) comme « un essai de reconstitution de l’itinéraire
parcouru, certainement fort incomplet pour les petites localités situées en
dehors de la zone d’attraction vannetaise d’où provient la majorité des témoins
sollicités ». Il faut également remarquer que le déplacement de Vincent à
Tréguier ne fait l’objet que d’une seule mention, rapide et allusive.
[11] P.-H. Fagès, Procès de la
canonisation de saint Vincent Ferrier…, p. 96 (témoin 57), p. 194-196
(témoin 235), p. 216-217 (témoin 257), p. 218-219 (témoin 261), et p. 246-247
(témoin 296).
[12] Ibidem, p. 9 (témoin 2).
Le témoin en question, maître Prigent Ploevigner, lequel paraît
particulièrement informé sur ces événements, indique que Vincent, à la demande
expresse du duc de Bretagne, était allé avec ce dernier en Normandie, ce qui de
toute évidence ne peut se rapporter qu’à l’épisode rouennais ; c’est
d’ailleurs ce qu’affirme explicitement une chronique anglaise de 1513 :
voir G. Peyronnet, « L’étrange rencontre d’un conquérant dévot et d’un
prédicateur messager de paix : Henri V d’Angleterre et saint Vincent
Ferrier (1418) », Revue d’histoire ecclésiastique, t. 87 (1992), n°
3-4, p. 663-680.
[13] P.-H. Fagès, Procès de la
canonisation de saint Vincent Ferrier…, p. 11 (témoin 2).
[14] Ibidem, p. 21 (témoin 6).