22 décembre 2008

Grégoire de Tours et les reclus de l'Ouest

Le mouvement érémitique dans l’ouest de la France aux XIe-XIIe siècles peut être présenté à bien des égards comme la résurgence d’un phénomène connu dans cette partie de la Gaule dès l’époque mérovingienne et sur lequel nous disposons du précieux témoignage de Grégoire de Tours dans ses Historiae. Sur les neuf « reclus » — le terme ermite est pratiquement absent de cet ouvrage et renvoie aux seuls anachorètes d’Egypte dont le chroniqueur nous a conservé le souvenir, trois sont indiscutablement en lien dans la région qui nous intéresse : le nantais saint Friard, le breton Winnoc, pour lequel on nous décrit d’abord le passage et l’installation à Tours, puis les tristes circonstances dans lesquelles il finit ses jours, et enfin un certain Senoch, dont le nom paraît être d’origine celtique, mais qui, selon Grégoire dans la notice spécifique qu'il a consacrée à ce saint personnage, appartenait à la nation des Theiphales établis en Poitou, dans un pagus qui avait pris d’eux le nom de « Theiphalie » (Theiphalia).

Friard a eu lui aussi de la part de Grégoire, dans les Vitae Patrum, les honneurs d’un texte plus développé, faisant le récit de délicieux mirabilia très campagnards : en témoignent par exemple le miracle des guêpes et surtout ceux qui se rapportent à des arbres ; mais le récit de la vie de Friard s’inscrit également dans un contexte que l’on peut qualifier d’historique et mentionne la présence aux côtés du saint, à ses débuts d’ermite sur l’île de Vindunitta, de deux personnages appartenant à l’institution ecclésiale, l’abbé Sabaudus et le diacre Secondel, ainsi que le déplacement à son chevet, au moment de sa mort, de l’évêque Félix. Si ce dernier est assez bien connu par ailleurs, grâce précisément à Grégoire de Tours, avec lequel il fut en conflit, et à Fortunat, qui lui a consacré une partie de son œuvre panégyristique, nous ne savons rien de Sabaudus et de Secondel en dehors de ce qui en est dit dans la notice de Friard dans les Vitae Patrum ; or, les précisions données par Grégoire sont très intéressantes : l’abbé Sabaudus avait été jadis un familier du roi Clotaire, puis s’était joint à Friard pour se lancer, avec le diacre Secondel, dans l’expérience érémitique que nous avons rappelée, avant de s’en retourner à son monastère, où il fut bientôt passé par l’épée pour des raisons demeurées secrètes, tandis que Friard restait sur l’île avec Secondel (Ipse [Friardus] quoque et abbas Sabaudus, qui quondam regis Clotarii minister fuerat, poenitentiam accipientes, Vindunitensem Namnetici territorii insulam sunt agressi : habebant autem secum et Secundellum diaconem. Abbas vero, ablata de aratro Domini manu, ab insula discedens ad monasterium rediit, nec multo post, occultis de causis, gladio est peremptus. Sanctus vero Friardus cum Secundello diacono in supradicta insula stetit immobilis).

L’insula Vindunitta, ou encore Vindunitensis est identifiée par la critique moderne avec « l’île du bourg de Besné, sur le moyen Brivet, cernée de zones marécageuses connaissant des inondations périodiques » (L. Noblet) : Grégoire nous décrit les deux anachorètes avec chacun sa propre cellule éloignée l’une de l’autre (habebat tamen uterque eorum propriam cellulam sed procul a se positam), disposition que l’on retrouve dans les « monastères celtiques », mais pas exclusivement. Quant au monastère auquel retourne Sabaudus après avoir quitté l’île, ne pourrait-il s’agir de l’établissement (in Tincillacensi monasterio) où, selon la biographie de saint Aubin par Fortunat, le futur évêque d’Angers, originaire du pays vannetais (Beatissimus episcopus Albinus, Veneticae regionis, Oceani Britannici confinis, oriundus), avait fait profession monastique, avant d’en prendre la direction ? La localisation de ce monastère demeure discutée : N.-Y. Tonnerre a récemment proposé l’île de Trignac, en Brière, et conjecturé que le nom de Montoir pourrait en conserver le souvenir ; mais ce dernier toponyme est probablement de basse époque et les formes anciennes de Trignac (Tiliniacum, Tyrriniacum) ne semblent pas réductibles à *Tincillacum. Nous pensons que, dans son Traité de toponymie historique de la Bretagne, E. Vallerie, sur la base d’une argumentation linguistique serrée, a établi de manière péremptoire, sinon définitive, que le monastère en question était à Théhillac, à une trentaine de km au nord de Besné, hypothèse déjà émise par L. Rosenzweig. Cette situation de confins, à proximité immédiate de la Basse-Vilaine qui, au témoignage de Grégoire de Tours, constituait la limite entre le territoire des Bretons et le pays de Nantes, est intéressante à bien des égards et n’est pas sans rappeler celle de Redon, trois siècles plus tard ; mais elle était sans doute assez inconfortable à l’époque où Waroch cherchait à s’étendre à l’est de la frontière traditionnelle de son « royaume » : réponse à une poussée démographique de son peuple , volonté affichée de conquête, qui pourrait au demeurant s’inscrire dans le cadre des rivalités politiques au sein de la dynastie mérovingienne, ou simplement goût prononcé pour le pillage, particulièrement en ce qui concerne l’approvisionnement en vin,— les motivations du chef breton restent difficiles à démêler. En revanche, Fortunat était assez bien renseigné sur le monastère de *Tincillacum, car il s’était rendu une fois au moins sur place afin de recueillir le souvenir local de saint Aubin : son séjour était intervenu à l’occasion d’un déplacement qui l’avait amené de Poitiers d’abord auprès de son ami Eomundus, puis à Cariaca aula, avant que l’évêque d’Angers, Domitianus, ne vint s’emparer de lui pour l’entraîner aux fêtes de saint Aubin (Nam me digressum a vobis Eomundus amator/Illa suscepit qua bonitate solet./Hinc citus excurrens Cariacæ devehor aulæ/Tincillacensi perferor inde loco./Hinc sacer antistes rapuit me Domitianus/Ad sancti Albini gaudia festa trahens). Sans doute faut-il comprendre en ce qui concerne les fêtes en question, qu’il s’agissait de l’élévation du saint sur les autels du diocèse. Le rapprochement que nous proposons, entre l’abbé Sabaudus et le monastère armoricain dont saint Aubin avait été l’abbé avant son élévation à l’épiscopat, ne serait que pure conjecture si nous ne disposions justement de la signature d’un abbé Sapaudus qui assista au nom de son évêque Aubin au concile d’Orléans en 549 : Sapaudus abbas directus a domno meo albino episcopo ecclesiae andicauensis subscripsi. S’il s’agit bien du même personnage, on peut conjecturer qu’il avait succédé à Aubin à *Tincillacum et que sa proximité avec le saint l’avait fait en outre désigner par celui-ci comme son délégataire lors de ce concile ; quant à son assassinat, il est peut-être la conséquence de la situation troublée dont nous avons parlé. Secondel, dont Grégoire n’omet jamais de rappeler sa qualité de diacre, appartenait vraisemblablement au personnel épiscopal de Nantes et c’est dans son ombre que Friard, qui n’était pas ordonné, a poursuivi son existence de « reclus », jusqu’à ce que finalement le disciple en vienne à dépasser le maître.

Autant les traits présentés par la vita de Friard nous proposent de ce dernier une physionomie bon enfant, autant la personnalité de Winnoc nous est décrite comme tourmentée et violente : le Breton, qui ne porte pas d’autre vêtement que des peaux de brebis privées de leur laine, qui se nourrit d’herbes sauvages non cuites et qui se montre particulièrement abstinent à l’égard du vin, est en route pour Jérusalem quand il passe par Tours où, conformément à la prévention dont fait preuve à l’époque le clergé institutionnel pour les gyrovagues et autres « fous de Dieu », Grégoire, à qui cependant Winnoc était apparu comme un homme de religion, s’efforce de le retenir et de le stabiliser en lui conférant la prêtrise. D’ailleurs, le Breton semble bénéficier de la protection de saint Martin, comme en témoigne le récit de miracle suivant : alors que Winnoc s’était installé à proximité du tombeau du bienheureux, sans doute dans une cellule prévue à cet effet, une religieuse nommée Ingeltrude — qui n’était rien moins dans le siècle que la mère de l’évêque de Bordeaux, Bertrand, et dont la communauté était elle aussi établie à l’intérieur même de l’atrium sancti Martini vint, comme à son habitude, recueillir l'eau du sépulcre du saint ; mais cette eau faisant défaut, elle fit alors placer sur le tombeau un vase rempli de vin. Puis, après une nuit, elle envoya quelqu’un le reprendre en présence de Winnoc, à qui elle dit : « Ote de ce vin et verses-y une seule goutte de cette eau bénite dont il me reste un peu » ; et, comme il procédait de la sorte, cette seule goutte remplit aussitôt le vase à demi-plein. On vida à nouveau celui-ci deux ou trois fois et, de même, une seule goutte suffit à le remplir. Si la dimension eucharistique de la goutte d’eau dans le vin est manifeste, trop peut-être, la pratique d’incubation du vase rempli de vin est pour sa part attestée dans les Miracula sancti Martini (lib. IV, cap. 21), où l’on voit un habitant de Tours guérir une femme démoniaque en lui faisant boire du vin qui avait passé la nuit sur le tombeau du saint. Cette pratique pourrait au demeurant s’inscrire dans le cadre d’une longue tradition bacchique plus ou moins christianisée, dont témoigne le vocabulaire qui associe saint Martin et le vin : l’expression technique « martiner le vin », ainsi que les différents noms « martinée, martinage, martinale », qui tous renvoient à la consommation souvent excessive de vin. Les conséquences en furent désastreuses pour Winnoc : sans doute aux fins de voir se renouveler le miracle du vin changé en eau lustrale, les fidèles prirent l’habitude — d’ailleurs générale en Gaule et, comme telle, dénoncée et proscrite dans le 5e canon du concile d’Auxerre en 576 — d’apporter des vases de vin au reclus, présents qui eurent bientôt raison de son abstinence. Devenu en quelque sorte alcoolique pour le bien commun, comme plus tard le Révérend Père Gaucher dont Alphonse Daudet s’est fait le malicieux hagiographe, Winnoc, après plusieurs crises de delirium tremens où il s’était rendu coupable de voies de fait à l’encontre des fidèles, fut finalement enchaîné dans sa cellule, où il dépérit et mourut après deux ans.

Le nom Winnoc est assez commun dans l’hagionomastique bretonne et il serait vain en conséquence de chercher à identifier l’origine précise du saint, si nous ne disposions d’un intéressant rapprochement, effectué par B. Tanguy dès 1989, entre les Miracula sancti Mauri et les Gesta sanctorum Rotonensium : Gerfred, moine de l’abbaye de Glanfeuil, que l’auteur des Gesta décrit comme étant celui qui introduisit la règle bénédictine à Redon, n’était pas venu dans cette dernière abbaye directement depuis son monastère ligérien, mais de l’ermitage qu’il partageait avec son compagnon Fidweten en un endroit appelé Silva Wenoc, situé « dans les parties extrêmes de la Bretagne » (in extremis partibus Britanniae) et identifié par B. Tanguy à l’actuel toponyme Coat-Guinec, sur le territoire de la commune finistérienne de Huelgoat. Or, l’auteur des Miracula, l’abbé Odon, qui parle lui aussi de Gerfred, décrit ce dernier menant une vie érémitique pendant une période de vingt années durant lesquelles l’anachorète s’était abstenu de tout ce qui peut enivrer (qui dudum per viginti annos vitam eremiticam ducens ab omni quod inebriare potest abstinuerat) : « la remarque paraissant en elle-même superfétatoire », souligne judicieusement B. Tanguy, « on peut se demander si elle ne fait pas écho à quelque tradition concernant l’éponyme du lieu où séjourna Gerfred ».

Le portrait de Senoch, tel que dressé par Grégoire de Tours, emprunte de nombreux traits à celui de Winnoc : abstinence extrême et refus de tout confort, ce qui par exemple le conduisait pendant les rigueurs de l’hiver à ne pas se couvrir les pieds (rigorem vero hiemis sine ullo pedum tegmine contentus). Ceux-ci au demeurant étaient entravés, de même que ses mains et jusqu’à à son cou, par une chaîne en fer (manibusque ac pedibus, sive et collo, ferrea catena revinctus), ce qui n’est pas sans rappeler l’anecdote des sept ceintures de fer de Ténénan le lépreux, rapportée dans les fragments conservés de la vita sancti Caradoci ; mais, là encore, le trait n’est pas spécifiquement breton, ni même celtique. Son abstinence, nous dit également Grégoire au sujet de Senoch, était la source même de sa sainteté : elle devait malheureusement le conduire pendant un temps à une certaine forme d’ivresse, non point l’éthylisme qui avait frappé Winnoc, mais l’orgueil dont il parvint cependant à se purger sous l’influence bénéfique de Grégoire. A l’instar de Félix de Nantes, qui s’était rendu au chevet de Friard mourant, l’évêque de Tours se rendit à celui de Senoch dans les mêmes circonstances ; mais Grégoire avoue honnêtement n’avoir rien recueilli du saint qui n’avait déjà plus sa conscience et devait mourir environ une heure après l’arrivée du prélat (sed nihil ab eo collocutionis elicere potui, erat enim valde defessus : dehinc interposito quasi unius horae spatio, spiritum exhalavit). Senoch avait suivi le cursus de la cléricature : honoré du diaconat par l’évêque Eufronius, à l’occasion de la bénédiction d’un oratoire dont la fondation était attribuée à saint Martin et que Senoch avait relevé de ses ruines — et pour lequel il avait reçu de nouvelles reliques du saint — il avait été par la suite ordonné prêtre, au témoignage de Grégoire qui ne précise pas qui avait procédé à cette ordination. En revanche, le prélat nous apprend que, lors de sa propre accession au siège épiscopal de Tours, Senoch était passé rapidement le voir : peut- être cette visite a-t-elle été faite lors d’un déplacement attesté de l’ermite dans son pays natal ; mais la localisation précise de ce dernier demeure discutée, même si la tradition l’identifie avec les parages de Tiffauges. Senoch faisait sa résidence à l’endroit qui a depuis pris de lui son nom, à une trentaine de km de Tours ; mais l’actuel chef-lieu communal et paroissial de Saint-Senoch est situé à l’emplacement d’un ancien prieuré dépendant de Fontevraud : c’est à 1 km environ au sud-est du chef-lieu de la commune voisine de Varennes qu’il faut en fait rechercher les vestiges de l’ancienne église Saint-Senoch. Cette situation a peut-être préservé, pour des fouilles futures, le site du petit établissement où, aux dires de Grégoire, Senoch avait réuni trois moines, tandis que lui-même s’était retiré dans une cellule hors de la vue de ses frères (Dehinc a fratrum contemplatione demotus solitarie se reclusit in cellula), comme en avaient agi Friard et Secondel l’un à l’égard de l’autre. Enfin, Senoch, à qui les fidèles faisaient de nombreuses aumônes en argent, peut être considéré comme un véritable précurseur des frères pontifes car, outre libérer de leurs dettes les indigents, il leur construisait des ponts pour leur éviter de se naufrager lors des crues des rivières.

Au-delà d’une certaine similitude comportementale avec Friard et Winnoc, au-delà de son nom qui, comme nous l’avons dit, a toute chance d’avoir été emprunté à l’onomastique celtique, il n’existe pas à notre connaissance d’indication qui plaide pour une éventuelle connexion bretonne du personnage : les formes anciennes du nom de la commune de Saint-Senoux (Ille-et-Vilaine) ne nous paraissent réductibles à celui de saint Senoch ; mais nous laissons aux spécialistes le soin d’examiner cette question avec toute l’acribie souhaitée.

André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « Grégoire de Tours et les reclus de l’Ouest » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.

04 novembre 2008

Francia en version digitale

La revue de l'Institut historique allemand de Paris, Francia, est désormais accessible en ligne pour la période 1973-2005. Parmi de très nombreuses études de qualité, notons celles qui, dans le cadre plus large des recherches en cours sur l'hagiographie bretonne armoricaine, concernent le dossier hagiographique de saint Samson, replacé dans la perspective du projet SHG, mais aussi les travaux particuliers qui s'intéressent aux conditions d'élaboration de la première vita du saint ou à la dernière édition de ce texte, ainsi qu'à la question des enclaves de Dol. Notons également qui concerne l'abbaye de Redon (la composition du cartulaire du lieu et le dossier hagiographique de Conwoion). Notons enfin les inventaires des dossiers hagiographiques de saint Magloire et de saint Malo et de saint Guénolé.

En outre, notons que 35 ans après sa publication l'article de L. Génicot intitulé "Pour une organisation de la recherche en histoire médiévale" constitue toujours la meilleure feuille de route à l'intention des médiévistes.

AYB

19 octobre 2008

Suite à la polémique récente qu'a fait naître l'ouvrage de S. Gouguenheim,
on peut consulter en ligne un article par Rémi Brague (Paris I, Panthéon-Sorbonne), dont on appréciera la mesure, la pertinence et le savoir, comme ce fut également le cas quand ce chercheur compétent avait apporté les corrections nécessaires à certains propos fallacieux de Luc Ferry...

02 août 2008

La connaissance du grec à Redon au IXe siècle : Condeloc et l’apodix tourangelle


En marge de la controverse née de la publication de l’ouvrage de S. Gouguenheim, il nous a semblé intéressant de faire le point sur ce que nous savons de la culture hellénique des hagiographes bretons de l’époque carolingienne : un bon exemple nous paraît être celui de l’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium [BHL 1945], parce que cet ouvrage, à l’avis des meilleurs experts — l’abbé Duine hier, F. Kerlouégan, P. Riché et B. Merdrignac aujourd’hui, sans oublier le dernier éditeur du texte, Mme C. Brett est d’une latinité très correcte, sans la recherche stylistique excessive qui caractérise les productions de la Bretagne occidentale ; cette absence de maniérisme permet à coup sûr d’écarter l’éventuelle influence de la littérature hispérique, dont on s’efforce, sans toujours de succès, de retrouver les traces dans les textes hagiographiques bretons. En outre, la vita sancti Benedicti Maceracensis [BHL 1145] nous apprend que Benoît (Euloge ?) était originaire de Patras (Grèce) et qu’aux temps carolingiens, il s’était établi à Massérac, à proximité immédiate de Redon, en compagnie de sa sœur et de neuf autre compagnons.

La connaissance de la langue grecque par les clercs occidentaux à cette époque, au premier chef par les moines, s’accorde avec une évidente disparité de niveaux — depuis de véritables maîtres comme l’Irlandais Jean Scot Erigène jusqu’à des traducteurs incontestablement plus besogneux comme Hilduin de Saint-Denis — disparité renforcée par une plus ou moins grande proximité à l’égard du pouvoir : les grandes fondations monastiques, de même que la structuration du réseau des écoles, en particulier celui des écoles épiscopales, qui vient affermir l’organisation diocésaine, découlent de l’action du souverain, laquelle s’exerce évidemment de manière plus systématique dans la sphère d’attraction palatine ; mais paradoxalement la péninsule bretonne, malgré son éloignement de la cour, semble avoir fait l’objet d’une grande attention de la part des Pippinides, surtout Charlemagne et Louis le Pieux, non pas seulement d’un point de vue militaire — on dénombre en effet sous le règne de ces derniers plusieurs campagnes des armées franques en Bretagne sous le règne — mais aussi dans une véritable perspective d’acculturation des Bretons, à l’instar de ce qui était pratiqué avec les Anglo-Saxons, les Wisigoths ou les Lombards.


Les moines et la roseraie

Ce sont ces circonstances décrites à plusieurs reprises, notamment par H. Guillotel ou J.H.M. Smith, qui ont présidé à la fondation en 832 de l’abbaye de Redon, dont l’auteur des Gesta, qui travaillait aux années 868-876, nous fait un compte rendu vivant et détaillé, lequel cependant n’échappe pas aux lieux-communs du genre. Figure ainsi en bonne place (lib. I, cap. 3) le motif littéraire du locus amoenus, assorti pour le nom de Roton d’un de ces à peu-près étymologiques, comme les affectionnaient les hagiographes médiévaux, qui renvoie manifestement au grec rhodon, « la rose » : Nam et de nomine loci et de actu ejus, ut reor, melius est pauca perstringere. Vere digna etymologia nominis Roton nuncupatur, quia diverso vernat more gemmarum decore (« et je pense qu’il est mieux de donner quelques détails sur le nom de ce lieu et sur son emplacement. Il est appelé Roton conformément à l’étymologie appropriée de ce nom, parce qu’en divers endroits, [la rose] fleurit magnifiquement sous la forme de bourgeons »). Le texte se poursuit avec la description annoncée : hinc frondium coma silvestris, hinc multiplices arborum fruges, illinc placet uberrima tellus, istinc virentia prata graminibus, hinc hortorum odoriferi flores, hinc vinearum abundant butriones; cuncta undique aquis irrigata; inclita coespis pastui pecorum congrua fundens frugem laetiferam; nunc ascendens mare eructat, nunc ad sinum rediens aquarum impetus manat; compendia navium apta; nihil paene indigens ex eo quicquid ministratur vehiculis pedestribus, plaustris equinis etiam atque ratibus. Ibi adstant in acie milites Christi, ubi suspirantes pro desiderio paradisi gemunt, dicente Domino in Evangelio : « Beati qui nunc fletis, qui postea ridebitis ». Bienheureux aussi ceux qui n’iront pas chercher dans ce texte une description du paysage de Redon au IXe siècle, car l’ensemble du passage a été démarqué de la peinture du site de Jumièges telle qu’elle figure dans la vita de saint Philibert [BHL 6805] ; nous indiquons en gras ce que les deux textes ont en commun :

Vere digna etymologia nominis Gemeticum nuncupatum, qui diverso vernat decore more gemmarum. Hinc frondium coma silvestris, hinc multiplices arborum fruges; illinc placet uberrima tellus, illinc virentia prata graminibus, hinc hortorum odoriferi flores, hinc vinearum abundant botriones, qui in turgentibus gemmis lucentes rutilant in salernis. Cinctum undique aquis miratur inclyta cespis, pastui pecorum congrua, fundens frugem lactiferam, diversis venatibus apta, avium canora melodia. Sequana in parte trina milia gyrat, in quino bisque quaterno stadio, quod non ictu pristino vergit cursum, unum tantomodo commeantibus dans ingressum. Nunc ascendens mare eructuat, nunc ad sinum rediens aquarum impetus manat, compendia navium, commercia plurimorum, nihil paene indigens quidquid ministratur vehiculis pedestribus et equinis plaustris, etiam atque ratibus. Ibidem castrum condiderant antiqui. Ibi adstant in acie nobilia castra Dei, ubi suspirantes prae desiderio paradisi gemunt, qui gementes rorantibus oculis, in flammis ultricibus gementuri non erunt.

Cet emprunt manifeste, déjà signalé par W. Levison et qui témoigne de la popularité bretonne de la vita Philiberti peu d’années après l’exode des moines de Jumièges devant les incursions scandinaves, constitue un argument en faveur de la présence à Redon d’un manuscrit en provenance de l’abbaye normande, à l’instar de l’antiphonaire apporté à Saint-Gall par un presbyter quidam de Gimedia, nuper a Nordmannis vastata, d’après le célèbre témoignage de Notker le Bègue ; mais on ne peut évidemment exclure que la vita de saint Philibert était déjà connue en Bretagne avant ces événements. Quoi qu’il en soit, l’emprunt fait à ce texte par l’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium serait plutôt de nature à encourager l’hypothèse que cet écrivain avait une connaissance assez approfondie du grec, car le passage concerné a été manifestement choisi à dessein et la phrase en question subtilement adaptée pour permettre l’explication du nom Roton. D’autres exemples peuvent-ils contribuer au renforcement de cette hypothèse ? Il faut abandonner ce qui concerne l’étymologie du terme « hydropique » (lib. 2, cap. 4) qui, pour le coup, comme l’a montré Mme Brett, constitue un emprunt littéral au traité de Bède In Lucae Evangelium Expositio ; quant à l’intéressant cothurnicus, utilisé à deux reprises (lib. 1, cap. 6 ; lib. 2, praefatio) avec le sens de « pompeux, emphatique », il pourrait s’agir d’un doublet de cothurnatus, « tragique, imposant », lui-même formé à partir de cothurnus, « style élevé, sublime », et il n’est donc pas nécessaire de remonter au grec. En revanche, l’élégant et mystérieux apodix (lib. I, cap. 9) paraît avoir conservé jusqu’à aujourd’hui, sinon le mystère de son étymologie, du moins celui de son origine.

Le passé enfoui de Condeloc

Le contexte, introduit par quatre citations scripturaires, est le suivant : à l’occasion d’un déplacement à Tours dans l’espoir d’une rencontre avec Louis le Pieux, le fondateur de Redon, Conwion, s’était fait accompagner par un membre de sa communauté, Condeloc, lequel apportait un gâteau de cire en guise de présent pour l’empereur ; mais ce dernier ayant refusé de recevoir les deux moines, Conwoion demanda à Condeloc de se rendre aux foires (ad nundinas) de la ville afin d’y vendre le présent désormais inutile. Or, comme il se trouvait sur le marché, Condeloc fut abordé par une apodix, autoglosé id est meretrix, « c’est-à-dire prostituée », qui lui tint ce langage : « D’où viens-tu, ami très cher, où donc étais-tu caché durant toutes ces années ? Dis moi : n’es-tu pas mon esclave (servus) et moi ta maîtresse (domina) ? Rappelle toi : nous avons été élevés ensemble dans la même demeure (in una domo), au sein de la même maisonnée (in una familia) ; souvent ma mère a lavé tes cheveux et souvent nous nous étendions dans le même lit ». A l’écoute de ces paroles que l’hagiographe présente comme inspirées par le démon, Condeloc d’abord rougit, puis son visage passe par différentes couleurs ; et comme « la prostituée » (le texte porte à nouveau le terme meretrix) veut l’entrainer de force à son logis (hospitium), Condeloc est heureusement tiré de ses mains par des prêtres du monastère de Saint-Martin, qui le connaissaient bien auparavant (qui eum bene ante noverant). Ceux-ci alors admonestent vertement « la prostituée » (troisième occurrence de meretrix) et lui intiment l’ordre de ne plus faire une telle tentative en direction des saints de Dieu (in sanctos Dei), de sorte que Condeloc se trouve ainsi dégagé du « filet du diable » (laqueus diaboli). Deux nouvelles citations scripturaires servent de conclusion à cet épisode.

Les différents commentateurs de ce passage, même les plus récents, ont, de façon volontaire ou non, constamment adopté le point de vue de l’hagiographe : P. Riché parle ainsi d’« une technique bien classique », qui consiste pour la prostituée à prétendre reconnaître un ami d’enfance dans celui qu’elle cherche à racoler ; une lecture différente nous paraît cependant possible, éclairée précisément par le terme apodix, dont nous cherchons à reconnaître l’origine.

Aucun des différents termes imagés par quoi on désignait une prostituée dans l’Antiquité romaine (bustuaria, diobolaria, limax, lupa, meretrix, quadrantaria, nonaria, noctiluca, scortum, scortillum, spurca,..) ne s’apparente de près ou de loin à celui d’apodix. Mme Brett dans son édition des Gesta évoque une possible contamination du mot grec latinisé apodixis, qui signifie « preuve irréfragable, démonstration », par le terme podex, (« anus, derrière ») ; mais il faut bien constater que ce rapprochement audacieux et un peu trivial — atténué dans le compte rendu paru dans les Études celtiques, où le recenseur propose de reconnaître dans apodix une forme cacographique du nom de la déesse de l’amour, Aphrodite — n’est pas vraiment très explicite. A l’occasion d’une collecte de « monstres lexicographiques » trouvés dans les dictionnaires médiolatins, G. Cremascoli signale apodisocia, qu’il rencontre pour la première fois chez Hugutius Pisanus, au XIIIe siècle, et qu’il rapporte, tout comme apodix, à une forme originelle adpendix ; celle-ci d’ailleurs aurait sans doute assez bien convenu à la situation : adpendix désigne en effet, comme on le voit chez Apulée à propos de Psyché s’accrochant à Eros, « celle qui est (physiquement) suspendue » à quelqu’un ! Cependant on trouve chez Papias, dès le milieu du XIe siècle (voir édition de 1496) le terme apodix, assorti de la glose socia, comes, (« compagne »), que cite notamment Du Cange d’après un manuscrit de l’Église de Bourges. Un rapport avec adpendix, appendix n’est évidemment pas à exclure, d’autant qu’il existait également un mot appendex qui a le sens de servus dans un texte de la fin du Xe siècle ; mais il est probable qu’il s’agit là de contaminations postérieures à la collecte effectuée par Papias.

La glose socia, comes s’accorde assez bien à la description de la familiarité dans laquelle s’étaient trouvés Condeloc et l’apodix, aux dires de cette dernière ; en revanche le terme meretrix revêt une signification forte, brutale et précise, qui n’est pas exactement celle de « compagne ». Ce double niveau du langage dans les Gesta est particulièrement intéressant, car l’hagiographe, s’il qualifie les propos de l’apodix de « diaboliques » (verba diabolica), ne dit pas expressément qu’ils sont mensongers : le silence de Condeloc et son émotion pourraient être d’ailleurs assez facilement interprétés comme une reconnaissance de ce passé enfoui. Au reste, il n’y a finalement rien de très compromettant dans les souvenirs qui sont évoqués : Condeloc aurait passé une partie de sa jeunesse à Tours, au sein d’une sorte de famille d’accueil, dont la fille, séduite par la simplicité et la prestance de l’adolescent, s’était imaginé pouvoir devenir un jour sa maîtresse. Or, P. Riché a proposé de reconnaître dans apodix un terme formé à partir du verbe grec apodixomai, apodichomai, qui signifie précisément « accueillir » : le mot désignerait donc bien « celle qui accueille » ; quant au séjour tourangeau de Condeloc, il est confirmé, au moins en partie, par les moines de Saint-Martin.

Maîtrise du double langage et des deux langues grecque et latine, comme on le voit par la fabrication du mot apodix et surtout par sa mise en œuvre subtile dans un discours susceptible d’une double grille de lecture, factuelle et spirituelle : comme le souligne B. Merdrignac, « le “discours englobant” (ici, les citations [scripturaires]) sert de référence et vérifie l’évènement : celui-ci ne prend sa consistance que parce qu’il est cautionné par la Bible ». L’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium et la singularité de son œuvre — ouvrage dont nous ignorons l’intitulé primitif et qui ne rentre pas véritablement dans la catégorie des gesta abbatum définie par M. Sot — méritent donc bien l’intérêt que lui ont témoigné par le passé de nombreux d’auteurs, sans véritablement épuiser la question ; de même, la courte vita de saint Benoît de Massérac, jadis étudiée par A. Oheix et elle aussi littéralement cousue de citations scripturaires utilisées dans une démarche analogue à celle des Gesta, viendrait-elle sans doute enrichir notre connaissance du scriptorium de Redon, si l’on procédait à un nouvel examen de ce texte.


André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « La connaissance du grec à Redon au IXe siècle : Condeloc et l’apodix tourangelle » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.

29 juillet 2008

Le culte de saint Malo à Agnetz (Oise)

Le brouillon mais infatigable dom Plaine assez estimé en son temps, sauf de La Borderie et des érudits bretons, fort décrié aujourd'hui, même si son plus récent biographe a montré qu'en plusieurs occasions, c'est le bénédictin qui avait montré les plus grandes qualités d'homme et d'historien s’est livré, entre autres travaux d’hagiologie, au patient relevé des églises qui conservent des reliques de saint Malo ou qui « s’honorent de son patronage ». Parmi ces dernières, il est question de Clermont-en-Beauvaisis, au diocèse de Beauvais (aujourd’hui Clermont, alias Clermont de l’Oise), à propos de laquelle dom Plaine indique : « Guibert de Nogent nous parle d’une chapelle des saints Léger et Malo où il a souvent prié (vita sua, 3, c. 19) ».

Comme c’est souvent le cas, la lecture faite par dom Plaine de l'autobiographie de Guibert semble avoir été un peu rapide et son interprétation du texte laisse à désirer : en fait, Guibert raconte comment, dans sa petite enfance, il avait été guéri d’une fièvre tenace après une nuit passée dans une église dédiée à saint Léger et à saint Malo, située au pied de la ville où il habitait ; ce récit vient immédiatement après celui d’une autre guérison miraculeuse dont avait bénéficié un membre de sa famille au contact de la relique du bras de saint Arnoul, conservée dans la même ville. Guibert nous dit de surcroît être originaire du lieu, indication qui vient corroborer d’autres informations contenues dans son autobiographie — notamment celle relative à son frère aîné, qu’il décrit comme faisant partie de la militia castrale — et qui permet, à la suite de John F. Benton, de conclure définitivement à sa naissance à Clermont où résidait sa famille.

C’est donc au pied de cette petite cité qu’il convient de chercher l’église placée sous l’invocation de saint Léger et de saint Malo : le premier de ces deux saints étant le patron principal du sanctuaire en question — c’est d’ailleurs à lui que Guibert attribue explicitement sa guérison — les recherches s’orientent d’emblée vers l’église Saint-Léger d’Agnetz, située effectivement à proximité immédiate de Clermont. Cet intéressant édifice, dont les parties les plus anciennes remontent au XIIIe siècle, a fait l’objet de transformations et d’embellissements considérables au XVe et surtout au XVIe siècle. Un grand programme hagio-iconographique entrepris à cette dernière époque (1540) — malheureusement dénaturé par une restauration considérable aux années 1873-1875 des vitraux, dont ne subsistent plus que quelques fragments dans lesquels certains croient cependant pouvoir encore reconnaître la manière des fameux maîtres-verriers, les Le Prince — se proposait de retracer, parallèlement à la vie de saint Léger, celle de sainte Agnès : le culte de cette dernière avait connu, en France, un refroidissement relatif du XIe au XVIe siècle ; mais la Renaissance l’avait remis à l’honneur et il n’est donc pas étonnant d’en retrouver la trace à Agnetz, encouragé sans doute par une vague homophonie entre le nom du lieu et celui de la jeune martyre. En tout état de cause, c’est depuis ce temps-là que sainte Agnès parait avoir été honorée sur place en qualité de patronne secondaire de la paroisse, au détriment donc de saint Malo, dont le culte n’a pas laissé, semble-t-il, de traces à l’échelon local.

La description des circonstances de sa guérison telles qu’elles sont rapportées par Guibert donne à penser qu’on pratiquait dans l'église d'Agnetz l’incubation héritée de l"Antiquité : accompagné de son précepteur et du chapelain de sa mère, il avait passé la nuit avec eux dans une couche disposée à cet effet devant l’autel vivement éclairé ; or au milieu de la nuit, des bruits étranges s’étaient fait entendre principalement en provenance des châsses qui étaient conservées là. L’enfant n’en fut pas effrayé et, au matin, il était guéri ; mais Guibert ne nous dit malheureusement pas quelles reliques les châsses en question pouvaient abriter, peut-être celles de saint Léger et de saint Malo. En revanche, il nous apprend que sa mère, détentrice de droits sur le sanctuaire, fournissait à ce dernier l’huile nécessaire à l’alimentation d’une lampe perpétuelle : nous ne savons pas si cette fourniture résultait d’une obligation pour le propriétaire de l’église, ou si la mère de Guibert avait à cœur de témoigner sa foi personnelle à l’égard de saint Léger et de saint Malo ; mais l’existence de ce luminaire renforce l’idée d’une pratique délibérée d’incubation, laquelle pourrait expliquer l’intérêt témoigné par Guibert sa vie durant à l’égard des rêves et des songes, dont l’étrange aventure dans l’église d’Agnetz constitue sans doute la première marque.


André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé « le culte de saint Malo à Agnetz (Oise) » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.

09 juillet 2008

Photo : Gildas Buron

Présentation du volume des Mélanges à la mémoire de Gwenaël Le Duc lors du colloque annuel du CIRDoMoC, le samedi 5 juillet dernier à Landévennec. Sur la photo, plusieurs membres du bureau entourent Mme Le Duc, la maman de Gwenaël : de gauche à droite, Joëlle Quaghebeur, André-Yves Bourgès, le P. Joseph Irien, Frédéric Kurzawa et le président du CIRDoMoC, Pierre-Yves Lambert.

15 juin 2008

"L'histoire de l'histoire" au coeur de la réflexion des historiens et de celle de leurs lecteurs

L'ouvrage de J. Burrow, History of Histories, a fait l'objet récemment de nombreux compte-rendus et commentaires dans la presse généraliste (voir ici, et ici encore), ce qui démontre que l'auteur a atteint au moins l'un de ses buts : initier chez le grand public une réflexion de nature historiographique.

Cette réflexion sur "l'histoire de l'histoire" était présentée de façon prémonitoire par G. Duby dans son "testament" comme l'un des grands chantiers à venir de la recherche historique. En intitulant notre blog Hagio-historiographie médiévale, nous avons fait délibérément le choix de cette approche renouvelée de l'histoire et de la manière dont on l'écrit.

André-Yves Bourgès


07 juin 2008

Faux et usage de faux

Tous ceux que le faux médiéval passionne et interroge sont cordialement invités à rejoindre le forum de discussion « Faux et usage de faux » à l’adresse :
http://fr.groups.yahoo.com/group/faux_et_usage_de_faux/

Ce forum s’efforcera notamment d’apporter un éclairage renouvelé sur les rapports entre le faussaire et celui qui s'applique à le démasquer en débusquant le faux, dans la perspective décrite par l’historien Radu Lungu :
« Faussaire et Critique - dioscures enlacés dont les efforts de perfectionnement constituent un stimulus réciproque. Parents complices, ils se consacrent, le premier à engendrer des futurs prétendants à la gloire de l'esprit, le deuxième à séparer l'ivraie du bon grain, les "bâtards" des "légitimes", selon les termes utilisés dans les listes dressées par les bibliothécaires athéniens. Partenaires indissociables, faussaire et critique s'entredéchirent dans leur guerre psychologique jusqu'à la compréhension... Reitzenstein, le grand critique du début du siècle, voit dans le faussaire un partenaire digne d'attention".

La création du forum "faux et usage de faux" trouve un écho dans l'actualité du monde érudit avec l'organisation par l'École nationale des chartes d'une journée d'étude sur le thème "Juger le faux : Moyen Âge - Temps modernes", qui s'est tenue dans les locaux de l'ENC, à Paris, le vendredi 6 juin 2008.
Programme consultable en ligne à l'adresse :
http://calenda.revues.org/nouvelle10541.html

André-Yves Bourgès

04 mai 2008

Miracles de saint Corentin et vita de saint Ronan : l’hagiographie cornouaillaise dans le premier tiers du XIIe siècle.

Dans un article de 1998, nous avons donné les raisons de dissocier de la vita proprement dite de saint Corentin [BHL 1954], dont l’attribution à l’évêque Rainaud (1218-1245) paraît très vraisemblable, un « proto-texte » auquel l’auteur de cette vita a d’ailleurs beaucoup emprunté pour la composition de son propre ouvrage.

Le « proto-texte » en question, en dépit de sa conservation sous la forme de notes tardives et informes, peut être assez facilement reconstitué et apparaît nettement comme le récit des miracles du saint, dont la forme s’apparente non pas tant à un liber miraculorum, comme nous l’avons écrit en 1998 à la suite de son éditeur, Mme E.C. Fawtier-Jones, mais bien plutôt à un sermo épiscopal. Depuis assez longtemps on sait, grâce au travail de critique textuelle effectué par R. Largillière dans son compte rendu de l’édition concernée (1925), que ce récit de miracles est sorti de la même plume que celle qui a produit la pancarte de Quimper et la vita de saint Ronan [BHL 7336]. Ces différents textes, répétons-le, sont absolument distincts de la vita de saint Corentin mentionnée plus haut, laquelle en dépend et leur est donc indiscutablement postérieure. La vita de saint Ronan a été récemment attribuée par le regretté H. Guillotel à l’évêque Bernard dit de Moëlan (1159-1167), hypothèse intéressante mais malheureusement impossible à suivre si l’on admet que l’hagiographe est le même que le compilateur de la pancarte de Quimper : ce dernier parle en effet à deux reprises de la comtesse Judith, morte en 1063, comme d’un personnage de son temps (Judith comitissa nostri temporis mulier prudentissima et ailleurs Juzeth comitissa nostri temporis mulier religiosissima) ; en revanche, il ne revendique pas explicitement d’avoir connu Alain Cainhiart, mort en 1058. Nous proposons pour notre part de reconnaître dans l’auteur de ces différents textes l’évêque Robert (1113-1130), dont le riche parcours religieux, ainsi qu’il appert de l’évidence documentaire, permet de rendre compte de leur composition successive.

On connaît en effet l’existence d’un certain Robert, chanoine de Quimper, explicitement désigné comme l’auteur d’une charte de 1093 qui figure au cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé (Robertus canonicus qui hanc cartam dictavit, legit et peroravit) ; le vocabulaire choisi rend compte de la procédure complexe de la composition d’un tel document et suggère que le chanoine Robert était probablement le mieux qualifié en la matière : rien ne s’oppose en conséquence à ce qu’il fût également l’auteur de la pancarte de Quimper, dont J. Quaghebeur rapporte l’époque de la rédaction vers la fin du XIe ou le début du XIIe siècle. Un ermite lui aussi nommé Robert figure en qualité de témoin avec Christian son compagnon (Rotberth heremita et Christianus socius ejus), dans un acte passé aux années 1107-1113 qui consacre la réconciliation entre l’abbaye de Quimperlé et un certain Donguallon, lequel s’était emparé indûment de biens relevant du monastère : la présence de l’ermite Robert est sans doute la marque de la considération dont il jouissait auprès du clergé cornouaillais, en particulier auprès de l’évêque Benoît, qui patronne cet accord ; mais on peut y reconnaître également la preuve de la continuité de son appartenance au chapitre cathédral. Enfin c’est encore un Robert, dont le catalogue épiscopal nous apprend qu’il « fut ermite à Loconan » (fuit heremita apud *Locunan), qui est appelé à succéder en 1113 à Benoît sur le siège de Quimper. Loconan est un village de Trébrivan (C.-d’A), à proximité du lieu-dit Le Nézert, dont le nom renvoie indiscutablement à quelque « désert » érémitique ; soulignons que les abbayes de Locmaria, à Quimper, et de Quimperlé, pour lesquelles Robert a toujours montré un vif intérêt, étaient possessionnées dans les parages immédiats de Loconan, respectivement à Quelen en Locarn (C.-d’A) ou plus vraisemblablement Quéhélen en Paule (C.-d’A.), Kerimarch en Le Moustoir (C.-d’A.), Quilliou-Suzanne et Quilliou-Guéguen, en Maël-Carhaix (C.-d’A.), d’une part, à Landugen en Callac (C.-d’A.), d’autre part.

D’un point de vue chronologique, l’identification que nous proposons n’offre pas de difficulté particulière : si l’évêque Robert, mort en 1130, est bien le même que le chanoine Robert, déjà actif en 1093, il est loisible de placer l’époque de sa naissance vers 1060, en accord donc avec la revendication du compilateur de la pancarte de Quimper d’avoir connu la comtesse Judith, même s’il n’était alors qu’un tout jeune enfant ; en revanche, il est bien le contemporain du duc Hoël et des autres membres de la dynastie comtale de Cornouaille dont les noms figurent dans ce document. La vita de saint Ronan a été composée après et d’après le cartulaire de Quimperlé, dans lequel figure la vita de sainte Ninnoc, à laquelle l’hagiographe a emprunté, selon l’opinion de R. Latouche, l’épisode de la dispute entre les comtes de Rennes, de Vannes et de Cornouaille : d’ailleurs, en 1127, au moment même où le moine Gurheden achève la compilation du cartulaire, dont l’une des pièces supposées les plus anciennes — en fait, une forgerie dont H. Guillotel, le dernier en date, a fait justice — est une notice relatant la donation de l’église de saint Ronan à l’abbaye de Quimperlé, l’évêque Robert séjourne dans ce monastère.

Prolongeant l’hypothèse de R. Latouche, nous serions aujourd’hui tenté de dire que le saint Ronan honoré en Cornouaille n’a peut-être jamais existé et que sa légende a pu être forgée aussi tardivement que les années 1125-1130, à partir d’une étymologie fallacieuse du nom Locronan : en effet, ce toponyme, comme l’ont indiqué successivement P. Grosjean, B. Merdrignac et surtout A. Deshayes, peut être interprété comme désignant le locus placé sous l’invocation d’un saint Cronan, honoré au 1er juin, dont le culte aurait ainsi couvert en Bretagne une aire assez vaste couvrant Cornouaille, Léon et Trégor ; mais l’hagiographe a prétendu y reconnaître le nom de Ronan, qui était celui d’un saint attesté avec saint Caoc (éponyme de Langueux et Trégueux) et saint Brieuc dans la série « domnonéenne » des anciennes litanies bretonnes de Saint-Martial de Limoges, conservées dans un manuscrit du XIe siècle. Principalement honoré à Hillion (C.-d’A.), à proximité de Langueux, Trégueux et Saint-Brieuc, Ronan disposait sur place d’un sanctuaire présenté comme son oratoire, amplement doté de reliques pour lesquelles il existait certainement déjà un « mode d’emploi », dont témoigne le récit du miracle du bras coupé. Pour permettre l’appropriation cornouaillaise du culte de saint Ronan, l’hagiographe a donc soigneusement présenté comme un « retour » le transfert des reliques depuis Hillion jusqu’à Quimper, avec une étape à Locronan, superfétatoire mais avant tout destinée à (ré)investir le lieu de sa dimension sacrée ; cependant, comme en témoigne la vita sur un mode très « hagiographiquement correct », ce transfert ne s’est pas fait sans susciter les protestations de ceux à qui on enlevait leur saint patron. Malgré cette perte, l’oratoire de Ronan est longtemps resté un important lieu de pèlerinage : on voit par exemple que le duc Jean IV a séjourné à Hillion pendant cinq ou six jours au début de l’été 1394 ; plus tard, sur la base d’une vague homophonie, les prélats post-tridentins qui siégeaient à Saint-Brieuc ont fini par substituer sur place le patronage de saint René à celui de saint Ronan.

Au-delà de cette captation littéralement frauduleuse du culte de saint Ronan, sans doute facilitée par la mise au pas des turbulents Eudonides et de leurs alliés dans cette partie septentrionale de la Bretagne où Hoël puis Alain Fergent ont eu à cœur de faire reconnaître l’autorité ducale, la vita de saint Ronan et le récit des miracles de saint Corentin doivent être avant tout étudiés, nous semble-t-il, comme des témoignages intéressant le renouveau érémitique breton à la charnière des XIe-XIIe siècles, particulièrement en ce qui concerne les difficultés rencontrées au quotidien par les ermites dans l’exercice de leur ascèse : difficultés de nature économique et matérielle, cela va sans dire, et bien sûr assumées par les impétrants car elles constituent une forme renouvelée du « martyre vert » des premiers saints bretons, mais qui, par exemple, conduisent saint Corentin à solliciter, selon son hagiographe, une intervention divine au profit de l’ermite Primel, afin que ce dernier puisse disposer d’une source d’eau potable à proximité de sa solitude ; difficultés de nature politique et institutionnelle, qui résultent de la confrontation entre la marginalité affichée de l’ermite et la volonté de contrôle affirmée du pouvoir en place, comme il se voit avec le rôle joué par Gradlon ; difficultés qui, enfin, résultent de l’attitude des populations, partagées entre enthousiasme, réserve et parfois même défiance à l’égard des ermites. La vita de saint Ronan constitue un catalogue éloquent de ces sentiments complexes, en même temps qu’elle répertorie de nombreux thèmes folkloriques que des chercheurs comme G. Milin et B. Merdrignac ont su exploiter avec finesse et talent pour permettre une véritable introspection des mentalités locales à l’époque du Moyen Âge central. Or, dans l’hypothèse où l’hagiographe aurait lui-même été ermite pendant une partie de sa vie, il nous semble possible, comme nous l’avons écrit dans une étude sur « la trinité érémitique bretonne de la fin du XIe siècle », que le récit des tribulations de saint Ronan, suite aux accusations portées contre lui par la Kéban, puisse refléter les difficultés rencontrées par Robert, à Loconan ou ailleurs : ainsi, une lecture « culturelle » du récit doit sans doute se faire en prenant en compte les deux dimensions complémentaires de l’hagiographe, celle du conteur et celle du mémorialiste.

André-Yves Bourgès

© André-Yves Bourgès 2008. L’article intitulé «Miracles de saint Corentin et vita de saint Ronan : l’hagiographie cornouaillaise dans le premier tiers du XIIe siècle » est la propriété exclusive de son auteur qui en détient la version complète avec apparat critique.