19 juin 2024

Saints de la forêt : le témoignage de la littérature hagiographique médiévale

 

[Ce texte reprend la matière d’une conférence qui devait être donnée le 21 avril 2023 à Guer et qui a été annulée. Le propos était destiné à faire découvrir à un public non spécialiste de ces questions la richesse du corpus des vitae de quelques saints de la région concernée. Nous avons fait le choix à cette occasion d’emprunter une démarche discursive et non démonstrative : celle-ci fait en conséquence la part belle aux anecdotes, qu’elle s’efforce néanmoins de resituer dans le contexte plus large de la production hagiographique médiévale en Bretagne].

 

Quelques notions préalables

-         Alors que les personnages traditionnellement présentés comme les saints des origines bretonnes (Ve-VIIIe siècles) et ceux de l’époque carolingienne (IXe-Xe siècles) forment un total de de plusieurs centaines, seules quelques dizaines ont nourri la production hagiographique régionale ; à quoi il faut ajouter, pour les XIe-XVe siècles, une poignée de « nouveaux saints » (novi sancti), comme on les désigne, dont le plus célèbre est Yves de Tréguier.

-         De plus, cette production hagiographique, dont la composition est intervenue entre le VIIIe et le XVe siècle, n’est pas homogène : certains saints sont en effet dotés d’un véritable dossier littéraire comprenant plusieurs textes, tandis que pour d’autres, ne nous sont parvenus que des fragments plus ou moins longs. En outre, à l’exclusion des enquêtes de canonisation du bas Moyen Âge, qui sont des pièces de procédure, nous sommes ici dans le domaine de la littérature, en particulier s’agissant des saints de la tradition et notamment ceux des origines bretonnes, dont l’historicité est le plus souvent inaccessible et dont les vitae ont été écrites longtemps après l’époque supposée de leur existence.

-         Enfin, il faut souligner que le culte des saints de l’Église universelle a toujours été majoritaire en Bretagne, s’agissant en particulier du réseau des églises paroissiales, mais également à l’échelon de sanctuaires plus modestes.

 

 

I

L’abbé François Duine avait étiqueté « Saints de Brocéliande » Méen, Gobrien et Armel. En examinant avec attention les vitae des deux premiers, nous pouvons constater que ces textes ne sont pas des productions isolées : tandis que l’hagiographe de Méen est également à la manœuvre dans une des pièces du dossier littéraire de Judicaël et peut-être également dans la vita de Léri, il apparait que la vita de Gobrien a servi partiellement de modèle à celles de Mériadec et de Gonéri ; conséquemment, il nous semble possible d’étendre à ces différents saints le qualificatif « brocéliandais ». Quant à la vita d’Armel, elle appartient probablement à l’œuvre d’un écrivain, dont la partie hagiographique n’est pas centrée sur la petite région qui nous intéresse ; mais, pour autant que l’on accepte notre suggestion de reconnaître dans cet auteur le chroniqueur-poète Guillaume le Breton, sa connaissance, au moins livresque, des lieux, serait alors avérée.

A part Judicaël, qualifié « roi des Bretons » (rex Britannorum) dans une chronique contemporaine relatant sa rencontre vers 635 avec Dagobert au palais royal de Clichy, les autres personnages concernés sont ce que l’on appelle parfois des « saints de papier », dont la légende n’est connue que par les seuls monuments littéraires qu’ils ont suscités, sans possibilité de recoupement avec d’autres sources. Pour autant, chaque fois que le contrôle est possible, les plus anciens documents liturgiques confirment que les saints ayant fait l’objet d’un traitement hagiographique recevaient déjà un culte avant l’époque de la composition de leurs vitae : c’est donc qu’il ne s’agit pas de créations ex nihilo de la part des hagiographes. Certes, il serait imprudent d’en déduire que ces derniers disposaient sur leurs héros de matériaux de nature véritablement historique ; mais l’existence de traditions à leur sujet ne semble pas contestable. A noter que le passage plus ou moins précoce à l’écrit et surtout, à partir du XVe siècle, le développement de l’imprimé ont eu presque toujours pour effet de figer ces traditions : c’est ce que l’on peut observer par exemple en ce qui concerne la spécialisation thérapeutique tardivement attribuée à tel ou tel saint.

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En tout état de cause, il est illusoire d’essayer de faire le départ entre, d’une part, ce qui appartiendrait à l’histoire du saint à proprement parler, – sinon le souvenir de quelques événements, pour lesquels l’absence de véritable enjeu est la meilleure garantie de l’authenticité, – et, d’autre part, ce qui correspondrait aux fourrures littéraires du texte, dont la matière parfois quasi-romanesque n’est jamais épuisée par le recours incessant aux lieux communs : il convient dès lors de prendre en compte chaque ouvrage dans son ensemble et dans sa complexité, car il nous apporte, pour s’en tenir au seul plan historique, un éclairage précieux, non pas sur le saint lui-même comme nous venons de le rappeler, mais sur l’époque et les circonstances dans lesquelles a travaillé son hagiographe ; il nous permet également, en complément de l’apport des sources liturgiques, de comprendre comment le culte du saint a pu s’introduire, s’établir  et se construire en tel ou tel lieu. Enfin, au-delà de sa dimension de biographie spirituelle ou, au contraire, de ses aspects plus ou moins romantisés, une vita prend souvent la forme d’une œuvre à thèse, qui, dans le cadre de l’idéologie cléricale qui l’inspire, sert à justifier ou à défendre les intérêts de la communauté à laquelle appartient son auteur, voire à permettre à un commanditaire laïc, quand c’est le cas, de conforter ses prétentions en revendiquant pour lui une prestigieuse hagio-généalogie.

Par ailleurs, généralement inclus dans la vita quand il s’agit de prodiges intervenus du vivant du saint, ou bien formant un ouvrage à part, en particulier quand ils concernent ses reliques, les épisodes miraculaires offrent une palette variée de récits, à fréquente connotation de fait divers, où l’effet de réel est mis à contribution, mais utilisé ici de manière paradoxale puisqu’il s’agit de renforcer la véridicité de ces anecdotes : celles-ci, témoins privilégiés des « accidents de la vie », apportent en bien des occasions un éclairage vivant sur le quotidien des populations, dont elles permettent également d’approcher la religiosité. Dans ce dernier contexte, les éventuels aspects folkloriques qui peuvent caractériser certaines d’entre elles ont également beaucoup retenu l’attention des chercheurs ; cependant, de même qu’il est fallacieux de faire des hagiographes des historiens au sens moderne du terme, il serait pour le moins imprudent de les considérer comme les précurseurs des collecteurs qui, à partir du XIXe siècle, ont interrogé les gardiens de la culture populaire et de la littérature orale.

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L’espace dans lequel évolue le saint est le plus souvent décrit de manière minimaliste, presqu’à la façon d’une épure ; mais l’absence de précision peut être partiellement compensée par l’identification des toponymes. Pour les hagiographes, à l’instar des auteurs de romans chevaleresques, il s’agit de donner un cadre aux aventures de leurs héros ; mais la toponymie des vitae est, quant à elle,  enracinée dans le terrain et contribue à renforcer l’effet de réel : elle permet ainsi de resituer au moins approximativement dans l’espace géographique les mentions récurrentes de zones boisées ou semi-boisées, qu’il s’agisse du nemus, le « bois », de la silva, la « forêt », ou de la foresta, c’est-à-dire la réserve, royale ou aristocratique, dédiée à la chasse dont la dimension ludique est très importante, même s’il convient de ne pas sous-estimer le  rôle de cette activité  dans l’entrainement militaire de la classe nobiliaire et dans l’apport de protéines animales.

En montrant la répartition précoce de la population sur l’ensemble de la péninsule bretonne, l’archéologie a fait justice de l’image erronée d’un territoire entièrement couvert de frondaisons, dont l’immense forêt centrale se serait longtemps opposée à la pénétration des populations et aux échanges économiques : si donc cette vision, qui devait presque tout aux excès romantiques d’Arthur de la Borderie et de ses épigones, n’est plus de mise, il n’en demeure pas moins que l’histoire de la forêt bretonne, inscrite pour une large part dans la toponymie, comme on l’a dit, pourrait sans doute tirer profit, du moins pour ce qui concerne les temps carolingiens et la période du Moyen Âge central, d’une lecture renouvelée des vitae de saints ; mais, en même temps, il ne faut pas oublier, comme l’a souligné Bernard Merdrignac, que « le cliché hagiographique de la “forêt-désert” », caractéristique de la production littéraire des XIe-XIIe siècles, est l’indice que les auteurs de ces textes n’avaient pas pour priorité de « décrire objectivement le milieu naturel ».

Les chefs-lieux de culte de nos saints « brocéliandais » délimitent un vaste terroir situé à l’ouest du massif de Paimpont : plutôt que de saints forestiers, nous pensons qu’il est plus approprié de parler à leur sujet de saints aux marges, à la fois géographiques et symboliques, de la forêt. Une telle localisation peut s’expliquer autant par les réalités socio-économiques que par les représentations mentales : en effet, si le couvert forestier n’est pas impénétrable, il apparait surtout comme une zone d’activités « spécialisées », – bûcheronnage, charbonnage en lien avec la métallurgie, la verrerie, la briqueterie, mais aussi  artisanat lié au travail du bois,  – lesquelles, outre être exercées par des individus souvent perçus comme étant des marginaux, s’avèrent assez peu propices à l’installation et au développement de véritables communautés rurales, dont la vocation économique, essentiellement agricole, implique une constante augmentation de la surface des terres à emblaver.

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L’interface entre ces deux univers est assurée par certaines catégories professionnelles, elles aussi largement considérées comme « marginales » : outre les boisilleurs, qui procurent aux urbains et aux villageois les produits dont ces derniers ont besoin, notamment les petits ustensiles de ménage ou encore le charbon destiné aux grandes lessives par exemple, c’est le cas des « gardiens de porcs » (porcarii), qui mènent à la glandée les troupeaux du comte ou seigneur. Ces catégories détiennent un important capital culturel de traditions orales et de connaissances archéologiques, comme nous le confirment deux vitae composées en Léon, dans le nord-ouest de la Bretagne. Ainsi, selon l’un des hagiographes d’Hervé qui, au XIIe siècle, mentionne l’existence d’une forêt dont le nom même, « profonde » (silvam nomine Dunam) est caractéristique, un certain Urphoëd, cousin du saint, avait choisi de se retirer dans la « vastité de ce désert » (vastitatem eremi) ; mais l’ermitage, devenu, après la mort de son occupant, le lieu même de sa sépulture, bientôt démoli par les animaux sauvages, finit par tomber dans l’oubli, sauf chez les porcarii qui s’offrent pour aider Hervé à en retrouver les vestiges. Déjà dans la vita de Paul Aurélien composée par Wrmonoc en 884, c’est le gardien des porcs du comte qui conduit le saint et ses compagnons jusqu’au lieu de leur retraite, un ancien oppidum vide de toute présence humaine et,  ̶  selon un cliché hagiographique déjà présent dans la vita de Vaast, par Jonas de Bobbio (milieu du VIIe siècle),  ̶  abandonné aux bêtes sauvages qui y ont élu domicile.

Au tournant des XIe-XIIe siècles, la vita d’Efflam, également composée dans le nord-ouest de la Bretagne, mais en Trégor, évoque un personnage nommé Gestin, pèlerin à Rome, dont l’ermitage est occupé, pendant son absence, par le saint ; à son retour, Gestin abandonne définitivement l’endroit à Efflam et se retire dans une forêt, laquelle, après sa mort, devient, aux dires de l’hagiographe, un lieu totalement délaissé en raison de son caractère sacré, presque magique  : en effet, les nombreux prodiges qui s’y produisent découragent quiconque de venir ramasser le bois tombé à terre, et plus encore de mettre la forêt une coupe réglée. L’influence de la description du bois sacré des Massaliotes par Lucain est ici trop manifeste pour ne pas y voir la recherche d’un effet littéraire, qui n’a peut-être que lointainement à voir avec la situation locale, d’autant que l’hagiographe d’Efflam est coutumier de ces emprunts aux auteurs antiques ; mais, en creux, apparaissent les droits d’usage de la forêt médiévale, tels ceux que nous fait connaître à Paimpont en 1467 un mémoire du comte de Laval intitulé Usemens et coustumes de la forest de Brecelien. Entre autres articles, ce mémoire stipule qu’une partie des habitants de Concoret a le droit de ramasser en haute futaie le bois mort, rompu et tombé, ainsi que tout bois tombé dont la souche a été coupée, mais sans toucher à celle-ci et sans utiliser mail ou cognée pour bucher ce bois ; également de ramasser les émondes que les acheteurs de coupes n’auraient pas emportées, mais sans prendre aucun bois d’œuvre.

A Paimpont en effet, l’isolement, relatif, avait été finalement rompu par l’implantation au centre du massif forestier d’un établissement religieux, désigné en 1113 « Sainte-Marie du Désert Penpont » (Sancta Maria Heremi Penpont) : sans recourir à l’invention rétrospective d’un saint des origines, la vocation de cet établissement, dont la dépendance temporaire à l’égard de l’abbaye Saint-Méen paraît tardive et incomplète, était d’encadrer les petites communautés impliquées dans les activités spécialisées dont nous avons parlé, mais surtout de donner un cadre aux pratiques érémitiques locales. L’implantation du monastère à proximité d’une importante route traversière (la voie antique de Corseul à Rieux ?) limitait son caractère revendiqué de « désert » au seul choix de la solitude volontaire par les religieux concernés. Les motivations et les comportements de ces derniers nous sont en partie accessibles grâce aux traits rapportés dans les vitae composées aux XIe-XIIe siècles : ainsi que nous l’avons dit, les saints dont elles traitent sont en effet souvent présentés comme aspirant au « martyre vert », privations, solitude et réclusion au sein de la « forêt-désert » ; mais, en l’occurrence, les hagiographes se sont moins inspirés des « modèles de sainteté » de la Bretagne héroïque, portés à leur connaissance par leurs prédécesseurs des VIIIe-IXe siècles qui eux-mêmes les avaient généralement empruntés aux récits des Pères du Désert, que des exemples qui s’apercevaient de leur temps, particulièrement dans la forêt périphérique bordant les confins du duché avec la Normandie, le Maine et l’Anjou, là où le mouvement érémitique de cette époque a produit les spectaculaires figures de Bernard d’Abbeville, Guillaume Firmat, Raoul de la Futaie, Robert d’Arbrissel et Vital de Mortain.

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Quant aux saints ayant eux-mêmes embrassé la profession de charbonnier ou celle de gardien de porcs, c’est plus loin encore vers l’est qu’il convient de les chercher, notamment dans la forêt des Ardennes, avec Thibaut de Provins, un « nouveau saint » et Juvin, un saint de la tradition. Le dossier de ce dernier comprend, d’un côté, une hagiographie « autorisée », sous forme d’une vita qui porte à son crédit un miracle destiné à édifier le comte Marc (du Dormois), dont il gardait les troupeaux de porcs ; de l’autre, « une légende à ne pas dire », pour reprendre les mots de Colette Méchin, légende nourrie de traditions où Juvin se comporte en « porcher cochon », selon la formule de Philippe Walter, notamment lors de la traversée à gué d’une rivière, quand il ne peut s’empêcher de s’extasier sur la beauté des cuisses  des deux sœurs de son maître spirituel, Oricle. Philippe Walter explique l’épisode concerné par « la survivance de vieux motifs mythiques » ; mais il s’agit peut-être simplement de la manifestation d’une certaine obscénité médiévale, dont on retrouve l’expression jusque dans l’ornementation des églises : au reste, ces tentatives d’explication ne sont pas exclusives l’une de l’autre. En revanche, le dossier de Juvin contient une impossibilité chronologique : tandis que la mort du comte Marc surnommé Pectens porcos, c’est-à-dire celui qui « rosse les porcs », personnage apparemment attesté dans d’autres sources, se situe vers 960, Oricle, dont l’historicité est au demeurant inaccessible, aurait pour sa part subi le martyre au Ve siècle.

Avec Thibaut de Provins nous revenons sur un terrain plus sûr du point de vue historique : mort en 1066 et canonisé en 1073, le personnage avait rompu avec son milieu aristocratique, tout comme ses contemporains Evrard de Breteuil, dont il fut l’inspirateur, et Simon de Crépy (+ 1082), pour se faire charbonnier, d’abord dans la forêt de Chiny (Ardennes belges), plus précisément à Suxy, puis dans celle de Pettingen (Luxembourg), avant que sa quête spirituelle ne le conduise, via Compostelle et Trèves, à Rome et enfin à Sossano, près de Vicence, où il devait finir ses jours. Après sa canonisation, ses reliques furent portées à Badia Polesine, dans le monastère de la Vangadizza, dont l’abbé, Pierre, écrivit sa vita ; mais celle-ci, si elle parle bien de Pettingen, ignore le séjour de Thibaut dans la forêt de Chiny, anecdote qui appartient donc à la tradition postérieure développée à la cour comtale, au plus tôt à la fin du XIIIe siècle. Il faut dès lors renoncer à l’étymologie poétique de Suxy attribuée au saint dans des textes de la fin du Moyen Âge : « j’ai sucé ici du miel sauvage » (mella hic sylvestria suxi) : c’est plus probablement le mot sus, « porc », qui est entré en composition du toponyme, ce qui nous ramène à ces troupeaux, sauvages ou domestiques, qui parcouraient le massif ardennais.

II

Cette première partie a permis de mettre en évidence plusieurs thématiques, que nous envisagerons rapidement, en prenant pour support les vitae des saints « brocéliandais » : seront ainsi évoqués l’univers des forêts et, plus particulièrement de leurs marges, terrain d’élection du saint ; le recours aux lieux communs, avec le saint chasseur de dragon ; la manière dont se construit le culte d’un saint ; le traitement hagiographique du fait divers ; la spécialisation thérapeutique du saint ; enfin, l’hagio-généalogie et la récupération politique.

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L’hagiographe de Méen situe la retraite de son héros dans un « lieu désert et habité par quantité de bêtes féroces » (desertus quippe locus erat et ferarum habitatio tantum) ; en fait, l’endroit fait partie d’un fundus, d’un praedium, c’est-à dire d'un « domaine », déjà mis en valeur par les soins de son propriétaire, un puissant du nom de Caduon (ou peut-être *Cadnou) : celui-ci, soucieux de charité chrétienne, concède en conséquence à Méen une terre s’étendant des deux côtés du Meu (Cis enim fluvium Modonem et ultra), indication permet de confirmer la localisation à Gaël plutôt qu’à Saint-Méen du premier établissement du saint, même si l’hagiographe s’est montré moins précis que le témoignage de la documentation au tournant des VIIIe-IXe siècles, peut-être parce qu’il souhaitait entretenir une certaine confusion avec l’emplacement où le monastère avait été restauré au début du XIe siècle. Cependant, du fait du voisinage proche de la forêt, les animaux sauvages, cerfs et sangliers, viennent, malgré les haies dressées, manger le blé en herbe et piétiner les cultures ; les compagnons de Méen s’en plaignent à lui, suggérant, pour préserver le fruit de leur travail, de placer tout autour des pièges, en même temps que des gardes (Dum enim aristarum tempore famulorum Dei culturas cervorum ceterarumque ferarum agmina ruptis sepibus non solum manducando se et conculcando quotidie devastarent, regredientes famuli beato Conaido talia retulerunt : “Incassum laboramus, domine pater, qui messes tutari non possumus. Agmine facto cervi et aprorum conventus sepes aliquando irrumpentes transiliunt et quodcumque seminamus acerba fauce consumunt. Excubie et insidiosa retinacula per girum construi deberent, quatinus tanti laboris fructum salvum habere valeremus”). On notera qu’en qualifiant les pièges « insidieux » (insidiosus) l’hagiographe n’hésite pas à recourir au pléonasme, témoignant ainsi de la force des griefs exprimés ; mais la solution qu’il prête au saint est d’une toute autre nature, miraculeuse. Faisant taire les récriminations, Méen s’adresse directement aux animaux pour leur interdire les lieux : sa seule parole inspirée fait que les bêtes, obéissant à sa voix, s’enfuient et, parcourant les étendues désertes, retournent comme d’habitude à leurs bauges  ; elles délaissent dès lors les cultures des moines, comme si celles-ci avaient été tout autour fortifiées de murailles de fer (ad hanc itaque vocem bestiole quasi obedientens, statim fugerunt atque solito more per deserta vagantes in suis sedibus redierunt. Porro culturas monachorum ita postea dimiserunt, ac si ferris muris per girum munirentur). Si le cas du sanglier est plus difficile à trancher, la mention de cerfs renvoie évidemment à la charge symbolique dont, sur les deux versants de la littérature médiévale, cet animal est porteur, comme en témoignent d’une part le dossier hagiographique du protecteur des Ardennes, Hubert, d’autre part, sous la plume de Marie dite de France, le Lai de Guigemar, d’origine bretonne ; mais les dégâts témoignent d’une réalité déjà bien présente à la fin du XIe siècle, celle du défrichement, dont Paul Zumthor souligne la première conséquence sur la forêt : « accompagnée de battues destinées à détruire les prédateurs, l’opération favorise la prolifération des cervidés ».

Un miracle apparenté figure dans les vestiges de la vita de Sulin (alias Suliau) : après la mort de son père, le saint passe la mer et construit, près de la Rance, une petite cabane dans un endroit désert et boisé, puis il entreprend de défricher un coin de terre afin de se pourvoir en plantes et en légumes ; mais une horde de bêtes sauvages dévore ce qu'il a semé et planté. S’étant plaint au prince du pays, Sulin obtient cette réponse : « Si tu veux préserver ta récolte, apprend à la protéger en la clôturant » ; rentré chez lui, il fait le tour de son champ en le délimitant de son bâton et fiche dans le sol, en guise de clôture, des baguettes de bois aux quatre points cardinaux. Les bêtes sauvages viennent comme à leur habitude chercher la pâture qu'elles croient à leur disposition : dès qu'elles atteignent la limite dessinée par le bâton du saint, elles sont immobilisées sur place, ne pouvant plus avancer ni reculer. Ayant eu connaissance de ce miracle, le prince, stupéfait, se rend en hâte auprès de Sulin, et, prosterné à ses pieds, lui demande pardon ; quant au saint, après une prière, il délivre les animaux et baptise le prince en compagnie de beaucoup d'autres. A noter que le texte latin du passage concerné partage plusieurs expressions avec le récit du miracle correspondant dans la vita de Méen, ce qui renforce l’hypothèse de leur parenté : outre le recours dans les deux cas au verbe munire, « fortifier » pour évoquer le renforcement de la « clôture » (sepes) dont on protège les cultures, c’est l’idée que les animaux sauvages obéissent à des habitudes (more solito), notamment quand il s’agit de retourner (redire) à leur habitat naturel ; mais sangliers ou  cerfs ne sont pas cette fois explicitement mentionnés. Quant à la formule relative au locus desertus, le « lieu désert », il s’agit d’un lieu commun trop partagé pour être retenu en tant que marqueur de parenté entre les deux textes.

Autre lieu commun hagiographique, l’hagiographe de Méen présente son héros comme un chasseur de « dragons » ; mais cette action bénéfique pour les populations, le saint l’exerce loin de ses aîtres, lors d’un voyage de retour de Rome, au profit d’une communauté installée sur les bords de la Loire. Il faut noter que, dans l’hagiographie bretonne, les saints sauroctones, littéralement « tueurs de lézards », n’affrontent pas de véritables « dragons » (ailés) : ils sont aux prises avec des serpents gigantesques, qu’ils se contentent généralement d’expulser sans les exterminer. L’animal appartient souvent à une catégorie « mixte », à la fois chtonien et aquatique : c’est alors au surplomb d’une rivière, d’un fleuve, voire sur le littoral marin, que se situe l’action qui voit le saint obliger le serpent à disparaître/retourner sous les eaux/dans les eaux, ou sous une pierre. Dans le cas de Méen, la probabilité d’un emprunt littéraire plutôt que d’une tradition originale paraît d’autant plus forte que le récit présente une grande parenté structurelle avec un passage de la vita carolingienne de Samson, dont on peut repérer d’autres influences sur l’hagiographe ; au moins, cet emprunt a-t-il fixé le souvenir de l’épisode en question au village de Saint-Méen-sur-Loire, dans l’actuelle commune du Cellier.

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Un récit similaire figure dans la vita d’Armel, qui localise l’épisode à proximité d’un lieu appelé « le mont ou la colline d’Armel, sur la Seiche » (montem qui dicitur Mons vel Collis Armagili, supra Siccam) : il s’agit probablement de la Motte-Saint-Armel, lieu-dit de la commune proche de Rennes qui porte le nom du saint ; mais c’est à Ploërmel que ce dernier faisait l’objet d’un culte florissant à la fin du Moyen Âge, comme l’atteste, dans l’église paroissiale placée sous son vocable, une magnifique verrière qui rapporte les principaux épisodes de sa vita et qui, à raison de la présence du symbole de la cordelière, pourrait avoir été commanditée par la reine-duchesse Anne de Bretagne. Pour autant, il faut noter que cette vita ne mentionne pas explicitement Ploërmel, non plus que Plouarzel, dont le saint est également l’éponyme, dans le nord-ouest de la Bretagne, se contentant d’indiquer qu’Armel, comme il le souhaitait, reçut de Childebert, dont il avait été le conseiller, deux paroisses désertes en Bretagne, lesquelles ont depuis porté son nom (Itaque sanctissimo viro duas plebes in Britannia desertas, sicut ipse sanctus volebat, largitus est, quae in ejus nomine vocitantur usque in hodiernum diem) : cette notation laconique laisse à penser qu’à l’époque de l’hagiographe, au tournant des  XIIe-XIIIe siècles, quand bien même on disait à Dol, qui revendiquait Armel comme l’un de ses prélats, que son corps était conservé à Ploërmel (cujus corpus, in episcopatu Aletensi, apud castrum Ploasmel quiescit), le culte du saint, effectivement connu sur place comme en témoigne le nom d’Armel de Ploërmel porté vers 1150 par le sénéchal du lieu, ne brillait pas d’un éclat particulier,  au contraire de ce qui se passait à Saint-Armel, près de Rennes, tout auréolé du miracle sauroctonien ; vient confirmer cette situation la manière dont l’hagiographe s’efforce de procurer des aliments pour nourrir la dévotion à l’égard du saint dans ces lieux déserts (loca deserta), en rapportant, mais sans pouvoir les détailler, quelques miracles stéréotypés, empruntés aux Evangiles.

Dès lors, comment expliquer la renaissance constatée à Ploërmel au tournant des XVe-XVIe siècles, que vient confirmer au point de vue archéologique l’église du lieu et sa décoration ? A cette époque, la petite cité peut s’enorgueillir de son statut de « bonne ville » ducale ; elle est en outre décorée de trois foires franches annuelles, ce qui constitue un atout économique incontestable dans cette riche région d’élevage. Il ne faut pas négliger non plus l’aspect stratégique de la présence locale du pouvoir ducal, à proximité immédiate des possessions de la puissante famille de Rohan laquelle était parvenue, dans les premières décennies du XVe siècle, à reconstituer à son profit le comté de Porhoët, démembré deux siècles plus tôt, et dont la principale forteresse est alors Josselin, à une douzaine de kilomètres de Ploërmel. Cette dernière, entrée très tôt dans le domaine ducal, a connu une constante montée en puissance, surtout sous la dynastie issue de Pierre de Dreux. A la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle, la ville peut même être considérée comme l’une des capitales politiques de la Bretagne : c’est à Ploërmel que le duc Jean Ier entérine en 1248 le démembrement du comté de Porhoët, que nous venons de mentionner ; en 1294, Jean II fait procéder sur place au recensement de tous les détenteurs de fiefs qui lui doivent le service d’ost ; en 1309 et 1314, Arthur II puis Jean III ordonnent la tenue des Etats de Bretagne à Ploërmel. Les privilèges accordés par Jean II en 1303 au couvent des Carmes, sont confirmés en 1318 par Jean III et par Jean IV en 1365 : c’est d’ailleurs dans l’église conventuelle de cette maison que Jean II et Jean III ont élu sépulture, ornée de leur gisant respectif, tandis que le cœur d’Arthur II y est précieusement conservé ; au reste, une bulle de Boniface VIII en date du 28 septembre 1300 avait autorisé les religieux à inhumer dans leur église et dans leur cimetière tous les fidèles qui le souhaiteraient. « Ce fut une précieuse ressource pour la maison », constate sobrement Sigismond Ropartz. Si les conflits de la seconde moitié du XIVe siècle ont un effet désastreux sur la situation locale, à noter que le fameux combat des Trente en 1351 s’était déroulé à mi-chemin entre Ploërmel et Josselin, – Jean V témoigne à nouveau en 1439 de la sollicitude ducale à l’égard des Ploërmelais. Cependant, c’est à Saint-Armel près de Rennes et non dans sa « bonne ville » que le même duc se rend en pèlerinage en 1433 : difficile de ne pas y voir l’indice que le culte du saint à Ploërmel ne connaissait pas encore le succès attesté sur place à la fin du siècle ; dès lors c’est entre ces deux périodes qu’il convient de rechercher les circonstances qui ont permis, favorisé, encouragé son développement local.

Entre autres hypothèses, la plus séduisante, sinon la plus probable, fait intervenir le prince Henry Tudor, le futur Henry VII d’Angleterre, lequel, en compagnie de son oncle Jasper Tudor, a passé quatorze années de sa vie en Bretagne, de 1471 à 1485, en tant que protégé-prisonnier du duc François II : jeté par un naufrage sur la côte léonarde, à proximité de Plouarzel, Henry a instantanément nourri à l’égard du saint local une profonde reconnaissance d’avoir été préservé d’un destin plus tragique ; dévotion dont témoignent, – après le retour du prince en Angleterre, où il écrasa son adversaire à la bataille de Bosworth et accéda alors au trône, –  plusieurs représentations d’Armel, vitraillisé ou statufié, notamment à l’abbaye de Merevale, à une quinzaine de  kilomètres de Bosworth, et surtout à celle de Westminster, dans la chapelle funéraire du roi ; le saint est également invoqué dans un prayer-roll qui précise que sa vie et légende du saint fut amenée de Bretagne à la demande du monarque (« his life and legende the which was brought out of Britaiyne at the ynstans off the Kyng owre Sovereyne Lord Harry the VIIth »). Durant leur séjour plus ou moins obligé en Bretagne, Henry et Jasper expérimentèrent plusieurs prisons dorées, le château de Josselin en ce qui concerne l’oncle et, pour le neveu, celui de Largoët, dans l’actuelle commune d’Elven, à une trentaine de kilomètres de Ploërmel : cette distance s’avère compatible avec de possibles venues du prince au sanctuaire de son saint protecteur, d’autant qu’après l’accession au trône de Richard III, Henry avait recouvré une totale liberté de mouvement, comme l’atteste par exemple sa présence à Vannes en 1484. On peut également supposer que, dans la mesure de ses moyens financiers, probablement assez faibles à l’époque de son exil, il ait voulu enrichir l’église de Ploërmel par des largesses, créant aussitôt une forte émulation qui, – outre l’implication de l’évêque de Saint-Malo, Jean Lespervier, dans un contexte, bien décrit par Laurent Guitton, de compétition de ce prélat avec l’abbé de Saint-Méen, – voit également le duc François II, puis, sans doute, comme à Saint-Léry, la reine-duchesse Anne, mais cette fois après son veuvage, contribuer à cet enrichissement et à cette illustration du monument.

Il faut ajouter enfin que la dévotion du futur Henry VII à l’égard d’Armel tangentait ce que l’on pourrait appeler sa revendication identitaire : même s’il n’était qu’un quart gallois, le prince, pour parvenir à son but, a su jouer sur la fibre nationale des natifs du pays de Galles, qui se désignaient eux-mêmes comme les « compatriotes » (Cymry < *com-brogi) des autres Bretons, en particulier ceux du continent, avec qui ils partageaient la plus grande partie de leur sanctoral. Peut-être même l’indiscutable parenté étymologique entre le nom d’Arthur et celui d’Armel, rendu en latin par Armagilus, que les hagiographes rapprochent à loisir de la formule arma gerens, « portant les armes », appliquée au saint, a-t-elle encouragé Henry à reconnaitre dans ce dernier le prototype du célèbre « roi des Bretons », dont la littérature de son temps chantait les exploits. En tout état de cause, la plupart des représentations insulaires d’Armel le montrent en effet revêtu de l’armure du chevalier sous la robe monastique : « Arthmael, il probabile Artù storico », « Armel, le probable Arthur historique », écrit même Paolo Galloni.

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L’ouvrage originel consacré à Léri était en fait constitué de deux parties : 1° un résumé assez sec de la vie du saint, où l’on apprend que celui-ci s’était installé dans l’ermitage délaissé par un autre saint personnage du nom d’Elocan ; 2° le récit particulièrement développé d’un miracle post mortem, écrit d’une plume alerte et vivante. C’est cet épisode, dont il fut à la fois témoin et acteur, qui retient l’attention de l’écrivain, lequel déclare expressément en faire le récit « pour la gloire de Dieu tout puissant et l’honneur de son saint » (ad Dei omnipotentis laudem et sancti sui honorem).

Tout part du sanctuaire de Saint-Léry, dont le desservant, à qui ses voisins confiaient leur argent, est assassiné pour des motifs apparemment crapuleux. Averti en pleine nuit de cette mort tragique alors qu’il séjourne à proximité, le narrateur, personnage important comme en témoigne notamment son impressionnante suite de clercs et de serviteurs, et qui se présente en outre comme un parent de la victime, décrit les lieux où celle-ci mettait à l’abri les espèces qu’elle détenait, à savoir une chambre fermée à clé, située au-dessus de l’autel de la « basilique » du saint. L’hagiographe, ayant adopté le ton du fait divers, est emporté par la vivacité de son écriture, comme pourrait l’être un moderne journaliste, et ne peut s’empêcher de nous révéler dès à présent le nombre et l’identité des assassins ; son récit dévie alors sur la description d’une pratique que les historiens appellent le « rite de la clameur et de l’humiliation des reliques et/ou des images du saint », dont l’apogée parait se situer aux XIe-XIIe siècles, notamment chez les moines de Cluny : le narrateur, dont on peut mesurer à cette occasion l’autorité, – ne s’agirait-il pas de l’évêque ? – ordonne à son entrée dans le sanctuaire d’en éteindre la lumière et d’en jeter à terre tous les ornements, tandis qu’il désigne le lieu avec mépris comme la « basilique du vieux sourd » (basilica vetuli surdi), lequel n’a pas su prévenir le crime. Le lendemain, sans rien remettre en ordre, il fait procéder à l’office de sépulture de la victime ; puis, devant le tombeau de Léri, tous les assistants offrent au saint leurs prières mêlées de reproches de ne pas leur avoir désigné les coupables. La même invocation véhémente, accompagnée de menaces, se poursuit, après l’inhumation du corps, jusqu’à midi, dans le cimetière où elle est reprise par la population locale. Soudain, l’irruption de Guillaume de Baskerville : « Certains d’entre nous, d’une intelligence sagace, remarquèrent une trace de sang non lavée et quelques gouttes qui n’étaient pas nettoyées sur les vêtements de ces sacrilèges qui avaient tué notre ami » (viderunt aliqui sagacis ingenii ex nobis vestigium sanguinis non abluti et quasdam guttulas non ablutas ex eo sanguine, super vestimenta illorum sacrilegorum supradictorum qui interfecerunt amicum nostrum). On s’enquiert bien sûr de la provenance de ce sang : comme c’est l’habitude, – voilà sous la plume de l’hagiographe l’esquisse d’un manuel de psychologie criminelle ! –, les coupables, si c’est bien le cas, se mettent alors à trembler, leur visage change de couleur (Et cito cum admiratione investigavimus illum sanguinem. Et continuo, ut mos est reis et mendacibus, tremuerunt homicidae et trepidi facti colorem suum mutaverunt). Bientôt ils confessent avec frénésie le vol et l’assassinat qu’ils ont perpétrés (et quasi examines, ita ut mala actio de se ipsa confitebatur, et per frenetica verba et non sine causa nobis omnibus praesentibus per totum manifestaverunt quomodo aut qualiter seditionem fecerunt) ; tandis que, rapidement livrés au bras séculier, les coupables ont les mains coupées puis sont pendus, les habitants rendent grâce à Dieu de ce « miracle » obtenu par l’intercession de leur saint, dont ils chantent désormais à nouveau les louanges, après l’avoir pourtant accablé d’injures.

Ce récit, vivant et alerte comme nous l’avons dit, nous en apprend beaucoup sur un rite sans doute plus usité que les historiens ne l’ont indiqué, car son extension au monde des clercs séculiers et surtout ses développements populaires, très clairement soulignés ici, n’ont peut-être pas été suffisamment pris en compte. Cette question mériterait un traitement particulier en Bretagne, notamment en Trégor où, d’après Renan, l’on pouvait encore observer, peu de temps avant la Révolution de 1789, des pratiques frustes d’humiliation des saints destinées à obtenir leur intercession :

« On me conta la façon dont mon père, dans son enfance, fut guéri de la fièvre. Le matin, avant le jour, on le conduisit à la chapelle du saint qui en guérissait. Un forgeron vint en même temps, avec sa forge, ses clous, ses tenailles. Il alluma son fourneau, rougit ses tenailles, et, mettant le fer rouge devant la figure du saint : ‘’Si tu ne tires pas la fièvre à cet enfant, dit-il, je vais te ferrer comme un cheval’’. Le saint obéit sur-le-champ ».

*

A partir du XIVe siècle, le recours à l’intercession d’un saint s’effectue en fonction de sa spécialisation thérapeutique au détriment de sa polyvalence originelle. Dans le cas de Gobrien, il s’agit aux dires de son hagiographe de la « maladie appelée feu sacré par les médecins » (morbo qui sacer ignis a phisicis appellatur), l’ergotisme ; mais, en Bretagne comme ailleurs, c’est l’ermite Antoine qui s’est imposé dans le rôle de saint guérisseur de la maladie à laquelle il a même donné son nom (« feu saint Antoine », ou « mal saint Antoine »), spécialisation relayée par les antonins : de nombreux hôpitaux étaient ainsi placés sous son patronage, à Acigné et à Saint-Brieuc, où il était associé à Julien, à Cancale et à Clisson, où le seigneur fonda en 1434, en son château « une aumônerie pour les pauvres atteints du mal des Ardents ou feu de saint Antoine », à Saint-Aubin-du-Cormier ou encore à Hennebont. On signale à Guer en 1442 le cas d’un nommé Guillaume Marion qui avait perdu une jambe « par le mal de Sainct Anthoine ». Ainsi, bien que Gobrien fît l’objet d’un culte dans les six évêchés de la partie orientale de la Bretagne, en particulier dans le diocèse de Vannes, il n’est parvenu à imposer sa spécialité thérapeutique nulle part ailleurs que dans son sanctuaire, à Saint-Servant-sur-Oust  : la dernière partie de sa vita évoque un pèlerinage de neuvaine à son tombeau, lequel était situé à la droite de l’autel (a dextera parte altaris), dans la chapelle même que le saint avait construite et où chaque jour il célébrait l’office avec deux prêtres en présence des malades venus à lui (capellam construxit in qua infirmis quotidie visitatis cum duobus presbiteris celebrabat). La neuvaine, instaurée au XIIIe siècle, consistait, comme son nom l’indique, en une période de neuf jours consécutifs de prière pour prouver à Dieu sa piété et obtenir sa guérison par l’intercession du saint. Le recours s’exerçait au travers de pratiques dévotionnelles diverses : messes, processions, veillées de prières, toucher des reliques. Ainsi, en neuf jours, tous ceux qui souffraient du feu sacré recouvraient-ils la santé en ce lieu par la grâce divine et les mérites de Gobrien (nam omnes infirmi qui ex sacro igne horride cruciantur inter novem dies ibidem recipiunt, divina gratia, meritis ipsius Gobriani, sanitatis pristinae libertatem). Cette ritualisation pourrait être contemporaine de la réfection de la chapelle, vers la fin de XIVe siècle, dont témoigne notamment le tombeau du saint ; réfection à laquelle sont traditionnellement associés Olivier de Clisson et sa femme, Marguerite de Rohan, seigneur et dame de Josselin depuis 1370 : d’ailleurs, pour localiser le sanctuaire, l’hagiographe indique que celui-ci se situe « près de l’Oust, à  une distance de deux milles  du château de Josselin » (prope fluvium Oudus dictum, a castro Josselini duobus fere millibus distantem).

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Une des versions de la vita de Gobrien est précédée d’un curieux prologue qui constitue un résumé de l’histoire des origines bretonnes, largement inspiré par l’Historia regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth : Maximien établit pour la première fois le royaume de petite Bretagne et le donne en possession héréditaire à Conan le Grand, qui fut le premier à régner sur le pays (Quam Minorem Britanniam Maximianus regnum primo statuens Conano Magno predicto, qui primus regnavit in eadem, dedit hereditarie possidendam). Or la famille de Rohan, entrée en possession de Josselin en 1407, a bientôt revendiqué d’être issue  de ce premier roi de Bretagne, entièrement fabuleux :  développée dans un mémoire que Jean II vicomte de Rohan a produit en 1479 au soutien de ses prétentions de préséance aux Etats de Bretagne contre le comte de Laval, cette prestigieuse ascendance s’appuie sur « l’office et légendaire dudit glorieux S. Meriadec avec celui de S. Goury [Gonéri]», conservé « entre autres lieux en l’église cathédralle de Vennes », ainsi que sur des traditions locales. La vita de Mériadec qui, dans son état actuel, ne paraît pas remonter au-delà des années 1430-1440, et dont la proximité textuelle et thématique avec la vita de Gonéri a été depuis longtemps remarquée, signale en effet la filiation entre Conan Mériadec et le saint ; en outre, elle présente ce dernier comme le parent du vicomte de Rohan, dont Mériadec sollicite et obtient l’octroi de trois foires franches à Noyal-Pontivy. Cet épisode occupe une place disproportionnée dans la vita, ce qui est peut-être l’indication que le texte dont nous disposons a fait l’objet de coupures au moment de son introduction dans les livres liturgiques tardifs qui nous l’ont transmis : sont ainsi absents de la vita, sans que l’on puisse affirmer formellement qu’ils faisaient partie de l’ouvrage original, deux épisodes figurés dans les fresques du XVe siècle de l’église de Stival, qui retracent en 12 tableaux la vie de Mériadec. L’un de ces tableaux nous montre le saint en oraison devant deux stèles christianisées ; un autre nous fait assister à l’imposition par Mériadec de sa cloche à main sur la tête d’un personnage agenouillé. Dans les deux cas de figure, nous avons incontestablement affaire à la représentation de gestes et pratiques d’une religion « populaire » qui peut-être déjà n’avaient pas trouvé leur place dans le texte original de la vita ou que l’abréviateur de cette dernière a omis, sinon délibérément occultés ; mais il est d’autres éléments que le texte dont nous disposons ne nous a pas transmis et qui se lisent dans le mémoire de 1479 :

-  Le roi Conan eut trois fils : le saint était l’aîné, le second succéda à son père à la principauté de Bretagne et le troisième était le vicomte de Rohan. Ainsi la filiation entre la lignée vicomtale et le premier roi de Bretagne est-elle définitivement explicitée et clarifiée.

- Les armes de Bretagne, que portaient originellement les trois fils de Conan Mériadec, furent changées miraculeusement pour celles de gueules à macles d’or « sur le corps et fiertre de mondit seigneur S. Mériadec » : c’est donc pour obéir à cette injonction miraculeuse que les Rohan avaient adopté leurs armes actuelles. 

- Les macles en question se trouvent en outre figurées dans les pierres et arbres aux alentours du lieu et manoir de Perret, où Mériadec « fit sa résidance et mena vie contemplative et solitaire pour la pluspart de ses jours ».

L’hagiographie populaire s’appuie ici sur la géologie pour conforter la tradition relative à Mériadec, dont elle situe la principale résidence au manoir de Perret, dans la demeure même des Rohan (il s’agit en effet du manoir des Salles, aujourd’hui en ruines, qui avait lui-même succédé sur place à une villa gallo-romaine) ; mais le plus formidable, c’est que les Rohan sont même parvenus à intoxiquer leurs compétiteurs : en 1517, le comte de Laval rapporte à des voyageurs italiens que

«  l’illustrissime seigneur de Rohan, dont la maison est rivale de la sienne, car ce sont les deux principales de Bretagne, a un bois dans lequel se trouve un lac : sur toutes les branches des arbres de ce bois, quelle que soit leur espèce, on voit, lorsqu'on les coupe, les armoiries des Rohan. De même, lesdites armoiries se trouvent sur les os et les arrêtes de chaque poisson du lac ; et si on casse les pierres de cette forêt, les armes de la maison apparaissent sur chaque débris. On les trouve également dessinées sur les plumes de tous les oiseaux de proie qui naissent dans ledit bois ».

En matière de généalogie fabuleuse, les vicomtes de Rohan ne reculent devant rien : une seconde revendication vise à affirmer cette fois leur ascendance arthurienne, dont le mémoire de 1479 fait remonter l’origine aux seigneurs de Léon, dont les Rohan avaient hérité les biens par le mariage de Jean Ier de Rohan avec Jeanne de Léon vers 1360 :

-  « Duquel Roy Artus sont issus les prédécesseurs dudit vicomte, seigneurs d’icelle seigneurie de Léon, par droicte ligne, ainsy qu’il est tout notoire au païs et en la partie ».

D’ailleurs, ajoute l’auteur du mémoire, il est également prouvé par « auctorité et voix publique du païs, que mesmes par les livres contenans par histoires la vie et gouvernement dudit Roy… », qu’Arthur faisait sa résidence en un château situé près de la forêt de Goelforest (c’est-à-dire la Forêt-Landerneau) et « tenoit les chevaliers de la Table Ronde à faire jouxtes, armes et prouesses en certains lieux prez ledit chasteau, comme il appert tout évidemment audit lieu ». Cette description renvoie évidemment à celle donnée par son adversaire le comte de Laval dans son mémoire de 1467 où un passage évoque la décoration et les merveilles de la forêt de Brecilien, dont il était le possesseur :

- « Item auprès du dit breil, y a ung aultre breil nommé le breil de Bellenton, et auprès d’icelui, il y a une fontayne nommée la fontayne de Bellenton, amprès de laquelle fontayne le bon chevalier Ponthus fist ses armes, ainsi que on peult le voir par le livre qui de ce fut composé ».

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Considérant sans doute que les personnages de Conan Mériadec et du roi Arthur ne pouvaient fonder à eux seuls la prétention à recueillir éventuellement la couronne ducale, problématique qui sous-tend toute l’argumentation destinée à se voir reconnaître la préséance aux Etats de Bretagne, et aussi souhaitant combattre le comte de Laval sur son terrain « brocéliandais », où le vicomte de Rohan se trouvait en limite territoriale avec son adversaire, héritier des anciens seigneurs de Gaël et de Montfort, l’auteur du mémoire de 1479 sollicite à nouveau la documentation hagiographique, en l’occurrence la vita de Méen : si l’on consulte « la legendacie du glorieux sainct Monsieur S. Meen », affirme l’auteur du mémoire, « on trouvera que la seigneurie de Gael n’estoit qu’une Chevalerie », ce qui naturellement ne saurait être comparé avec la puissance initiale des Rohan ; mais, c’est l’archéologie qui vient apporter un argument décisif aux prétentions des Rohan : « on peut voir en une grande vitre de l’église de Monsieur saint Méen de Gael, fondée par le benoist Roy de Bretagne Monsieur saint Giguel », ce que l’auteur du mémoire dit être « la plus ancienne fondation d’abbaie et vitre de ce duché », la preuve que les ancêtres du vicomte de Rohan ont porté dans leurs armoiries aux macles « un canton des armes de Bretagne, au haut du côté dextre de l’escu » et qu’il s’agit là de la marque de leur parenté avec la lignée des ducs de Bretagne. Judicaël, personnage historique, incontestable roi de Bretagne aux temps mérovingiens, comme nous l’avons dit, dont la représentation figurait dans les vitraux de la fin du XVe siècle de l’église Notre-Dame-du-Roncier à Josselin, aurait ainsi consacré l’ascendance royale des Rohan lors de la fondation par ses soins de l’abbaye confiée à Méen.

La boucle est bouclée. La revendication du titre de roi pour Judicaël, lequel appartient à l’histoire, avait été recyclée au XIe siècle par son hagiographe, qui en avait également intégré la substance à son ouvrage sur Méen : il s’agissait de donner à l’abbaye récemment restaurée sous l’invocation conjointe des deux saints toute la légitimité d’une fondation royale ; puis au XVe siècle, cette revendication a fait à son tour l’objet d’une récupération à leur profit par les vicomtes de Rohan, lesquels avaient à cœur de mettre en avant une tradition qui faisait remonter à Judicaël, c’est-à-dire longtemps avant l’arrivée au pouvoir de dynastie ducale actuelle, leur droit à exercer le cas échéant le pouvoir à la place de cette dernière.

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Comme on peut le constater, la matière hagiographique se révèle un champ de recherche particulièrement fertile pour des approches de nature aussi bien érudite qu’historienne, croisant thématiques et problématiques diverses, sans jamais se satisfaire d’un certain prêt-à-penser qui, dans ce domaine comme dans bien d’autres, recycle à l’infini, grâce aux moyens illimités procurés par Internet, une vulgate issue de dérisoires copiés-collés.

 

André-Yves Bourgès

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