A la mémoire de Bernard Tanguy (1940-2015)
Dans sa contribution sur « le culte de saint Jean Baptiste en Bretagne » donnée lors du colloque de Saint-Jean-du-Doigt en 1999, le regretté Bernard Tanguy avait attiré l’attention sur un saint breton, fêté le 27 juin, aujourd’hui bien oublié en Bretagne, dont le culte pourrait cependant être à l’origine du nom de Ploujean : en effet, on connait la présence à Chinon vers le milieu du VIe siècle d’un certain Jean, prêtre et Breton de nation (Joannes quidam presbyter, natione Britto) et, comme le souligne B. Tanguy, « à l’époque où il vivait la péninsule voyait se mettre en place le réseau des ploue et le semis de lann » ; mais ce sont avant tout l’ermitage où il s’était reclus et son tombeau, dans une chapelle placée depuis sous l’invocation de sainte Radegonde, ainsi que ses relations avec cette princesse, telles qu’elles nous sont rapportées par la moniale Baudonivie, qui nous occuperont dans cette brève notule. Nous dirons également quelques mots d’un disciple de Martin de Tours, Mexme (recte Maxime), dont le sanctuaire, basilica devenue collégiale aux alentours de l’An Mil, occupait une place importante à Chinon.
Nous avons déjà vu un reclus breton, Winnoc – dont B. Tanguy avait proposé dès 1989
d’identifier l’ermitage originel avec le lieu-dit Coat-Guinec sur le territoire
de la commune finistérienne de Huelgoat – s’établir à l’intérieur même de
l’enceinte de l’atrium de la
basilique Saint-Martin, à Tours. « L’étroite cellule de l’oratoire » (parvulam oratorii cellulam) où s’était retiré
Jean était quant à elle située, comme nous l’apprend Grégoire de Tours, « devant
l’église même du vicus de Chinon »
(ante ipsam Cainonensis vici ecclesiam) :
sans doute s’agit-il de l’église fondée au début du Ve siècle par Brice,
le successeur de Martin, peut-être même celle qui était dédiée à ce dernier et
dont subsistent quelques vestiges sur le coteau de la ville. Quant au corps du
reclus, il avait été déposé après sa mort non loin de la
« basilique » dédiée à Maxime, dans un tombeau troglodytique qui
devait faire l’objet au Moyen Âge central d’un aménagement en chapelle décorée
de fresques : sur celles-ci on peut voir, écrit Martin Aurell, « la peinture de cinq cavaliers au pas,
somptueusement vêtus, dont deux sont couronnés. Les spécialistes s’accordent pour voir en
eux des membres de la dynastie angevine à la fin du XIIe ou au début du XIIIe
siècle.
Ils émettent cependant des hypothèses fort différentes pour
interpréter l’ensemble de la scène ». En outre, on ne peut exclure la possibilité
que ces personnages (parmi lesquelles une femme généralement identifiée avec
Aliénor d’Aquitaine) aient en fait servi de modèles pour représenter un épisode
de la vie de la reine, ou plutôt ex-reine, Radegonde.
La « basilique » dédiée à Maxime s’élevait
sur le tombeau de ce dernier ; elle était primitivement consacrée à la Vierge
et dépendait du monastère que Maxime avait fondé à Chinon après son séjour au
monastère lyonnais de l’Île Barbe. Il faut noter que cette église, où
l’archevêque de Tours avait installé des chanoines dans les dernières années du
Xe siècle, détenait des reliques d’un certain Mansuetus
« évêque et confesseur », qu’il convient probablement d’identifier,
comme l’a proposé B. Tanguy, avec Mansuy, honoré en qualité de premier évêque
de Toul ; ce rapprochement est d’autant plus tentant que la collégiale
Saint-Maxe de Bar-le-Duc, consacrée sous le titre de Saint-Etienne par l’évêque
de Toul, Gérard, en 992, détenait quant à elle des reliques de saint Maxime,
qui avait été obtenues auprès du
sanctuaire chinonais, à la fin du Xe siècle. Au dire de Grégoire de
Tours qui, dans son Liber in gloria
confessorum, lui a consacré un chapitre [BHL 5837], Maxime était un
« martinien » et cette indication paraît digne de foi : Grégoire
avait en effet travaillé à partir d’une
vita versifiée, qui pouvait remonter à l’époque même de la mort du saint.
Cette vita, aujourd’hui perdue, était
encore connue, semble-t-il, de l’écrivain qui a donné un résumé de la vie de
Maxime et de ses miracles [BHL 5839], publié tardivement en 1658 dans le Propre
des saints de la collégiale Saint-Mexme de Chinon. La même trame, mais beaucoup
plus développée [BHL 5838], se retrouve chez un troisième auteur, peut-être
contemporain du précédent, à moins que celui-ci ne se soit au contraire inspiré
de la version longue pour composer son propre ouvrage ; mais, dans les
deux cas de figure, la série des miracles attribués à Maxime se conclue par des
évènements qu’il convient de situer vers le milieu du XIe siècle. La
postérité littéraire du saint ne s’interrompt pas là : au début du XIIIe
siècle, le poète Péan Gastineau, chanoine de Tours, emprunte in vita sancti Maximi l’anecdote du
voyage à Rome que Maxime, occupé à la construction de son monastère chinonais,
prétend différer malgré les objurgations de Martin de Tours. C’est à partir de la même anecdote, que l’auteur d’une légende
en prose de saint Martin de Vertou a opéré une substitution au profit de son
héros. Parmi les miracles attribués à ce dernier, on rapporte en effet comment il
se rendit à Rome en compagnie de Maximin évêque de Trêves. Sous la plume du
compilateur du XIIIe ou du XIVe
siècle, Maximin est devenu Maxe. Martin,
à la porte d'une ville d'Italie, confie l'âne portant le bagage commun des deux
voyageurs à son compagnon, qui s'endort. A son réveil, ce dernier
découvre, à la place de leur monture, un ours qui vient de dévorer l’âne ;
mais, sur l'ordre de Martin bientôt revenu, l'ours s’apprivoise et, faisant l'office
de l'animal qu'il a tué, va désormais
servir de bête de somme aux deux pèlerins. Au
fait, cette histoire est également rapportée régulièrement à Martin de
Tours et le thème hagiographique lui-même a largement fait florès.
Mais revenons au reclus Jean et au portrait contrasté qu’en donnent Grégoire de Tours et Baudonivie : si le
premier en effet nous offre une gracieuse représentation du personnage lisant
et écrivant à l’ombre du feuillage des lauriers plantés par ses soins dans le
petit verger qu’il entretenait de ses mains, la seconde met avant tout l’accent
sur sa dimension ascétique et spirituelle, ainsi que sur son rôle de conseil
auprès de Radegonde. Ces deux points de vue ne sont cependant pas exclusifs l’un de
l’autre : le miracle posthume rapporté par Grégoire vient
renforcer l’image bon enfant de l’ermite dont la population de Chinon avait
conservé le souvenir, tandis que le témoignage de Baudonivie confirme le
rôle indirect mais décisif joué par Jean dans le processus de radicalisation spirituelle
de la princesse, dont il était parvenu à lever les craintes qu’elle éprouvait à
l’égard de Clotaire ; radicalisation marquée en outre par le recours systématique
à des pratiques accrues de mortification physique dont l’extrême rigueur devait
être dénoncée par nombre de familiers de Radegonde, au premier rang desquels
son « agent », ami et hagiographe, Venance Fortunat, qui la désigne in se ipsa tortrix, « tortionnaire
d’elle-même ». Les deux portraits de Jean se juxtaposent donc
aisément : aux journées passées dans son verger à lire et à écrire
succèdent chez lui les nuits de veille et de prières ; ainsi l’étude et le
travail de l’esprit se voient-ils prolongés par la méditation et l’oraison, cependant
qu’il bénéficie en retour d’inspirations du Saint Esprit, comme celle qu’il
s’empressera de transmettre à Radegonde s’agissant du dessein que Dieu avait
formé pour elle. En outre, on sait que l’ex-reine s’était dépouillée de son
ultime objet précieux au profit de Jean en contrepartie du vêtement déchiré et
du cilice de ce dernier qui désormais vont composer l’habillement de
Radegonde ; mais ce n’était pas encore assez « pour que soit
rafraichie une âme aussi brûlante » (ut
refrigeraret tam ferventem animum) écrit Venance Fortunat qui,
mi-admiratif, mi-effrayé, nous décrit les graves sévices physiques que
s’inflige la princesse. « Comment interpréter cette rage d'autodestruction
que nous aurions tendance à appeler aujourd'hui du masochisme » sans le recours
à la psychanalyse, s’interroge Paulette L'Hermite-Leclercq, qui, usant de la
prétérition, s’interdit a priori d’emprunter une telle démarche mais sans y
renoncer véritablement.
De notre côté, nous sommes plutôt tenté de conjecturer
une possible influence de Jean, involontaire ou, à tout le moins, indirecte :
déjà coutumière du port d’un cilice avant leur rencontre, c’est plus la virtus du reclus que Radegonde avait cherché
à s’approprier en revêtant les défroques de celui-ci. En revanche, il paraît vain de chercher à reconnaître d’éventuelles caractéristiques bretonnes,
ou plus largement celtes, dans les mortifications rapportées par Venance
Fortunat : ainsi le port de cercles et de chaines de fer, mentionné en
particulier dans le dossier hagiographique de Caradoc, figure-t-il à plusieurs
reprises dans la documentation médiévale, parmi d’autres pratiques pénitentielles
(auto)imposées, notamment dans le cas de pèlerinages expiatoires, sans connotation ethnique ou
culturelle particulière. D’ailleurs, comme nous l’avons indiqué plus haut, Jean,
selon Grégoire de Tours, est avant tout un méditatif et son souvenir chez les Chinonais à cette époque s’avère largement empreint de bonhomie ;
le portrait tracé par Baudonivie, s’il accentue la dimension spirituelle et
ascétique du personnage, n’en donne pas une image contradictoire : si
donc Jean avait effectivement joué le rôle d’un directeur spirituel auprès la
princesse, probablement se serait-il employé, à l'instar de l'abbesse Agnès, à calmer les ardeurs de Radegonde
plutôt qu’à les attiser.
©
André-Yves Bourgès
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