08 février 2015

Autour du reclus Jean de Chinon et de sainte Radegonde



 A la mémoire de Bernard Tanguy (1940-2015)

Dans sa contribution sur « le culte de saint Jean Baptiste en Bretagne » donnée lors du colloque  de Saint-Jean-du-Doigt en 1999,  le regretté Bernard Tanguy avait attiré l’attention sur un saint breton, fêté le 27 juin, aujourd’hui bien oublié en Bretagne, dont le culte pourrait cependant être à l’origine du nom de Ploujean : en effet, on connait la présence à Chinon vers le milieu du VIe siècle d’un certain Jean, prêtre et Breton de nation (Joannes quidam presbyter, natione Britto) et, comme le souligne B. Tanguy, « à l’époque où il vivait la péninsule voyait se mettre en place le réseau des ploue et le semis de lann » ; mais ce sont avant tout l’ermitage où il s’était reclus et son tombeau, dans une chapelle placée depuis sous l’invocation de sainte Radegonde, ainsi que ses relations avec cette princesse, telles qu’elles nous sont rapportées par la moniale Baudonivie, qui nous occuperont dans cette brève notule. Nous dirons également quelques mots d’un disciple de Martin de Tours, Mexme (recte Maxime), dont le sanctuaire, basilica devenue collégiale aux alentours de l’An Mil, occupait une place importante à Chinon.


Nous avons déjà vu un reclus breton, Winnoc – dont B. Tanguy avait proposé dès 1989 d’identifier l’ermitage originel avec le lieu-dit Coat-Guinec sur le territoire de la commune finistérienne de Huelgoat – s’établir à l’intérieur même de l’enceinte de l’atrium de la basilique Saint-Martin, à Tours. « L’étroite cellule de l’oratoire » (parvulam oratorii cellulam) où s’était retiré Jean était quant à elle située, comme nous l’apprend Grégoire de Tours, « devant l’église même du vicus de Chinon » (ante ipsam Cainonensis vici ecclesiam) : sans doute s’agit-il de l’église fondée au début du Ve siècle par Brice, le successeur de Martin, peut-être même celle qui était dédiée à ce dernier et dont subsistent quelques vestiges sur le coteau de la ville. Quant au corps du reclus, il avait été déposé après sa mort non loin de la « basilique » dédiée à Maxime, dans un tombeau troglodytique qui devait faire l’objet au Moyen Âge central d’un aménagement en chapelle décorée de fresques : sur celles-ci on peut voir, écrit Martin Aurell,  « la peinture de cinq cavaliers au pas, somptueusement vêtus, dont deux sont couronnés. Les spécialistes s’accordent pour voir en eux des membres de la dynastie angevine à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle. Ils émettent cependant des hypothèses fort différentes pour interpréter l’ensemble de la scène ». En outre, on ne peut exclure la possibilité que ces personnages (parmi lesquelles une femme généralement identifiée avec Aliénor d’Aquitaine) aient en fait servi de modèles pour représenter un épisode de la vie de la reine, ou plutôt ex-reine, Radegonde.


La « basilique » dédiée à Maxime s’élevait sur le tombeau de ce dernier ; elle était primitivement consacrée à la Vierge et dépendait du monastère que Maxime avait fondé à Chinon après son séjour au monastère lyonnais de l’Île Barbe. Il faut noter que cette église, où l’archevêque de Tours avait installé des chanoines dans les dernières années du Xe siècle, détenait des reliques d’un certain  Mansuetus « évêque et confesseur », qu’il convient probablement d’identifier, comme l’a proposé B. Tanguy, avec Mansuy, honoré en qualité de premier évêque de Toul ; ce rapprochement est d’autant plus tentant que la collégiale Saint-Maxe de Bar-le-Duc, consacrée sous le titre de Saint-Etienne par l’évêque de Toul, Gérard, en 992, détenait quant à elle des reliques de saint Maxime, qui  avait été obtenues auprès du sanctuaire chinonais, à la fin du Xe siècle. Au dire de Grégoire de Tours qui, dans son Liber in gloria confessorum, lui a consacré un chapitre [BHL 5837], Maxime était un « martinien » et cette indication paraît digne de foi : Grégoire avait en effet travaillé à partir d’une vita versifiée, qui pouvait remonter à l’époque même de la mort du saint. Cette vita, aujourd’hui perdue, était encore connue, semble-t-il, de l’écrivain qui a donné un résumé de la vie de Maxime et de ses miracles [BHL 5839], publié tardivement en 1658 dans le Propre des saints de la collégiale Saint-Mexme de Chinon. La même trame, mais beaucoup plus développée [BHL 5838], se retrouve chez un troisième auteur, peut-être contemporain du précédent, à moins que celui-ci ne se soit au contraire inspiré de la version longue pour composer son propre ouvrage ; mais, dans les deux cas de figure, la série des miracles attribués à Maxime se conclue par des évènements qu’il convient de situer vers le milieu du XIe siècle. La postérité littéraire du saint ne s’interrompt pas là : au début du XIIIe siècle, le poète Péan Gastineau, chanoine de Tours, emprunte in vita sancti Maximi l’anecdote du voyage à Rome que Maxime, occupé à la construction de son monastère chinonais, prétend différer malgré les objurgations de Martin de Tours. C’est  à partir de  la même anecdote, que l’auteur d’une légende en prose de saint Martin de Vertou a opéré une substitution au profit de son héros. Parmi les miracles attribués à ce dernier, on rapporte en effet comment il se rendit à Rome en compagnie de Maximin évêque de Trêves. Sous la plume du compilateur du XIIIe  ou du XIVe siècle, Maximin est devenu Maxe. Martin, à la porte d'une ville d'Italie, confie l'âne portant le bagage commun des deux voyageurs à son compagnon, qui s'endort. A son réveil, ce dernier découvre, à la place de leur monture, un ours qui vient de dévorer l’âne ; mais, sur l'ordre de Martin bientôt revenu, l'ours s’apprivoise et, faisant l'office de l'animal qu'il a tué,  va désormais servir de bête de somme aux deux pèlerins. Au  fait, cette histoire est également rapportée régulièrement à Martin de Tours et le thème hagiographique lui-même a largement fait florès.


Mais revenons au reclus Jean et au portrait contrasté qu’en donnent Grégoire de Tours et Baudonivie : si le premier en effet nous offre une gracieuse représentation du personnage lisant et écrivant à l’ombre du feuillage des lauriers plantés par ses soins dans le petit verger qu’il entretenait de ses mains, la seconde met avant tout l’accent sur sa dimension ascétique et spirituelle, ainsi que sur son rôle de conseil auprès de Radegonde. Ces deux points de vue ne sont cependant pas exclusifs l’un de l’autre : le miracle posthume rapporté par Grégoire vient renforcer l’image bon enfant de l’ermite dont la population de Chinon avait conservé le souvenir, tandis que le témoignage de Baudonivie confirme le rôle indirect mais décisif joué par Jean dans le processus de radicalisation spirituelle de la princesse, dont il était parvenu à lever les craintes qu’elle éprouvait à l’égard de Clotaire ; radicalisation marquée en outre par le recours systématique à des pratiques accrues de mortification physique dont l’extrême rigueur devait être dénoncée par nombre de familiers de Radegonde, au premier rang desquels son « agent », ami et hagiographe, Venance Fortunat, qui la désigne in se ipsa tortrix, « tortionnaire d’elle-même ». Les deux portraits de Jean se juxtaposent donc aisément : aux journées passées dans son verger à lire et à écrire succèdent chez lui les nuits de veille et de prières ; ainsi l’étude et le travail de l’esprit se voient-ils prolongés par la méditation et l’oraison, cependant qu’il bénéficie en retour d’inspirations du Saint Esprit, comme celle qu’il s’empressera de transmettre à Radegonde s’agissant du dessein que Dieu avait formé pour elle. En outre, on sait que l’ex-reine s’était dépouillée de son ultime objet précieux au profit de Jean en contrepartie du vêtement déchiré et du cilice de ce dernier qui désormais vont composer l’habillement de Radegonde ; mais ce n’était pas encore assez « pour que soit rafraichie une âme aussi brûlante » (ut refrigeraret tam ferventem animum) écrit Venance Fortunat qui, mi-admiratif, mi-effrayé, nous décrit les graves sévices physiques que s’inflige la princesse. « Comment interpréter cette rage d'autodestruction que nous aurions tendance à appeler aujourd'hui du masochisme » sans le recours à la psychanalyse, s’interroge Paulette L'Hermite-Leclercq, qui, usant de la prétérition, s’interdit a priori d’emprunter une telle démarche mais sans y renoncer véritablement. 

De notre côté, nous sommes plutôt tenté de conjecturer une possible influence de Jean, involontaire ou, à tout le moins, indirecte : déjà coutumière du port d’un cilice avant leur rencontre, c’est plus la virtus du reclus que Radegonde avait cherché à s’approprier en revêtant les défroques de celui-ci. En revanche, il paraît vain de chercher à reconnaître d’éventuelles caractéristiques bretonnes, ou plus largement celtes, dans les mortifications rapportées par Venance Fortunat : ainsi le port de cercles et de chaines de fer, mentionné en particulier dans le dossier hagiographique de Caradoc, figure-t-il à plusieurs reprises dans la documentation médiévale, parmi d’autres pratiques pénitentielles (auto)imposées, notamment dans le cas de pèlerinages expiatoires, sans connotation ethnique ou culturelle particulière. D’ailleurs, comme nous l’avons indiqué plus haut, Jean, selon Grégoire de Tours, est avant tout un méditatif et son souvenir chez les Chinonais à cette époque s’avère largement empreint de bonhomie ; le portrait tracé par Baudonivie, s’il accentue la dimension spirituelle et ascétique du personnage, n’en donne pas une image contradictoire : si donc Jean avait effectivement joué le rôle d’un directeur spirituel auprès la princesse, probablement se serait-il employé, à l'instar de l'abbesse Agnès, à calmer les ardeurs de Radegonde plutôt qu’à les attiser.



© André-Yves Bourgès

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