22 mars 2015

Les origines bretonnes d’après un article récent : « nouveau regard » ou « modèle interprétatif démodé » ? (Seconde partie)



Le dernier Bulletin de la Société archéologique du Finistère contient la seconde partie (traduite par Patrick Galliou) d’un important article de Ms Caroline Brett sur les migrations bretonnes, article dont la version originale en anglais a paru dans la revue Cambrian Medieval Celtic Studies, n°61 (2011), p.1-56. Nous avons déjà eu l’occasion de rendre compte de cette étude en 2012 et nous y sommes encore revenu lors de la publication de la première partie de sa traduction française en 2014. Autant dire que nous ne lui consacrerons aujourd’hui qu’un traitement limité, d’autant que, comme nous l’avons déjà indiqué, les hypothèses proposées par C. Brett à la suite de son entreprise de déconstruction, sinon de démolition, de la ‘vulgate’ historiographique relative aux origines de la Bretagne armoricaine, se révèlent finalement, de notre point de vue, assez peu innovantes et, au demeurant, tout aussi spéculatives que celles auxquelles on prétend les substituer, comme cela est d’ailleurs loyalement souligné p. 169 : « en résumé, il nous paraît possible d'avancer une hypothèse différente de celle proposée par Léon Fleuriot et ses disciples quant aux migrations bretonnes. Je reconnais bien sûr qu'une telle proposition est tout aussi hypothétique que celle qu'elle prétend remplacer, mais je crois, néanmoins, qu'elle ne fait pas violence aux données historiques ».

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Avant de formuler ses propres hypothèses (p. 169-175), C. Brett examine la question de la présence, dans l’ouest de la péninsule armoricaine, d’Etats bretons que la ‘vulgate’ historiographique décrit comme organisés sous la forme de « monarchies territoriales » (l’expression est empruntée à André Chédeville dans son article sur « Francs et Bretons pendant la première moitié du VIe siècle : avant la rupture », p. 900) : cette position est aussitôt révoquée en doute par C. Brett (p. 159-165), sans trop de difficultés d’ailleurs eu égard au déficit documentaire, même si ses appels justifiés à la prudence ont surtout pour effet de conduire à une véritable sous-interprétation des sources, qui nous paraît tout aussi dommageable que leur surinterprétation. A l’inverse c’est bien imprudemment nous semble-t-il que cette chercheuse exprime des opinions qui n’ont rien d’irréfragable sur des sujets comme le statut royal tel qu’il pouvait être perçu, de manière négative, par les Bretons insulaires et continentaux (p. 160-161), ou bien encore la présence sur le territoire de la future Normandie de ‘saints’ bretons qui pénétraient ainsi « bien au-delà de ce qui allait devenir la zone bretonnante, alors même que des vestiges de culture et de tenure franques s’y voyaient encore, l’expansion vers l’est de la langue bretonne étant bien moindre qu’en Bretagne méridionale » (p. 162). S’agissant du titre de roi chez les Bretons continentaux au VIe siècle, il nous semble difficile d’évacuer sans discussion le témoignage de Grégoire de Tours et de lui préférer celui des hagiographes tardifs  que C. Brett réfute par ailleurs ; ce qui est dit à cette occasion de la Cornouaille et de la Domnonée en tant qu’entités territoriales ‘indéterminées’ emprunte beaucoup, mais avec moins de radicalité, aux positions développées par Magali Coumert (p. 161-163), tandis que la vision d’une organisation socio-politique reposant avant tout sur les communautés villageoises regroupées sous l’autorité de machtierns au sein de plebes, telle qu’elle apparaît plus tardivement dans les chartes de Redon, est largement inspirée par les travaux de Wendy Davies (p. 163-165). Quant aux ‘saints’ bretons installés sur les côtes de l’ancien Tractus armoricanus et nervicanus, il n’est pas du tout certain qu’ils soient venus de l’ouest de la péninsule armoricaine en traversant une sorte de no man’s land gallo-franc : il peut tout aussi bien s’agir de personnages d’origine insulaire dont l’établissement en ces parages s’était fait directement. Enfin, notons, s’agissant de l’expansion supposée de la langue bretonne, que C. Brett adopte les positions de la ‘vulgate’ historiographique dont elle dénonce par ailleurs le conservatisme. Ainsi, lorsqu’elle est amenée à traiter la question linguistique (p. 170-173), elle évoque rapidement «  la tentative de François Falc’hun » et conclut que si « l'idée d'une survie ou d'une renaissance du gaulois n'est pas totalement improbable en elle-même », « il est incontestablement préférable d'essayer d'expliquer, si possible, “le fait du breton” sur la seule base de données positives » (p. 171) ; mais de ces « données positives » on ne voit rien d’autre qu’une série d’arguments assez inégaux, dont l’enchaînement n’est pas toujours apparent et dont la conclusion (p. 173) s’avère passablement déconcertante : « l’introduction du breton » dans la péninsule armoricaine serait due, nous dit-on, « à des immigrants qui infiltrèrent la population locale à tous les niveaux quand ils ne se débarrassèrent pas des autochtones » !

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Un passage est particulièrement intéressant à relever, car il est révélateur des propres préjugés de C. Brett à l’égard de l’école historique bretonne actuelle : outre le fait que « les historiens régionaux » n’auraient pas « encore totalement échappé à l'ombre que jettent sur l'histoire bretonne les controverses médiévales sur le statut de la Bretagne à l'intérieur du royaume de France, controverses aux termes desquelles les Bretons ne pouvaient légitimement réclamer leur indépendance que s'ils pouvaient prouver avoir été gouvernés par leurs propres rois », la ‘vulgate’ historiographique bretonne serait marquée par une « tendance “légitimisante” » cherchant « à prouver que l'implantation des Bretons résulte d'un consensus et non de la force des armes » (p. 165). Ainsi, ce qui est principalement reproché par C. Brett à Léon Fleuriot, c’est d’avoir produit « un argument erroné », sans cesse repris par ses épigones, « en minimisant la nature exceptionnelle des liens entre la Bretagne insulaire et la péninsule armoricaine au haut Moyen Âge et en cherchant à les situer dans le contexte d'échanges réciproques à long terme entre la Bretagne insulaire et le Continent » (p. 174). Une lecture ‘en creux’ de l’article de C. Brett révèle aisément que sa propre vision historienne privilégie une dialectique événementielle où se conjuguent circonstances exceptionnelles et causes accidentelles et que son « style d'écriture historique », comme elle le revendique  hautement, se refusant « à imposer un air d'inévitabilité aux événements passés afin de lisser les changements abrupts et de minimiser l'inexplicable », s’efforce avant tout de tenir « compte des accidents, des ruptures et de l'idée que les choses auraient pu tourner autrement » (p. 175) : voilà qui, sous des apparences nouvelles et souvent séduisantes, vous a un petit air suranné d’historiographie du XIXe siècle, qui, plutôt que les lentes évolutions, préférait mettre en avant les discontinuités dans leurs expressions les plus caricaturales et les plus violentes, s’agissant en particulier des phénomènes de migration de populations.

Pour le reste et sans entrer à nouveau dans les détails, nous souhaitons encore attirer l’attention du lecteur sur quelques points où C. Brett procède par des assertions qui n’emportent pas véritablement l’adhésion.
Ainsi, le fait que « ni la Domnonia, ni la Cornubia ne sont mentionnées dans les documents du IXe siècle du Cartulaire de Redon » (p. 162) ne saurait constituer un argument quant à leur absence de réalité institutionnelle à cette époque, car la documentation en question reste très localisée ; de même, le constat qu’ « il n'existe pas d'équivalent breton de l'Historia Brittonum, des Annales Cambriae, des Généalogies harléiennes, du Pilier d'Eliseg, ne serait-ce qu'en latin et certainement pas dans la langue vernaculaire » (p. 164) ne peut être utilisé pour mettre en doute a priori l’existence de dynasties locales, d’autant que l’argument employé à cette occasion (« Le nombre de manuscrits bretons conservés est suffisamment élevé pour que des textes de ce genre, si tant est qu'ils aient existé, aient été conservés ») apparaît singulièrement spécieux sous la plume de quelqu’un qui, par ailleurs, condamne avec force l’interprétation excessive du silence des sources.  Au contraire, comme le souligne d’ailleurs C. Brett, mais presqu’à regret, nous voyons que les sources narratives mérovingiennes, les sources diplomatiques de l’époque carolingienne et la littérature hagiographique tardive convergent sur les terrains prosopographique et généalogique pour donner une véritable épaisseur au dossier de Judicaël et de sa dynastie que le regretté Bernard Merdrignac désignait plaisamment comme « le clan des *Iud- ». Enfin, la présence à Tours en 461 de Mansuetus, episcopus Britannorum dont fait état C. Brett comme une possible confirmation qu’ « un transfert de population entre le Sud de l'île et la péninsule armoricaine fut organisé avec le soutien des autorités romaines » (p. 170)  sensiblement vers le milieu du Ve siècle doit être examinée à la lumière des travaux du regretté Bernard Tanguy qui montrent que la zone d’activité pastorale de Mansuetus se situe en fait dans le nord-est de la Gaule, dans l’ancienne civitas des Leuques, où il est qualifié de ‘scot’.

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De nombreuses remarques contenues dans le travail de C. Brett s’avèrent particulièrement pertinentes : nous avons déjà eu l’occasion d’en faire état. C’est une nouvelle fois le cas quand cette chercheuse rappelle « qu'il existe une certaine continuité des établissements humains et de l'exploitation du sol entre la Bretagne de l'Antiquité tardive et celle du haut Moyen Âge : les plebes ou plous ont l'air étonnamment organisés, comme s'ils étaient antérieurs, d'une manière ou d'une autre, à l'établissement des Bretons » (p. 173).  P. Galliou rebondit sur cette intuition dans une courte note d’archéologie intitulée « Plou et vestiges romains » (p. 19-21). L’ancienneté des plebes bretonnes et leur permanence, évoquées naguère par Louis Pape et, de manière plus sophistiquée, par Gildas Bernier, sont aujourd’hui au cœur d’un débat sur les origines de la paroisse en Bretagne ; mais, comme dit l’autre, « ceci est une autre histoire »…

André-Yves Bourgès

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