09 septembre 2012

Gildas, un "homme de lettres" du VIe siècle

 La disparition prématurée de Google Knol (voir ici) nous donne l'occasion de rapatrier sur le blog Hagio-historiographie médiévale un article de vulgarisation publié en octobre 2009.

 
Gildas, « le dernier Romain de l’île de Bretagne » (F. Kerlouégan), mérite-t-il encore le titre d’historien qui lui avait été accordé par les “antiquaires” du XIXe siècle ? A la suite de ces derniers, on a en effet avant tout cherché dans son ouvrage — De excidio Britanniae, «  De la décadence de la Bretagne » (désormais cité DEB) — des informations relatives à l’histoire de l’île de Bretagne aux Ve-VIe siècles. Notons que seul cet aspect de témoignage contemporain parait avoir vraiment intéressé les historiens de la Bretagne continentale, parce qu’ils espéraient recueillir dans le DEB — au-delà de la rapide mention d’insulaires qui, fuyant leur pays où désormais les Saxons se comportaient en maîtres, « rejoignaient les régions d’outre mer » — des renseignements sur les circonstances de l’émigration bretonne en Armorique ;  ils ne faisaient que suivre en cela le lointain exemple de Bède (+ 735)  qui, au sujet des Pictes et des Scots, s’enquérait dans cet ouvrage de détails dont son auteur s’est montré particulièrement avare, alors même que la sobriété n’est pourtant pas la « marque de fabrique » du DEB. Le malentendu était donc de taille et allait s’avérer durable.

Le DEB est constitué de deux parties, précédées d’une introduction dans laquelle Gildas nous explique ses motivations et souligne que, du fait de son inexpérience, il a attendu plus de dix ans avant de composer cette lettre (epistola)— comprendre “lettre ouverte” — contenant une « courte monition » (admonitiuncula). La première partie consiste en la description de l’île de Bretagne suivie d’un résumé de son histoire depuis l’époque de la Conquête romaine : certains érudits (notamment A.W. Wade-Evans)  ont supposé que cette partie proprement “historique” pouvait résulter d’une interpolation au VIIIe siècle ; mais leur hypothèse n’a pas été corroborée depuis. Pour écrire ce résumé, Gildas indique qu’il n’a pu utiliser la matière des monuments écrits de sa patrie — si tant est qu’ils existèrent jamais, prend-il la précaution de souligner — parce que tous ces documents avaient été soit la proie des incendies allumés par les ennemis, soit emportés au loin en bateau par ses concitoyens exilés ; mais il dit s’être servi de traditions recueillies outre mer, au demeurant pas très complètes, ni très claires. Cette désignation de sa source principale par Gildas a parfois été interprétée comme la preuve de son propre exil sur le continent : en tout état de cause, c’est bien ainsi que l’avait comprise, au XIe siècle, l’hagiographe du saint homonyme honoré à l’abbaye de Rhuys. La seconde partie du DEB fait quant à elle l’objet d’une subdivision entre deux textes clairement distingués par leur auteur, mais qui se situent sur le registre de l’admonitiuncula : l’un, qui s’adresse nommément à cinq rois contemporains de Gildas (Constantinus, Aurelius Caninus, Vortiporius, Cuneglasus, Maglocunus), flétrit  la conduite et les méfaits des chefs laïques de l’île de Bretagne ; l’autre, explicitement présenté comme la suite du précédent, est dirigé contre les évêques, les prêtres et jusqu’à certains membres de l’ « ordre » (des diacres)  auquel Gildas déclare appartenir.

Le récit qu’il fait des événements du passé et le témoignage que Gildas apporte sur son époque, dont les hypercritiques du début du XXe siècle (notamment F. Lot) n’ont eu aucun mal à dénoncer les imprécisions ou les incohérences, constituent la démonstration a contrario de ce que le propos du DEB n’est justement pas de nature historique ou “mémorialistique” ; ainsi, les emprunts manifestes à Orose (+ vers 418) ne relèvent pas seulement de l’anecdote ou du glossaire, ils sont aussi très largement “idéologiques”. Il faut par ailleurs admettre que cet ouvrage — du moins le prologue et la première partie — a constitué la seule source dont on s’est servi à Rhuys pour identifier son auteur avec le patron et fondateur supposé de l’abbaye, comme l’attestent,  dans la vita la plus ancienne de saint Gildas [BHL 3541], les deux citations exclusives et littérales ainsi que la chronologie de la composition du DEB, que l’hagiographe adapte à son propos : les « frères religieux » de Gildas, qui réclamaient son retour dans l’île de Bretagne, vinrent le visiter au monastère de Rhuys dix années après son installation en ce lieu et c’est alors qu’il écrivit  son « opuscule en forme de lettre » (epistolarem libellum) aux cinq rois de l’île. Cependant, on l’a vu, Gildas, à l’époque où il a écrivait la seconde partie du DEB, n’était pas (encore ?) moine, mais diacre, ce qui a échappé à l’hagiographe, peut-être parce que ce dernier ne disposait pas d’un manuscrit complet de cet ouvrage. Gildas a fait l’objet d’un nouveau traitement hagiographique, cette fois insulaire, par Caradoc de Llancarfan, qui était le contemporain de Geoffroy de Monmouth (+ vers 1155) : la vita en question [BHL 3542] consacre d’ailleurs une large place aux rapports supposés de Gildas, qualifié d’ « historien des Bretons »,  avec le roi Arthur, mais passe sous silence son éventuel séjour armoricain et nous le montre terminant sa vie comme ermite à proximité de l’abbaye de Glastonbury, où il avait écrit les « histoires des rois de Bretagne ». Cette tradition figure également dans le traité De Antiquitate Glastoniae Ecclesiae, composé vers 1135 par Guillaume de Malmesbury, mais qui n’est plus accessible aujourd’hui que dans une version du XIIIe siècle, largement interpolée.

La biographie “autorisée” de Gildas est donc réduite à l’unique indication qui figure dans la première partie parfois contestée du  DEB — indication d’une précision étonnante, mais en même temps dérisoire : Gildas place sa naissance l’année du siège de Mont-Badon, dont malheureusement la date demeure encore discutée (vers le tournant des Ve-VIe siècles). Si la formulation ne laisse pas de doute sur la date de naissance de l’auteur, elle n’est pas suffisamment claire en revanche pour trancher si la rédaction du DEB doit être datée de la quarante-quatrième année de Gildas, ou si cet intervalle de quarante trois ans s’applique à la date du siège de Mont-Badon par rapport à quelque événement antérieur d’importance. On peut retenir, en tant que source externe quasi-contemporaine, les allusions de Colomban (Epist., I, 6 et 7), qui, tout en nous procurant un nouveau synchronisme — cette fois avec Finnian de Clonard (+ vers 550), à qui Gildas avait adressé une lettre dont on conserve encore, semble-t-il, quelques fragments — témoignent de la célébrité de l’auteur du DEB en son temps, ainsi que de la diffusion de son ouvrage vers la fin du VIe siècle. Ce qui est rapporté des cinq rois bretons à qui s’adresse la première admonitiuncula ne peut, en l’état actuel de la documentation disponible, faire l’objet de toutes les vérifications nécessaires ; la critique actuelle admet cependant l’historicité de ces différents personnages, ainsi que celle du vainqueur de Mont-Badon, Ambrosius Aurelianus, dont Gildas souligne que les descendants avaient, à son époque, beaucoup perdu de leur vertu ancestrale. Quant à la seconde admonitiuncula à l’adresse du clergé de l’Église de Bretagne, elle ne fournit aucun nom : prudence de l’auteur, désireux de ne pas brûler tous les vaisseaux de sa (future ?) carrière ecclésiastique, ou bien, plus vraisemblablement, nouvel indice que ce texte, loin de refléter la réalité, est en fait un exercice convenu destiné à illustrer un genre littéraire bien défini ?

Car Gildas est avant tout un “homme de lettres”, dont le style prolixe et parfois obscur témoigne en réalité d’une grande maîtrise de la langue latine et de son appropriation par un véritable auteur, pour qui la romanité, dans sa double dimension politique (l’Empire) et religieuse (le christianisme), constitue un summum indépassable. Le DEB est avant tout un “livre d’écrivain”,  préparé de longue date et dont la spontanéité n’est sans doute pas la caractéristique principale : comment en effet peut-on résister plus de dix ans à un impérieux besoin de dénoncer les turpitudes de son temps, sauf à considérer que cette maturation est une étape nécessaire du projet littéraire que l’on a construit ? Certes, on a tenté d’interpréter (et en même temps d’expliquer) ce délai par des considérations relatives à l’âge de l’auteur du DEB : Gildas aurait en fait écrit ce texte autour de sa vingt cinquième année, ce qui rapporterait la première étape de ses réflexions lorsqu’il était âgé de douze, quinze ans, — trop jeune donc pour prendre la plume ; mais rien n’empêche de voir en lui un auteur plus mûr, largement quarantenaire même si l’on retient l’une des traductions possibles du passage sur sa naissance. De même, si la “bibliothèque” de Gildas, inventoriée au travers des emprunts manifestes qui figurent dans son ouvrage, ne comprenait sans doute que quelques livres — ce qui,  à nouveau, ne concorde guère avec l’hypothèse d’un travail de rédaction à l’intérieur d’une enceinte monastique, généralement bien dotée en manuscrits d’œuvres diverses —  le DEB témoigne indirectement de l’influence de très nombreux auteurs, dont l’apprentissage a nécessairement demandé du temps.

Le bilan historiographique de Gildas peut être vite fait : si sa personnalité littéraire est désormais assez bien connue, le personnage historique demeure pratiquement insaisissable et la personne du saint est le produit d’un phénomène d’historicisation tardive à partir de traditions hagiographiques invérifiables, mises par écrit à partir du XIe siècle ; — il est particulièrement inapproprié de reprocher à Gildas de ne pas être le Grégoire de Tours des Bretons, car son propos est très différent de celui de l’auteur des Dix livres d’histoire ; — son œuvre est une contribution d’importance à l’histoire littéraire du VIe siècle  ; elle vient illustrer le genre, assez peu développé, de la “lettre-sermon”, dont le modèle est peut-être à chercher du côté de la lettre aux soldats de Coroticus par saint Patrice ; mais, sur le fond, c’est l’influence de Salvien de Marseille (+ après 470) qui est sans doute la plus sensible ; au demeurant, le DEB constitue un témoignage sur l’existence dans l’île de Bretagne à cette époque de foyers de culture latine, plutôt conservateurs, peu influencés en tout cas par la culture indigène ; — les historiens des origines de la Bretagne continentale doivent se contenter d’une mention furtive concernant l’émigration d’insulaires vers des contrées d’outre-mer : il n’est pas spécifiquement question de l’Armorique et il n’est pas non plus établi, si du moins cela n’est pas impossible, que Gildas ait fait partie de ces émigrés ; — en revanche, les rares traits “civilisationnels” rapportés incidemment par Gildas pour servir son propos, sont particulièrement précieux, car ils témoignent, à l’époque de cette émigration, de la forme de plusieurs institutions et de quelques faits sociaux propres aux populations de l’île de Bretagne : il convient donc  de  resituer ces notations comme un jalon dans la perspective ethno-historique qui s’ouvre avec le corpus littéraire des auteurs de l’Antiquité et se prolonge avec  la documentation médiévale, sans en tirer de conclusions trop péremptoires pour ce qui concerne la Bretagne continentale.

André-Yves Bourgès

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