"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

28 décembre 2016

Sainte Sève, une histoire de genre



Avec l’installation possible d’une statue de la soeur de Tugdual, Sève, dans le parc de la Vallée des saints à Carnoët, projet appuyé par la municipalité de Sainte-Sève (Finistère)[1], le concept d’hagio-transsexualisme fait, après le cas de Trifine[2], l’objet d’une seconde illustration. Au demeurant, il n’y a là rien de vraiment nouveau, car cette histoire se prolonge au moins depuis le milieu du XVIIe siècle : comme c’était déjà la situation avec les clercs du Moyen Âge, une ombre d’enfumage s’étend au détriment de la tradition, qui d’ailleurs s’est toujours accommodée de tout[3].

Par chance, le nom porté par la commune de Sainte-Sève nous est bien connu par un certain nombre d’attestations, dont les plus anciennes, Sentseguot ou Sentsegnot (selon les lectures) et Santhequo, – lesquelles figurent respectivement dans un acte de 1128[4] et dans la vita brève de Tugdual[5], elle-même sans doute composée peu après ce texte auquel elle semble répondre[6] –, peuvent être réduites sans difficultés à la forme bretonne toujours en usage, Sant-Seo. Or, le nom de Seuua, que porte la sœur de Tugdual dans la vita longue de ce dernier[7], – ouvrage sans doute composé au XIIe siècle[8] –, est philologiquement distinct de celui de Seo, lequel s’avère en outre opiniâtrement appartenir au genre masculin comme le confirme notamment le toponyme Parc-Sant-Seo, en Melgven (Finistère).

 Il convient donc de le dire haut et fort afin d’éviter tout risque de confusion : si tant est qu’il faille proposer à la vénération des touristes la statue d’une sainte, c’est de Seuua qu’il convient alors de parler ; à moins que les habitants de Sainte-Sève n’aient également en projet d’ériger une seconde statue, celle de leur saint éponyme, sant Seo, projet pour lequel ils pourraient peut-être solliciter le soutien d’une certaine marque de machines à café [9] !

Quoi qu’il en soit, l’historicité de ces personnages est inaccessible à l’historien : s’il fallait malgré tout émettre un avis en terme de probabilité, nous dirions que celle-ci nous semble moindre s’agissant de Seuua, « sainte de papier » connue par sa seule mention dans le dossier hagiographique de Tugdual, où elle joue les utilités,  comparée à Seo, certes sans attestation littéraire, mais dont le culte est clairement inscrit dans l’hagio-toponymie bretonne, qu’elle soit continentale, avec le village de Lanzéo, à la Chapelle-Neuve (Côtes-d’Armor), ou insulaire, avec le manoir de Landsev, en Cornwall[10]

Cependant, la place dérisoire qu’elles occupent dans le « panthéon hagiographique » breton doit évidemment encourager à privilégier plutôt les représentations de saintes ; à Dieu ne plaise que leur nombre limité n’ait pas pour fâcheux contre-effet de produire plus d’élucubrations encore que celles qui concernent leurs frères en hagio-marketing !

André-Yves Bourgès



[1] « Vallée des Saints. Une statue de sainte Sève », journal Le Télégramme du 27 décembre 2016, édition de Morlaix, p. 13 (article en ligne à l’adresse : http://www.letelegramme.fr/finistere/sainte-seve/vallee-des-saints-une-statue-de-sainte-seve-27-12-2016-11345811.php).
[2] B. Merdrignac « Chapitre 4. Trifine et Trifin en ballade du côté de la Gender History », D’une Bretagne à l’autre. Les migrations bretonnes entre histoire et légendes, Rennes, 2012, p. 61-73.
[3] Voir à ce sujet, dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 3 (1875-1876), p. 201-204, l’intéressante lettre reçue de J.C.M. Messager, instituteur à Sainte-Sève, sur les monuments et les traditions de sa commune.
[4] Cet acte n’est plus connu que par une copie d’érudit faite au XVIIe siècle sur l’original et qui donne la forme Sentseguot ; mais son édition scientifique la plus récente procurée par H. Guillotel, «  Les vicomtes de Léon aux XIe et XIIe  siècles », Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, t. 51 (1971),  p. 48, porte Sentsegnot
[5] A. de la Borderie, « Saint Tudual. Texte des trois Vies les plus anciennes de ce saint et de son très-ancien office publié avec notes et commentaire historique », Mémoires de la Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2e série, t. 2 (1886-1887), p. 84.
[6] B. Merdrignac et L. Plouchart, « La fondation des évêchés bretons : questions de l’histoire religieuse à la géographie sociale », F. Mazel (dir.), L’espace du diocèse. Genèse d’un territoire dans l’Occident médiéval (Ve-XIIIe siècle), Rennes, 2008, p. 160.
[7] A. de la Borderie, « Saint Tudual… », p. 97.
[8] J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009, p. 380.
[9] Nous remercions M. Poullard de nous avoir mis dans l’oreille cette homophonie.
[10] Ce toponyme est mentionné dans le Domesday Book : son identification et, conséquemment, sa localisation précise restent discutées.

Aucun commentaire:

Printfriendly