Un rapide passage en revue de la production hagiographique bretonne médiévale permet de repérer trois, sinon quatre époques principales de floraison de cette littérature : la plus ancienne, qui demeure hypothétique, correspond à la fin des temps mérovingiens et ne serait plus attestée que par la première vita de Samson [BHL 7478-7479] ou du moins, si l’on suppose avec J.C. Poulin que celle-ci constitue un remaniement de l’époque carolingienne, par son « avant-texte » [BHL vacat] qu’il convient alors d’attribuer au personnage que l’hagiographe, qui l’appelle Henoc, désigne comme sa source principale : la vita primigenia composée par Henoc serait ainsi « encore partiellement reconnaissable à travers les suppléments greffés par le remanieur ».
Pour pallier le déficit hagiographique breton des VIe-VIIIe siècles, il est tentant de se tourner vers l’est de la péninsule armoricaine et de recourir à une éventuelle production locale ; mais à Nantes, par exemple, où le christianisme semble s’être établi dans la première moitié du IVe siècle, comme à Angers ou à Tours, le maigre dossier martyrial des « Enfants nantais » [BHL 2275-2277], à compléter par celui plus fourni de Béat [BHL 1064-1066] – qui malheureusement n’intéresse Nantes que pour une court passage ̶ nous renseigne moins sur les circonstances de cette christianisation tardo-antique que sur l’idée que s’en faisait le clergé nantais plusieurs siècles après les événements. En fait, c’est toujours et encore Grégoire de Tours ̶ au-delà des questionnements multiples dont son œuvre fait désormais l’objet et même si, bien entendu, le récit factuel doit être à chaque fois interprété aussi dans la perspective parénétique où se place cet auteur ̶ qui nous fournit l’essentiel des données contemporaines, notamment ce qui concerne la considération dont l’évêque Félix (+ 582) faisait preuve à l’égard d’anachorètes comme Friard, établi à Besné, en territoire sans doute déjà passé par les Bretons, ou bien les relations du prélat avec ces derniers, ou encore la manière dont ceux-ci avaient été amenés à honorer saint Nazaire. A propos de Félix, on peut s’étonner que ce prélat n’ait fait à l’époque l’objet d’aucun traitement hagiographique, pas même par son ami Venance Fortunat, auteur entre autres de la vita du breton Aubin, évêque d’Angers (+ vers 550) [BHL 234], et de celle du poitevin Paterne, évêque d’Avranches (+ vers 564) [BHL 6477], dont l’hagiographe tardif de l’évêque homonyme de Vannes s’est assez largement inspiré. C’est seulement à la fin du Xe siècle que Martin (de Vertou), présenté comme un disciple de Félix, a retenu l’attention des hagiographes : alors que Vertou faisait désormais partie du territoire du duché de Bretagne, Létald de Micy a consacré au fondateur de l’abbaye locale un ouvrage [BHL 5667-5668], peut-être inspiré d’une composition plus ancienne et dont l’arrière-plan est très « politique ». Ermeland, dont l’apostolat local se situe à la charnière des VIIe-VIIIe siècles, dispose d’une biographie écrite sans doute à la fin du VIIIe siècle [BHL 3851] mais qui peut-être appartient à la riche production hagiographique de l’abbaye Saint-Wandrille de Fontenelle.
La Renaissance carolingienne constitue, comme on l’a dit, l’âge d’or de l’hagiographie bretonne, dont le témoin le plus ancien — en dehors de la première vita de Samson, si du moins l’on opte pour une datation basse de ce dernier texte — paraît être une biographie de Melaine [BHL 5887-5888] composée dans la première moitié du IXe siècle. Outre celui de Guénolé, il convient de mentionner l’ample dossier littéraire de Magloire, formé de textes vraisemblablement rédigés par les moines de Léhon entre les années 860 et 920 [BHL 5139-5147] , ainsi que la vita de Malo par le diacre Bili, dont la rédaction se situe à Alet (aujourd’hui Saint-Servan) vers 870 [BHL 5116], et le remaniement sensiblement contemporain à Dol de celle de Samson [BHL 7481, 7483] , sans oublier l’ouvrage connu sous le titre tardif de Gesta sanctorum Rotonensium [BHL 1945] et la composition de Wrmonoc sur Paul Aurélien [BHL 6585] . Ce dernier auteur, lui aussi moine de Landévennec et qui s’affirme explicitement comme le disciple de Wrdisten, dont il mentionne « l’ouvrage en plusieurs livres » sur Guénolé, a indiqué la date précise de sa propre rédaction (884) et nous permet ainsi d’ordonner la production hagiographique contemporaine de l’écritoire du monastère cornouaillais : nous savons en effet que le moine Clément avait composé son hymne sous le règne de Salomon et le « rectorat » de Rivelen (Tempore quo Salomon Britones rite regebat/Cornubie rector quoque fuit Riuelen) et que cette oeuvre était elle-même connue de Wrdisten qui en cite deux vers. La rédaction de l’essentiel des pièces du dossier hagiographique de Guénolé est donc intervenue aux années 857-884. Notons au surplus que cette filiation spirituelle et littéraire sur trois générations d’hagiographes apporte un précieux éclairage contemporain sur « le petit monde des lettrés bretons », décrit par Bernard Merdrignac . En revanche, la probable parenté biologique à laquelle « se superposeraient des liens intellectuels noués à l’école monastique de Redon » entre l’hagiographe de Malo, Bili, et Ratuili, évêque d’Alet, n’a pas convaincu Caroline Brett de retenir l’hypothèse émise par Ferdinand Lot, pourtant qualifiée par elle « ingenious », de reconnaître dans le prélat l’auteur des Gesta sanctorum Rotonensium.
B. Merdrignac est enclin à penser, pour sa part, que les vitae bretonnes de l’époque carolingienne sont l’aboutissement « d’une démarche de récriture et d’actualisation de versions antérieures disparues depuis ». En effet, ces dernières étaient « dépourvues d’efficacité dans la conjoncture religieuse du IXe siècle », caractérisée avant tout en Bretagne par l’adoption du comput romain, de la règle bénédictine et de l’organisation territoriale diocésaine ; mais il n’est pas exclu « d’espérer retrouver dans ces textes du IXe siècle des traces des préoccupations qui sous-tendaient les rédactions perdues dont leurs auteurs prétendent s’inspirer ». Ainsi, tenant compte des travaux fondateurs de S. Reinach, reprenant les propositions de L. Fleuriot, assorties des correctifs apportés par A. Chédeville, sur « l’hypothétique traité entre Clovis et les Bretons » passé aux alentours de l’an 500, renouvelant la réflexion de M. Rouche sur l’attente millénariste qui caractérise une grande partie de la Chrétienté à la fin du Ve siècle, B Merdrignac avance l’idée séduisante « que si les saints bretons sont passés sur le continent à la suite du baptême de Clovis », au lendemain du traité d’alliance passé par les habitants de la péninsule armoricaine avec la dynastie mérovingienne ̶ comme le confirme indirectement le fait qu’au travers du prisme d’une documentation qui est principalement hagiographique, comme on vient de le rappeler, cette vague d’immigration, constituée majoritairement de membres du clergé, a pu occulter le souvenir d’une vague antérieure, qui aurait été de nature essentiellement militaire ̶ , « c’est parce que les milieux ecclésiastiques insulaires adhéraient à l’idée que la conversion du roi franc venait d’inaugurer le millenium attendu » : la production hagiographique bretonne des temps carolingiens, qui s’inscrit en outre dans une démarche élitiste de correction de la langue et du style d’où parfois résultent des textes abscons, nous a donc « transmis, comme l’auraient fait des palimpsestes, de précieux vestiges de l’ambiance spirituelle dans laquelle s’est ouvert “l’âge des saints” en Bretagne continentale ». L’hypothèse proposée par B. Merdrignac n’est pas invalidée par les récentes conclusions assez pessimistes sur l’état de sous-christianisation de l’île de Bretagne du IVe au VIe siècle, qu’elle pourrait au contraire contribuer en partie à expliquer par cet exil massif du clergé insulaire, tout en laissant ouverte la perspective d’une première étape de christianisation de l’ouest de la péninsule armoricaine à partir de sièges épiscopaux établis à Corseul et à Carhaix.
Les troubles liés aux incursions puis aux installations permanentes des Scandinaves en Bretagne et sur ses marges ont entrainé, à partir de la mort de Salomon en 874, la déliquescence des institutions locales, y compris celle des scriptoria monastiques qui étaient alors les principaux centres de (ré)écriture et de conservation des oeuvres hagiographiques. Les tribulations des reliques des saints bretons et de leur « mode d’emploi » respectif sont à l’origine de la diffusion à une échelle relativement large d’une hagiographie à dominante ‘régionale’ ; cet exode a également contribué de manière paradoxale à la préservation des manuscrits les plus anciens, dont la destinée locale eût sans doute été tout autre. En outre, il est vraisemblable que, parmi les moines qui fuyaient la Bretagne, certains furent accueillis dans leur exil par des communautés d’origine bretonne auxquelles ils ont ainsi donné la possibilité de ressourcer leur propre production hagiographique. C’est l’explication, au demeurant convaincante, donnée par H. Le Bourdellès sur les circonstances de la composition vers 925 de la vita ancienne de saint Judoc [BHL 4504] dans la région de Saint-Josse-sur-Mer.
A l’inverse, il convient d’envisager à l’occasion de cet exil l’intégration dans l’hagiographie bretonne de traditions ‘exogènes’. Les exemples les plus frappants de ce phénomène renvoient au Cornwall, qui avait accueilli une partie des Bretons fuyant leur patrie. Certes les influences ont largement joué là encore dans le sens d’une extension du culte des saints continentaux ; mais des traditions corniques ont pu à cette occasion ‘infiltrer’ la production hagiographique bretonne : c’est à de telles circonstances que nous sommes pour notre part tenté, par exemple, d’associer la composition à l’abbaye de Landoac de l’ouvrage sur les frères de Guénolé, Jacut et Guethenoc [BHL 4113-4114], texte qui, comme la vita de Turiau (version dite de Clermont) [BHL 8342d], contient des références à Constantin et à Gereint. Le cas de la vita de saint Ethbin [BHL 2621] est plus complexe : ce texte, qui a formé un chapitre de la vita brevior de saint Guénolé [BHL 8956d] et que l’on retrouve dans le cartulaire de Landévennec, compilé vers le milieu du XIe siècle, a vu sa circulation principalement assurée « par des mss d’origine nordique en compagnie de versions abrégées de la Vie de saint Guénolé », ce qui incite J.C. Poulin à penser que cette légende « serait originaire du nord de la France et non de Cornouaille » et que sa jonction avec celle de saint Guénolé « renvoie à l’époque de la présence de la communauté cornouaillaise dans la région de Montreuil après 913 » ; mais Ethbin est présenté comme un disciple de saint Samson de Dol, il est en relation avec un certain Similien, abbé du monastère de Tauracus (non localisé) et avec un moine de ce monastère appelé Guénolé. Cette attribution constitue un indice assez sûr qu’il existait un culte dolois de saint Guénolé ; mais que ce culte était rendu à un homonyme distinct du fondateur de Landévennec. Au temps de la compilation du cartulaire de leur abbaye, les moines de Landévennec revendiquaient la possessioncula dite villa Lancolvett qui est à l’origine de Locquénolé et qui s’étendait à l’époque sur un territoire plus vaste (a mare usque ad mare) ; mais le même lieu est attesté dès 1163 comme dépendance de l’abbaye de Landoac et comme enclave de l’évêché de Dol dans celui de Léon. E. Vallérie, qui veut reconnaître dans le toponyme Tauracus le nom ancien de Taulé, écrit que Locquénolé « est le seul point où soient attestées successivement l’influence de Landévennec et celle de Dol ». Pour notre part, il nous semble que c’est moins l’influence de Dol que celle de Landoac qui s’est manifesté à Locquénolé. Il convient également de prendre en compte le fait que le prélat qui siégeait à Saint-Pol-de-Léon au temps où les moines de Landévennec revendiquaient la possession de ce locus était un certain Omnes, originaire de Cornouaille et domestique de la maison comtale, intéressé à ce que Landévennec conserve son statut prééminent entre les différentes abbayes bretonnes ; mais rien n’empêche que le culte de saint Guénolé à Locquénolé ait été primitivement rendu au saint dolois de ce nom et ne doive rien là encore au fondateur de Landévennec. Par ailleurs, les incontestables emprunts au dossier hagiographique de saint Guénolé qui figurent dans l’ouvrage consacré à Jacut et Guethenoc sont peut-être moins la marque de l’influence de Landévennec en ce lieu que l’indice d’échanges avec Landoac, dont la vita de saint Ethbin constituerait la contrepartie.
J.C. Poulin, qui souscrit assez largement aux conclusions de H. Le Bourdellès sur la vita de saint Judoc, n’exclue pas un phénomène similaire, un peu plus tardif cependant, pour ce qui est de la probable composition de la vita ancienne de saint Lunaire [BHL vacat] à l’abbaye ligérienne de Fleury.
On sait combien l’abbaye de Fleury avait tissé de liens avec la Bretagne à l’époque des troubles scandinaves, pour finir par constituer au XIe siècle, un véritable « atelier-relais » de l’hagiographie bretonne, dont on a notamment conservé la réfection de la vita de saint Paul Aurélien par Vital [BHL 6586], ainsi qu’une nouvelle vita de saint Judoc, par Isembard [BHL 4505-4510].
Notons enfin que, toujours selon J.C. Poulin, le récit du vol des reliques de saint Malo et de leur retour de Saintonge en Bretagne [BHL 5114] aurait été composé « par un moine qui travaillait à Paris au Xe siècle, après 920 ». La vita de saint Brieuc continue d’interroger les hagiologues : sous son nom complet de Brimaël (Briomaglus), qui est celui d’un saint honoré essentiellement en basse Cornouaille, le personnage avait-il fait l’objet, à l’époque carolingienne, d’une biographie composée à l’abbaye Saint-Serge d’Angers ? La vita du XIe siècle [BHL 1463-1463a], sortie du même scriptorium, nous apprend que l’on avait longtemps ignoré sur place que Brieuc avait été évêque, ce qui incontestablement constitue un argument fort pour envisager la composition d’une première version de ce texte avant la fin du Xe siècle, dans un contexte de tension entre le monastère de Val Trégor (Tréguier) et celui de la Vallée Double (Saint-Brieuc). La date de la vita de Léri [BHL 4797-4798], longtemps placée au IXe siècle, est
toujours discutée : il n’est pas impossible qu’on doive l’abaisser jusqu’au XIe
siècle. De même, la datation de plusieurs des pièces du dossier littéraire de
Melaine, évêque de Rennes [BHL 5889-5890, 5891] demeure-t-elle incertaine :
entre le milieu du IXe et le milieu du XIe siècle. Enfin, peut-être convient-il
peut-être de conjecturer l’existence à l’époque carolingienne d’un ouvrage
consacré à un hypothétique saint Hoarvian, dont la première partie de la vita de son fils Hoarvé alias Hervé [BHL 3859] aurait conservé les
vestiges. Quant à la vita de Guénaël
et au récit de la translation de ses reliques [BHL 8818-8819], dont il convient
sans doute d’abaisser l’époque de la rédaction à la fin du XIe siècle, ils ont
peut-être été rédigés au prieuré de Corbeil.
J.-L. Deuffic a opportunément rappelé dans un travail récent que « la ‘bourrasque’ normande sur les terres de Bretagne n’explique pas à elle seule la dispersion des reliques. Des moines gyrovagues aux vols intentionnels, nombreuses sont les situations qui ont permis l’émiettement de ces ‘parcelles d’éternité’ » ; mais il nous semble que les initiatives princières, dont ce chercheur fait également mention au sujet du monastère de Plélan, richement doté par Salomon, n’ont pas encore fait, ici ou ailleurs, l’objet d’une prise en compte systématique : peut-être en effet pourrait-on expliquer la présence de reliques bretonnes dans des sanctuaires de la Francia — comme cela était le cas à Chelles par exemple — assez largement avant l’époque des raids des Vikings en Bretagne, par le biais de pratiques de don et de contre-don dont les reliques auraient pu être l’objet et qui, à l’instar du vol, ont constitué, comme l’ont récemment rappelé Ana Rodriguez et Reyna Pastor, « des formes fondamentales de transfert de propriété à l’époque du haut Moyen Âge » ?
Il faut ensuite attendre le XIe siècle pour constater en Bretagne un renouveau de la littérature consacrée aux saints, renouveau qui, pour une large part, s’inscrit dans le cadre de la réforme grégorienne : le Moyen Âge breton central connaît alors, jusqu’à la charnière des XIIe-XIIIe siècles une activité soutenue de recréation hagiographique. Ce travail était effectué par de véritables « spécialistes », le plus souvent attachés à des sièges épiscopaux, du moins quand les prélats eux mêmes n’étaient pas les auteurs des textes concernés. Ceux-ci sont évidemment consacrés aux saints que la tradition présentait comme des évêques : outre Melaine à Rennes, mentionnons Samson à Dol [BHL 7486], Malo à Alet [BHL 5120], Tugdual [BHL 8350-8353] et Conval [BHL 2018b] à Tréguier, Goëznou [BHL 3608], Goulven [BHL 3610] et Ténénan [BHL 7999] à Saint-Pol-de-Léon, Corentin à Quimper [BHL 1953 et Suppl.], à Vannes Patern sans doute ̶ dont la vita [BHL 6480], qui avait cours en Bretagne à la fin du XIIe siècle, témoigne, comme on l’a dit, de relations complexes avec celle de saint Pair d’Avranches par Venance Fortunat, ainsi qu’avec la tradition galloise ̶ et peut-être aussi Gobrien [BHL vacat] ; mais également à ceux qui avaient illustré l’Église bretonne : abbés comme Gildas [BHL 3541], Méen [BHL 5944], Suliau [BHL vacat], sans oublier Conwoion [BHL 1946], fondateur de Redon, personnage amplement attesté dans les actes de la pratique et qui avait déjà fait l’objet d’un traitement hagiographique au IXe siècle dans le cadre collectif des Gesta sanctorum Rotonensium [BHL 1945] ; moines ou ermites comme Armel [BHL vacat], Hervé [BHL 3859-3860], Maudez [BHL 5722], Ronan [BHL 7336], ainsi que des novi sancti comme Goustan de Rhuys [BHL vacat], Maurice de Carnoët [BHL 5765-5766] et Robert d’Arbrissel [BHL 7259] ; sans oublier quelques laïcs, essentiellement des personnages d’extraction royale, princes ‘historiques’ comme Judicaël [BHL 4503] ou ‘légendaires’ comme Mélar [BHL 5906c-5904, 5903], Gurthiern [BHL 3720-3722], Efflam [BHL 2664]. Donnons également ici toute leur place à deux textes hagiographiques bretons consacrés à des personnages féminins, en l’occurrence la vita de Ninnoc [BHL 6242], princesse devenue moniale, mais dont la personnalité et la destinée n’appartiennent malheureusement pas au champ historique, et la « merveilleuse et édifiante histoire du roi de Brest et d’Azénor sa fille, épouse de Goëllo » (pulchra et pia historia regis Brest et Azenor suae filiae et uxoris de Gouellou), qui forme la première partie de l’ouvrage consacré à Budoc [BHL 1478]. Enfin, il faut à nouveau souligner la relative indigence de l’hagiographie nantaise dont nous n’avons guère que trois exemples à cette époque : le court récit de la mort dramatique de l’évêque Gohard [BHL 3712], tué dans sa cathédrale par les Normands, l’ouvrage consacré à Viau [BHL 8698], qui se présente avant tout comme un manuel de pèlerinage, et la vita de Benoît de Massérac [BHL 1145], dont l’époque de composition est très incertaine et qui curieusement prête au saint une origine grecque. En tout état de cause, les dossiers de ces deux derniers saints, dont les sanctuaires dépendaient respectivement de l’abbaye de Tournus et de celle de Redon, mériteraient un réexamen attentif.
Plusieurs des hagiographes de cette époque sont connus, tandis que d’autres sont ‘profilables’ : les plus célèbres sont Marbode de Rennes, mais qui ne s’est pas intéressé, semble-t-il, à la matière bretonne, à l’exception peut-être du récit d’un miracle de saint Melaine [BHL 5893], comme le suggère F. Dolbeau ̶ Baudri de Dol, auteur d’une réfection de la vita de saint Samson [BHL 7486] et qui fut également sollicité pour rédiger une biographie spirituelle de Robert d’Arbrissel [BHL 7259] conforme aux attentes de l’abbesse de Fontevraud ̶ et probablement Guillaume le Breton, originaire du Léon, chapelain et chantre de Philippe Auguste, dont l’œuvre hagiographique supposée, ‘redécouverte’ à la faveur de la controverse récente sur la datation de la vita de saint Goëznou [BHL 3608], paraît avoir consisté essentiellement dans des Gesta episcoporum Leonensium rédigés à l’extrême fin du XIIe siècle, dont les textes consacrés à saint Goulven [BHL 3610] et saint Ténénan [BHL 7999] forment les autres pauvres vestiges. En ce qui concerne le traitement littéraire des novi sancti, il faut accorder une attention particulière à la production d’Etienne de Fougères, évêque de Rennes de 1168 à 1178, laquelle demeure largement méconnue car elle a été occultée par un ouvrage plus renommé, le Livre des manières, écrit en langue vulgaire. Si Etienne n’appartenait probablement pas à la dynastie des puissants barons de Fougères, son surnom le désigne sans doute comme un membre de leur familia, à tout le moins comme un habitant du chef-lieu de leur principauté. Chapelain du roi Henri II Plantagenêt, Etienne avait longtemps commis des vers profanes ; mais « une soudaine apparition l’avertissant de sa mort prochaine l’aurait détourné vers l’élaboration d’œuvres plus sévères ». Ainsi, aux dires de son contemporain et ami Robert, abbé du Mont-Saint-Michel, Etienne avait écrit une vita de Guillaume Firmat [BHL 8914] : la longue carrière érémitique de ce dernier a connu une étape bretonne, dans la région de Vitré, avant celles de Fontaine-Géhard et de Savigny et son implantation définitive à Mantilly. Toujours selon Robert du Mont, Etienne était également le biographe de l’ermite Vital de Tierceville, dit de Mortain, devenu le premier abbé de Savigny [BHL 8707]. Enfin, on lui a parfois attribué la composition de la vita d’un moine de la même abbaye, Hamon de Landécot [BHL 3752], originaire de Saint-Etienne-en-Coglès, dans le diocèse de Rennes. Il est intéressant de noter combien la dimension hagio-géographique des personnages auxquels s’est intéressé Etienne de Fougères dépasse assez largement les limites du diocèse dont il était sans doute originaire et dont il avait un temps présidé les destinées, pour recouvrir le territoire contrôlé par la famille de Fougères.
Mais c’est à « l’automne du Moyen Âge » — nous reprenons à dessein la formule célèbre de J. Huizinga — que la production hagiographique bretonne, principalement sur la base d’un processus de recyclage des textes antérieurs, a connu un important développement, inversement proportionnel à sa médiocrité littéraire. Ce succès, acquis dès le début du XVe siècle, comme il se voit notamment par la récupération idéologique dont elle a fait alors l’objet de la part de la dynastie ducale et de plusieurs lignages aristocratiques de Bretagne, en particulier les Rohan, s’est durablement prolongé au XVIe siècle, avec l’impression des différents bréviaires diocésains compilés par des commissions canoniales ad hoc, et au XVIIe siècle, avec la publication en 1636 de l’ouvrage du dominicain Albert Le Grand, de Morlaix, qui, au travers de sa paraphrase française, largement adultérée, nous a transmis les vestiges de nombreux textes de l’époque tardo-médiévale aujourd’hui perdus, notamment ceux qui concernent Briac, Conogan, Hernin, Jaoua, Ké, Rioc, Tanguy (et sa sœur Haude). Les principales raisons de ce succès sont au nombre de trois :
- - l’intensification de la pastorale mendiante, avec un recours massif à l’exemplum qui renforce l’efficacité de la prédication.
- - La (re)construction d’une histoire « nationale » du duché, avec l’utilisation par les chroniqueurs du matériau hagiographique pour éclairer les origines bretonnes.
- - L’évolution des pratiques éditoriales qui désormais combine une ‘littérature de digest’ avec des formats plus maniables et dont résulte le bréviaire portable.
En conséquence, à partir du milieu du XIIIe siècle, les textes antérieurs ont fait l’objet en Bretagne d’un recyclage qui se traduit moins par des réécritures que par des interpolations et moins par des abréviations que par des coupures. De plus, les rares créations ‘originales’ du bas Moyen Âge breton, comme par exemple les vitae de Gonéri [BHL 3611] et de Mériadec [BHL 5939b], composées pour renforcer les prétentions des Rohan à la couronne ducale, ou encore les textes consacrés à Herbot [BHL 3821] ou à Salomon [BHL, p. 1082], écrits sans doute au lendemain de la guerre de succession de Bretagne, se présentent assez largement comme des centons.
© André-Yves Bourgès 2010
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