24 juillet 2020

Sur deux textes en vers du dossier hagiographique de Tugdual


A plusieurs reprises, notamment à l’occasion de notre étude sur les origines de l’évêché de Tréguier[1], nous avons utilisé les pièces du dossier hagiographique de Tugdual, dont l’accès nous a été grandement facilité par la nouvelle édition des trois vitae du saint,– brève [BHL 8350], moyenne [BHL 8351], longue [BHL 8353], ainsi désignées en fonction de l’étendue de leur texte respectif[2], – assortie d’une précieuse traduction française tout à la fois élégante et précise, que l’on doit à  Fabrice Kerlirzin[3]. La qualité de son travail fait d’autant plus regretter que ce chercheur n’ait pas inclus dans son  édition l’office du saint, conservé dans un manuscrit du XVe siècle[4], ainsi que la courte pièce versifiée [BHL 8352] qui figurait dans la partie la plus ancienne (XIIe siècle) d’un lectionnaire du chapitre de la cathédrale de Chartres, hélas détruit en mai 1944[5] ; heureusement, les 88 vers en question avaient fait l’objet d’une transcription par les Bollandistes en 1889[6].

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Ce carmen, comme l’ont désigné les Bollandistes[7], apparaît comme un résumé assez sec de la vie du saint ; mais il ne s’inspire pas directement de la vita moyenne, dont pourtant une version le précédait dans le manuscrit concerné. En effet, si l’ensemble avait fait l’objet d’un découpage en 9 leçons, dont le carmen formait la neuvième et ultime lectio, on note que le versificateur évoque un miracle du saint qui, précisément, ne figure pas dans la vita moyenne ; or, le bénéficiaire de ce prodige, un certain Gemeon, présenté ici comme gravement fébricitant (messile pestiferum febris pervaserat unum/acriter astrictum Gemeontem nomine factum)[8], porte le même nom que le miraculé, parisien lui aussi, qui, dans la vita longue, souffre quant à lui de paralysie (Vrbem autem introeunti quidam clari sanguinis nomine Gemion lectulo defertur medioque vico multis circumstantibus deponitur. Cui miseranda paralysi dissoluto nullum penitus membrum competens praebebat officium, cujus vita domesticis habebatur odiosa)[9]. Pour autant que l’on admette, avec la majorité des critiques, que la composition de la vita longue est postérieure de quelques décennies à celle de la vita moyenne, voilà qui permet de conclure assez péremptoirement, ou bien (hypothèse A) que le poète a travaillé entre la composition de ces deux ouvrages, ou bien (hypothèse B) qu’il était plus tardif que leurs auteurs respectifs. Au reste, l’adjectif pestifer a pu inspirer l’emploi des termes pestis et pestilentia dans la vita longue, à moins que ce ne soit l’inverse.

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Le dossier hagiographique tugdualien contient une autre pièce en vers, intégrée au texte de la vita longue  et qui est généralement attribuée à l’auteur de cette dernière. Si l’hypothèse est tout à fait recevable, d’autant que le savoir-faire littéraire de l’hagiographe est indéniable, elle n’est cependant pas irréfragable : certes, les 40 vers en question sont souvent présentés comme venant en quelque sorte « doubler » et donc renforcer le récit qui figure dans le texte en prose ; mais on peut tout aussi bien préconiser que l’écrivain s’est inspiré à cette occasion d’une source externe, dont il a choisi d’insérer un des plus beaux morceaux dans son propre ouvrage. D’ailleurs, le passage est introduit par la désignation assez vague de « plaintes de cette sorte » (hujusmodi questibus) : nous avons affaire en l’occurrence à la déploration des fidèles d’une église qui, accablés de divers maux, supplient Dieu trinitaire de leur rendre leur pasteur, un si grand prélat dont ils ont négligé l’avertissement (Sprevimus, heu tanti pontificis monitus). Mais quelle est cette église ? Nous l’ignorons. Le nom de Tugdual n’apparait pas, non plus que tout autre anthroponyme ou toponyme qui nous situerait en Trégor, ou du moins en Bretagne. Et faut-il comprendre que le prélat se trouve momentanément éloigné de ses ouailles, ou bien au contraire que cette séparation est définitive à moins qu’une intervention divine ne permette son retour ici-bas ? Quant aux malheurs dont la population est frappée, ils sont identiques à ceux que, sous la plume de Sophocle, les Dieux avaient déchainés sur Thèbes au temps d’Œdipe : au surplus de la maladie, il faut ainsi compter la famine et le dépérissement, aggravés par la stérilité de la nature, des animaux et des hommes. Ce tableau n’a donc pas pour objet d’offrir une description véritablement réaliste de la situation, mais s’inspire d’un topos littéraire ancien et durable, dont les recyclages successifs devaient assurer la fortune : on sait combien l’hagiographie a joué, à l’époque médiévale, un rôle important dans ce genre de processus. En tout état de cause, il serait vain d’y rechercher un témoignage sur la peste en Bretagne au Moyen Âge, même si le poète évoque une « cruelle épidémie » (dira lues). En revanche, l’épisode fortement marqué au coin du fantastique, dont fait état l’auteur de la vita longue à propos de la calamité qui aurait frappé le Léon au temps de Paul Aurélien, rend paradoxalement un incontestable son de vérité, sans doute pour transposer sur un mode historico-légendaire des événements assez proches de la période de rédaction de la vita longue : à l’instar de l’anecdote mettant en scène Martin, évêque de Tréguier au milieu du XIe siècle, qui obtient de Tugdual un miracle lors de sa visite épiscopale dans la paroisse de Plouigneau, cet épisode s’inscrit manifestement au soutien des revendications trégoroises à l’époque où le territoire diocésain tendait à s’étendre vers l’ouest au détriment de celui de Léon[10].

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En conséquence de ce que suggère ce rapide réexamen du dossier hagiographique de Tugdual, on préconisera qu’il a pu exister un, sinon deux écrivains distincts des auteurs respectifs de la vita moyenne et de la vita longue du saint. 

1)    La distinction nous semble assurée en ce qui concerne l’écrivain qui a versifié le carmen [BHL 8352] : ainsi que nous l’avons dit, il ne peut s’agir de l’auteur de la vita longue, – car si ces deux textes mentionnent le même nom du miraculé Gemion, la pathologie de ce dernier est absolument différente, – ni de l’auteur de la vita moyenne qui ignore le miracle en question et qui, comme nous l’avons indiqué, travaillait plusieurs décennies auparavant. Reste la possibilité que le carmen ait été composé par l’auteur de la vita brève : tandis que Joseph-Claude Poulin maintient que ce dernier texte doit être considéré comme la tête de série chronologique des pièces du dossier tugdualien[11], ce qui a priori exclut son auteur de notre problématique, Hubert Guillotel évoquait pour sa part la possibilité d’une pièce sensiblement contemporaine de la composition de la vita moyenne[12], offrant ainsi une fenêtre d’opportunité pour l’hypothèse A ; en ce qui nous concerne, nous pensons que la vita brève a été composée après la vita longue[13], ce qui permettrait de s’accorder avec l’hypothèse B. Cependant, il est important de noter qu’aucune de ces deux hypothèses n’a véritablement besoin d’être rattachée à la vita brève pour être soutenue : l’auteur du carmen peut donc être entièrement distinct non seulement  des écrivains qui ont composé les vitae moyenne et longue de Tugdual, mais également de l’auteur de la vita brève.

2)    La pièce en vers intégrée à la vita longue, si elle n’est pas sortie de la plume de l’hagiographe, aurait été empruntée par lui à un texte sans nécessairement de rapport avec le dossier tugdualien : dans cette éventualité, il faudrait parvenir à identifier, sinon la source en question, du moins le contexte littéraire dans lequel elle aurait pu être élaborée ; mais au-delà de probables réminiscences virgiliennes et de possibles emprunts au pseudo-Ambroise de Milan, ainsi qu’à Venance Fortunat, cette déploration ne nous fait rien connaître de ses origines, ni des circonstances de sa composition. Ainsi, malgré les éléments que nous avons soumis à réflexion, la prudence nous incite à reporter momentanément toute conclusion, dans l’attente d’une confirmation ou d’une infirmation de notre hypothèse.


André-Yves Bourgès


[1] André-Yves Bourgès, « Les origines de l’évêché de Tréguier : état de la question », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 96 (2018), p. 33-53.
[2] Ibidem, p. 49-50.
[3] Fabrice Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint Tugdual. Texte établi, traduction inédite et commentaire, Brest, 2012 (Mémoire de master 2 sous la direction de Benoît Jeanjean). Nous remercions F. Kerlirzin de nous avoir communiqué un exemplaire de son travail.
[4] Ms Paris, BnF, lat. 1148, f.1r-14r ; le texte a été publié par Arthur de la Borderie, « Saint Tudual. Texte des trois Vies les plus anciennes de ce saint et de son très-ancien office publié avec notes et commentaire historique », Mémoires de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2e série, t. 2 (1886-1887), p. 117-122.
[6] Analecta bollandiana, t. 8 (1889), p. 158-163.
[7] Bibliotheca hagiographica latina, vol. 2 (K-Z), Bruxelles, 1900-1901, (Subsidia hagiographica, 6),  p. 1209.
[8] Analecta bollandiana, t. 8 (1889), p. 162.
[9] F. Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint Tugdual…, p. 57.
[10] Nous revenons sur ces aspects dans un travail en cours sur les « épendémies » en Bretagne au Moyen Âge.
[11] Joseph-Claude Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009 (Beihefte der Francia, 69), p. 377.
[12] Hubert Guillotel, « Le dossier hagiographique de l’érection du siège de Tréguier », Gwennolé Le Menn et Jean-Yves Le Moing (dir.), Bretagne et pays celtiques. Langues, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot 1923-1987, St-Brieuc-Rennes, 1992, p. 223.
[13] A.-Y. Bourgès, « Les origines de l’évêché de Tréguier… », p. 50.