22 décembre 2008

Grégoire de Tours et les reclus de l'Ouest

Le mouvement érémitique dans l’ouest de la France aux XIe-XIIe siècles peut être présenté à bien des égards comme la résurgence d’un phénomène connu dans cette partie de la Gaule dès l’époque mérovingienne et sur lequel nous disposons du précieux témoignage de Grégoire de Tours dans ses Historiae. Sur les neuf « reclus » — le terme ermite est pratiquement absent de cet ouvrage et renvoie aux seuls anachorètes d’Egypte dont le chroniqueur nous a conservé le souvenir, trois sont indiscutablement en lien dans la région qui nous intéresse : le nantais saint Friard, le breton Winnoc, pour lequel on nous décrit d’abord le passage et l’installation à Tours, puis les tristes circonstances dans lesquelles il finit ses jours, et enfin un certain Senoch, dont le nom paraît être d’origine celtique, mais qui, selon Grégoire dans la notice spécifique qu'il a consacrée à ce saint personnage, appartenait à la nation des Theiphales établis en Poitou, dans un pagus qui avait pris d’eux le nom de « Theiphalie » (Theiphalia).

Friard a eu lui aussi de la part de Grégoire, dans les Vitae Patrum, les honneurs d’un texte plus développé, faisant le récit de délicieux mirabilia très campagnards : en témoignent par exemple le miracle des guêpes et surtout ceux qui se rapportent à des arbres ; mais le récit de la vie de Friard s’inscrit également dans un contexte que l’on peut qualifier d’historique et mentionne la présence aux côtés du saint, à ses débuts d’ermite sur l’île de Vindunitta, de deux personnages appartenant à l’institution ecclésiale, l’abbé Sabaudus et le diacre Secondel, ainsi que le déplacement à son chevet, au moment de sa mort, de l’évêque Félix. Si ce dernier est assez bien connu par ailleurs, grâce précisément à Grégoire de Tours, avec lequel il fut en conflit, et à Fortunat, qui lui a consacré une partie de son œuvre panégyristique, nous ne savons rien de Sabaudus et de Secondel en dehors de ce qui en est dit dans la notice de Friard dans les Vitae Patrum ; or, les précisions données par Grégoire sont très intéressantes : l’abbé Sabaudus avait été jadis un familier du roi Clotaire, puis s’était joint à Friard pour se lancer, avec le diacre Secondel, dans l’expérience érémitique que nous avons rappelée, avant de s’en retourner à son monastère, où il fut bientôt passé par l’épée pour des raisons demeurées secrètes, tandis que Friard restait sur l’île avec Secondel (Ipse [Friardus] quoque et abbas Sabaudus, qui quondam regis Clotarii minister fuerat, poenitentiam accipientes, Vindunitensem Namnetici territorii insulam sunt agressi : habebant autem secum et Secundellum diaconem. Abbas vero, ablata de aratro Domini manu, ab insula discedens ad monasterium rediit, nec multo post, occultis de causis, gladio est peremptus. Sanctus vero Friardus cum Secundello diacono in supradicta insula stetit immobilis).

L’insula Vindunitta, ou encore Vindunitensis est identifiée par la critique moderne avec « l’île du bourg de Besné, sur le moyen Brivet, cernée de zones marécageuses connaissant des inondations périodiques » (L. Noblet) : Grégoire nous décrit les deux anachorètes avec chacun sa propre cellule éloignée l’une de l’autre (habebat tamen uterque eorum propriam cellulam sed procul a se positam), disposition que l’on retrouve dans les « monastères celtiques », mais pas exclusivement. Quant au monastère auquel retourne Sabaudus après avoir quitté l’île, ne pourrait-il s’agir de l’établissement (in Tincillacensi monasterio) où, selon la biographie de saint Aubin par Fortunat, le futur évêque d’Angers, originaire du pays vannetais (Beatissimus episcopus Albinus, Veneticae regionis, Oceani Britannici confinis, oriundus), avait fait profession monastique, avant d’en prendre la direction ? La localisation de ce monastère demeure discutée : N.-Y. Tonnerre a récemment proposé l’île de Trignac, en Brière, et conjecturé que le nom de Montoir pourrait en conserver le souvenir ; mais ce dernier toponyme est probablement de basse époque et les formes anciennes de Trignac (Tiliniacum, Tyrriniacum) ne semblent pas réductibles à *Tincillacum. Nous pensons que, dans son Traité de toponymie historique de la Bretagne, E. Vallerie, sur la base d’une argumentation linguistique serrée, a établi de manière péremptoire, sinon définitive, que le monastère en question était à Théhillac, à une trentaine de km au nord de Besné, hypothèse déjà émise par L. Rosenzweig. Cette situation de confins, à proximité immédiate de la Basse-Vilaine qui, au témoignage de Grégoire de Tours, constituait la limite entre le territoire des Bretons et le pays de Nantes, est intéressante à bien des égards et n’est pas sans rappeler celle de Redon, trois siècles plus tard ; mais elle était sans doute assez inconfortable à l’époque où Waroch cherchait à s’étendre à l’est de la frontière traditionnelle de son « royaume » : réponse à une poussée démographique de son peuple , volonté affichée de conquête, qui pourrait au demeurant s’inscrire dans le cadre des rivalités politiques au sein de la dynastie mérovingienne, ou simplement goût prononcé pour le pillage, particulièrement en ce qui concerne l’approvisionnement en vin,— les motivations du chef breton restent difficiles à démêler. En revanche, Fortunat était assez bien renseigné sur le monastère de *Tincillacum, car il s’était rendu une fois au moins sur place afin de recueillir le souvenir local de saint Aubin : son séjour était intervenu à l’occasion d’un déplacement qui l’avait amené de Poitiers d’abord auprès de son ami Eomundus, puis à Cariaca aula, avant que l’évêque d’Angers, Domitianus, ne vint s’emparer de lui pour l’entraîner aux fêtes de saint Aubin (Nam me digressum a vobis Eomundus amator/Illa suscepit qua bonitate solet./Hinc citus excurrens Cariacæ devehor aulæ/Tincillacensi perferor inde loco./Hinc sacer antistes rapuit me Domitianus/Ad sancti Albini gaudia festa trahens). Sans doute faut-il comprendre en ce qui concerne les fêtes en question, qu’il s’agissait de l’élévation du saint sur les autels du diocèse. Le rapprochement que nous proposons, entre l’abbé Sabaudus et le monastère armoricain dont saint Aubin avait été l’abbé avant son élévation à l’épiscopat, ne serait que pure conjecture si nous ne disposions justement de la signature d’un abbé Sapaudus qui assista au nom de son évêque Aubin au concile d’Orléans en 549 : Sapaudus abbas directus a domno meo albino episcopo ecclesiae andicauensis subscripsi. S’il s’agit bien du même personnage, on peut conjecturer qu’il avait succédé à Aubin à *Tincillacum et que sa proximité avec le saint l’avait fait en outre désigner par celui-ci comme son délégataire lors de ce concile ; quant à son assassinat, il est peut-être la conséquence de la situation troublée dont nous avons parlé. Secondel, dont Grégoire n’omet jamais de rappeler sa qualité de diacre, appartenait vraisemblablement au personnel épiscopal de Nantes et c’est dans son ombre que Friard, qui n’était pas ordonné, a poursuivi son existence de « reclus », jusqu’à ce que finalement le disciple en vienne à dépasser le maître.

Autant les traits présentés par la vita de Friard nous proposent de ce dernier une physionomie bon enfant, autant la personnalité de Winnoc nous est décrite comme tourmentée et violente : le Breton, qui ne porte pas d’autre vêtement que des peaux de brebis privées de leur laine, qui se nourrit d’herbes sauvages non cuites et qui se montre particulièrement abstinent à l’égard du vin, est en route pour Jérusalem quand il passe par Tours où, conformément à la prévention dont fait preuve à l’époque le clergé institutionnel pour les gyrovagues et autres « fous de Dieu », Grégoire, à qui cependant Winnoc était apparu comme un homme de religion, s’efforce de le retenir et de le stabiliser en lui conférant la prêtrise. D’ailleurs, le Breton semble bénéficier de la protection de saint Martin, comme en témoigne le récit de miracle suivant : alors que Winnoc s’était installé à proximité du tombeau du bienheureux, sans doute dans une cellule prévue à cet effet, une religieuse nommée Ingeltrude — qui n’était rien moins dans le siècle que la mère de l’évêque de Bordeaux, Bertrand, et dont la communauté était elle aussi établie à l’intérieur même de l’atrium sancti Martini vint, comme à son habitude, recueillir l'eau du sépulcre du saint ; mais cette eau faisant défaut, elle fit alors placer sur le tombeau un vase rempli de vin. Puis, après une nuit, elle envoya quelqu’un le reprendre en présence de Winnoc, à qui elle dit : « Ote de ce vin et verses-y une seule goutte de cette eau bénite dont il me reste un peu » ; et, comme il procédait de la sorte, cette seule goutte remplit aussitôt le vase à demi-plein. On vida à nouveau celui-ci deux ou trois fois et, de même, une seule goutte suffit à le remplir. Si la dimension eucharistique de la goutte d’eau dans le vin est manifeste, trop peut-être, la pratique d’incubation du vase rempli de vin est pour sa part attestée dans les Miracula sancti Martini (lib. IV, cap. 21), où l’on voit un habitant de Tours guérir une femme démoniaque en lui faisant boire du vin qui avait passé la nuit sur le tombeau du saint. Cette pratique pourrait au demeurant s’inscrire dans le cadre d’une longue tradition bacchique plus ou moins christianisée, dont témoigne le vocabulaire qui associe saint Martin et le vin : l’expression technique « martiner le vin », ainsi que les différents noms « martinée, martinage, martinale », qui tous renvoient à la consommation souvent excessive de vin. Les conséquences en furent désastreuses pour Winnoc : sans doute aux fins de voir se renouveler le miracle du vin changé en eau lustrale, les fidèles prirent l’habitude — d’ailleurs générale en Gaule et, comme telle, dénoncée et proscrite dans le 5e canon du concile d’Auxerre en 576 — d’apporter des vases de vin au reclus, présents qui eurent bientôt raison de son abstinence. Devenu en quelque sorte alcoolique pour le bien commun, comme plus tard le Révérend Père Gaucher dont Alphonse Daudet s’est fait le malicieux hagiographe, Winnoc, après plusieurs crises de delirium tremens où il s’était rendu coupable de voies de fait à l’encontre des fidèles, fut finalement enchaîné dans sa cellule, où il dépérit et mourut après deux ans.

Le nom Winnoc est assez commun dans l’hagionomastique bretonne et il serait vain en conséquence de chercher à identifier l’origine précise du saint, si nous ne disposions d’un intéressant rapprochement, effectué par B. Tanguy dès 1989, entre les Miracula sancti Mauri et les Gesta sanctorum Rotonensium : Gerfred, moine de l’abbaye de Glanfeuil, que l’auteur des Gesta décrit comme étant celui qui introduisit la règle bénédictine à Redon, n’était pas venu dans cette dernière abbaye directement depuis son monastère ligérien, mais de l’ermitage qu’il partageait avec son compagnon Fidweten en un endroit appelé Silva Wenoc, situé « dans les parties extrêmes de la Bretagne » (in extremis partibus Britanniae) et identifié par B. Tanguy à l’actuel toponyme Coat-Guinec, sur le territoire de la commune finistérienne de Huelgoat. Or, l’auteur des Miracula, l’abbé Odon, qui parle lui aussi de Gerfred, décrit ce dernier menant une vie érémitique pendant une période de vingt années durant lesquelles l’anachorète s’était abstenu de tout ce qui peut enivrer (qui dudum per viginti annos vitam eremiticam ducens ab omni quod inebriare potest abstinuerat) : « la remarque paraissant en elle-même superfétatoire », souligne judicieusement B. Tanguy, « on peut se demander si elle ne fait pas écho à quelque tradition concernant l’éponyme du lieu où séjourna Gerfred ».

Le portrait de Senoch, tel que dressé par Grégoire de Tours, emprunte de nombreux traits à celui de Winnoc : abstinence extrême et refus de tout confort, ce qui par exemple le conduisait pendant les rigueurs de l’hiver à ne pas se couvrir les pieds (rigorem vero hiemis sine ullo pedum tegmine contentus). Ceux-ci au demeurant étaient entravés, de même que ses mains et jusqu’à à son cou, par une chaîne en fer (manibusque ac pedibus, sive et collo, ferrea catena revinctus), ce qui n’est pas sans rappeler l’anecdote des sept ceintures de fer de Ténénan le lépreux, rapportée dans les fragments conservés de la vita sancti Caradoci ; mais, là encore, le trait n’est pas spécifiquement breton, ni même celtique. Son abstinence, nous dit également Grégoire au sujet de Senoch, était la source même de sa sainteté : elle devait malheureusement le conduire pendant un temps à une certaine forme d’ivresse, non point l’éthylisme qui avait frappé Winnoc, mais l’orgueil dont il parvint cependant à se purger sous l’influence bénéfique de Grégoire. A l’instar de Félix de Nantes, qui s’était rendu au chevet de Friard mourant, l’évêque de Tours se rendit à celui de Senoch dans les mêmes circonstances ; mais Grégoire avoue honnêtement n’avoir rien recueilli du saint qui n’avait déjà plus sa conscience et devait mourir environ une heure après l’arrivée du prélat (sed nihil ab eo collocutionis elicere potui, erat enim valde defessus : dehinc interposito quasi unius horae spatio, spiritum exhalavit). Senoch avait suivi le cursus de la cléricature : honoré du diaconat par l’évêque Eufronius, à l’occasion de la bénédiction d’un oratoire dont la fondation était attribuée à saint Martin et que Senoch avait relevé de ses ruines — et pour lequel il avait reçu de nouvelles reliques du saint — il avait été par la suite ordonné prêtre, au témoignage de Grégoire qui ne précise pas qui avait procédé à cette ordination. En revanche, le prélat nous apprend que, lors de sa propre accession au siège épiscopal de Tours, Senoch était passé rapidement le voir : peut- être cette visite a-t-elle été faite lors d’un déplacement attesté de l’ermite dans son pays natal ; mais la localisation précise de ce dernier demeure discutée, même si la tradition l’identifie avec les parages de Tiffauges. Senoch faisait sa résidence à l’endroit qui a depuis pris de lui son nom, à une trentaine de km de Tours ; mais l’actuel chef-lieu communal et paroissial de Saint-Senoch est situé à l’emplacement d’un ancien prieuré dépendant de Fontevraud : c’est à 1 km environ au sud-est du chef-lieu de la commune voisine de Varennes qu’il faut en fait rechercher les vestiges de l’ancienne église Saint-Senoch. Cette situation a peut-être préservé, pour des fouilles futures, le site du petit établissement où, aux dires de Grégoire, Senoch avait réuni trois moines, tandis que lui-même s’était retiré dans une cellule hors de la vue de ses frères (Dehinc a fratrum contemplatione demotus solitarie se reclusit in cellula), comme en avaient agi Friard et Secondel l’un à l’égard de l’autre. Enfin, Senoch, à qui les fidèles faisaient de nombreuses aumônes en argent, peut être considéré comme un véritable précurseur des frères pontifes car, outre libérer de leurs dettes les indigents, il leur construisait des ponts pour leur éviter de se naufrager lors des crues des rivières.

Au-delà d’une certaine similitude comportementale avec Friard et Winnoc, au-delà de son nom qui, comme nous l’avons dit, a toute chance d’avoir été emprunté à l’onomastique celtique, il n’existe pas à notre connaissance d’indication qui plaide pour une éventuelle connexion bretonne du personnage : les formes anciennes du nom de la commune de Saint-Senoux (Ille-et-Vilaine) ne nous paraissent réductibles à celui de saint Senoch ; mais nous laissons aux spécialistes le soin d’examiner cette question avec toute l’acribie souhaitée.

André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « Grégoire de Tours et les reclus de l’Ouest » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.

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