"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

26 août 2021

Azénor et Guignier : arrière-plans hagio-historiographiques du mythème de la femme au sein d’or en Bretagne

Sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui et qui nous a été transmise par l’auteur du Chronicon briocense[1], l’« histoire du roi de Brest et d’Azenor, sa fille et femme [du roi] de Goëllo », dont on perçoit l’écho romanesque dans le Livre de Caradoc, est un document littéraire très intéressant : elle s’inscrit dans la triple lignée des différents récits relatifs à la femme au sein d’or, dont Gwennolé Le Menn s’est efforcé de d’établir la nomenclature[2], de ceux, auxquels s’est intéressé Gaël Milin, qui montrent les souffrances de la femme injustement calomniée[3], et, enfin, de ceux qui traitent de la traversée prodigieuse, dont Milin a également donné un essai de typologie[4] ; tous récits qui ont fait l’objet d’études souvent pertinentes, parfois péremptoires, toujours intéressantes, mais rarement définitives[5], dans le contexte très particulier de la mise à contribution par l’historien des motifs folkloriques.

 

I

Le texte en question [BHL 1478], également intitulé legenda sancti *Budoci [6], est un ouvrage largement composite : le chroniqueur a repris et complété avec les éléments de la tradition qui avait cours à Plourin-Ploudalmézeau (Fin.), — où Budoc était tenu en singulière vénération, — un texte plus ancien consacré à la mère du saint, Azénor. Cette princesse, après avoir libéré son propre père, le roi de Brest, d’un ensorcellement au prix de la perte de son sein droit, — avec en retour l’octroi d’une prothèse miraculeuse en or, — avait été fallacieusement convaincue d’adultère suite aux accusations calomnieuses de sa marâtre. Condamnée à mort par son père et son mari, le roi de Goëllo, son châtiment avait été finalement commué en une ordalie, attendu qu’elle était enceinte : abandonnée au gré des flots marins dans un tonneau, elle avait à bord, avec l’aide de sainte Brigitte, donné le jour au futur saint Budoc ; la mère et l’enfant furent par la suite recueillis par les moines de l’abbaye irlandaise de Beauport. Le roi de Goëllo, ayant découvert qu’on lui avait menti sur la prétendue infidélité de son épouse, chercha longtemps Azénor ; au terme de leurs touchantes retrouvailles, l’un et l’autre moururent laissant orphelin le jeune Budoc. Ce dernier, grandissant chaque jour en sainteté, fut appelé, devenu adulte, sur le siège archiépiscopal d’Irlande ; de là, il passa en Bretagne, en Léon tout d’abord, puis devint archevêque de Dol.

 Outre qu’on ne peut pas totalement exclure la possibilité d’une confusion locale avec un personnage appelé Budnou (Budnouenus), lequel nous est connu par une inscription lapidaire du Haut Moyen Âge, autrefois à Landunvez (Fin.), qui le qualifiait abbé (abax)[7], le saint honoré à Plourin-Ploudalmézeau paraît avoir été distinct, à l’origine, de celui que la tradition doloise revendiquait en qualité de second successeur de saint Samson après saint Magloire et qui lui attribuait un pèlerinage à Jérusalem[8], ignoré de son hagiographe, ainsi que d’un autre Budoc dont les attaches dans le Goëllo, où il tenait une sorte d’école dans l’archipel de Bréhat (C.-d’A.), sont bien attestées, au moins depuis l’époque de la composition de la vita de saint Guénolé par Wrdisten, vers 880[9]. Quant à la localisation de ses reliques à Brec’h (Morb.), en Broherec, — Broérec étant la dénomination « ethnique » du diocèse de Vannes, — il s’agissait peut-être d’une référence obligée pour un partisan des Montfort, au lendemain de la fondation sur place de la chapelle Saint-Michel-du-Champ par le duc Jean IV ; mais comme la tradition vannetaise connaissait également un saint Budoc, présenté comme ayant occupé le siège épiscopal[10], rien n’empêche donc de supposer que les reliques de ce personnage furent un temps conservées à Brec’h. Au total donc il faut compter trois, sinon quatre saints Budoc, — en Léon, à Dol, en Goëllo et peut-être à Vannes, — mais une seule Azénor, assurément léonarde, qui recevait un culte dans un seul lieu en Bretagne : à savoir la minuscule paroisse de Languengar, aujourd’hui en Lesneven (Fin.), dont il n’est pas inutile de souligner, pour la suite de notre propos, que son nom pourrait avoir conservé le souvenir de l’ermitage de saint Fingar/Gwinear/Guigner, connu par une vita composite [BHL 2988] qui amalgame des traditions insulaires et continentales.

 *

En fait, le nom d’Azénor a été substitué sur place à celui de sainte Honorée, en breton Enori. La forme Enori se retrouve dans une gwerz (complainte populaire en breton) collectée dès avant 1837 et qui rapporte l’histoire d’Azénor, avec toutefois quelques différences jugées « notables au niveau de la situation et des acteurs en présence » par Donatien Laurent[11]. En conséquence, cet auteur n’exclut pas que la gwerz en question puisse être l’aboutissement d’une tradition poétique orale antérieure à la mise en forme écrite en prose latine, tradition qu’il faudrait faire remonter en conséquence au moins au XIVe siècle puisque le Chronicon Briocense a été mis en forme à la charnière des XIVe-XVe siècles ; mais l’ancienneté de la complainte n’est nullement assurée. En fait, le poète populaire a utilisé l’anecdote du serpent pour illustrer un thème qui était déjà dans l’Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth, avec l’histoire du roi Leir et de Cordeilla[12] : Enori, la plus jeune des trois filles du roi de Brest que ce dernier avait déshéritée au profit des deux aînées, donne à son père le témoignage d’amour filial refusé par ses deux sœurs ; son mariage avec le roi de Goëlo suit (et vient compenser) sa mutilation, tandis qu’il la précède dans l’histoire d’Azénor. Il n’y a rien en l’espèce qui soit incompatible avec un emprunt fait par le poète populaire au texte hagiographique.

 Sous la forme Aliénor, le nom de l’héroïne, « absent des chartes bretonnes avant la fin du XIe siècle, rare au XIIe »[13], était porté à l’époque de la composition de la légende de saint Budoc par l’héritière du duché de Bretagne, tombée en 1203, peu après son frère le malheureux Arthur, « entre les griffes de son oncle, Jean Sans-Terre. Si elle ne fut pas comme lui assassinée, elle fut du moins gardée prisonnière, près de trente-huit ans, par le souverain anglais » ; comme le souligne Bernard Tanguy : « que dans un tel contexte le nom d’Azénor soit venu sous la plume du rédacteur de la Legenda sancti Budoci remplacer celui populaire d’Enori n’a rien que de très plausible »[14].

 

II

Femme injustement calomniée, accouchant d’un futur saint dans les circonstances tout à la fois dramatiques et miraculeuses d’une ordalie qui avait pris la forme d’une traversée maritime à bord d’un esquif sans rames, ni voile : le profil d’Azénor tel qu’il est esquissé par l’hagiographe de saint Budoc évoque irrésistiblement celui de Thaney, présentée comme la mère de saint Kentigern dans la vita de ce dernier.

 Le dossier littéraire consacré à Kentigern comprend deux pièces principales : un court texte anonyme [BHL 4645] composé à la demande de l’évêque de Glasgow Herbert (mort en 1164), qui traite exclusivement des circonstances de la conception et de la naissance du saint, ainsi que des épreuves surmontées par sa mère[15] ; une vita [BHL 4646] composée, vers 1175-1185, par Josselin de Furness[16]. Dans l’un et l’autre de ces deux ouvrages, mais avec la sensibilité propre à chaque auteur, on met en avant que la princesse Thaney (alias Taneu ou Thenew), après avoir été condamnée à mort par son père parce qu’elle était convaincue de fornication, fut finalement placée sur une petite embarcation de cuir sans rames, que les vagues de la haute mer amenèrent jusqu’à Culross, en Ecosse, où elle aborda ; là, sur le rivage, naquit Kentigern, que saint Servan, établi à proximité et prévenu par ses disciples, devait recueillir et instruire. Par la suite, Kentigern fut appelé à exercer de grandes responsabilités : évêque des Bretons du Strath-Clyde, son apostolat l’amena jusqu’au pays de Galles, avant son retour et son installation définitive à Glasgow.

 On aura reconnu les grandes lignes de la seconde partie de l’histoire d’Azénor : enceinte et injustement accusée d’adultère, la princesse échappe au châtiment suprême auquel elle est condamnée par son père et se voit enfermée dans un tonneau que les flots vont porter sur le rivage d’Irlande, à proximité de l’abbaye de Beauport ; entre-temps, elle a donné naissance à Budoc, lequel est baptisé, recueilli et instruit par l’abbé du lieu. Par la suite Budoc, comme on l’a dit, occupera le siège archiépiscopal des Irlandais, puis celui des Bretons d’Armorique. Comment le rapprochement entre Enori, héroïne du récit qui avait cours à Lesneven, et Thaney était-il intervenu dans l’esprit de l’hagiographe ? Peut-être par le biais de l’anecdote relative à la navigation miraculeuse d’un autre personnage féminin dont le nom n’est pas sans présenter une certaine homonymie avec celui de la princesse : il s’agit de sainte Honora (en breton Enora), mentionnée dans la vita trégoroise de saint Efflam [BHL 2664], de la fin du XIe ou du début du XIIe siècle[17]. Les circonstances de l’échouage de l’esquif d’Azénor et de la découverte de sa présence à bord « par un pêcheur effrayé d’entendre une voix s’échapper de ce tonneau échoué »[18], s’apparentent à ce que nous décrit le biographe de saint Efflam relativement à la découverte d’Enora, au creux de l’outre en cuir qui avait servi d’embarcation à cette princesse, pour traverser la Manche jusqu’à la côte bretonne. La confusion Enori/Enora a été entretenue par la tradition populaire, comme en témoignent plusieurs versions de la gwerz d’Enori qui donnent le nom d’Efflam au mari de la princesse[19] : cette dernière indication est particulièrement intéressante, car elle permet de conclure de manière définitive que la tradition poétique orale n’a fait qu’emprunter ses motifs aux textes hagiographiques et qu’elle ne saurait en conséquence être antérieure à ces derniers.

 

*

 Quoi qu’il en soit, l’histoire d’Azénor a connu un grand succès : en témoignent le remploi de plusieurs de ces principaux thèmes dans la production hagiographique tardive, particulièrement en Léon. Le serpent au pouvoir duquel est soumis le roi de Brest se retrouve dans la première partie de l’histoire de saint Rioc, localisée à Plounéventer. A Plouguin, une variante du mythème de la « femme au sein d’or » se retrouve dans la tradition relative à Guen (Alba), surnommée Trimammis (« aux trois seins »), la mère de saint Guénolé ; mais il s’agit là d’un embellissement tardif, lorsque les membres de la famille de Lesguen ont revendiqué d’être descendus de ce personnage, dont la mamelle adventice aurait été d’or selon une tradition qui avait cours au XVIIe siècle[20]. C’est encore en Léon, à Landunvez, qu’une variante du motif de « la femme injustement calomniée » se retrouve dans l’histoire du martyre de sainte Haude : celle-ci est présentée comme la petite-fille d’un « prince » de Brest nommé Honorius, dont « on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un démarquage d’Enori, personnage féminin attaché au passé légendaire de la ville »[21] ; ce rapprochement est d’ailleurs facilité par le fait que la princesse Azénor « fut, comme Haude, victime de sa marâtre, et que la légende attribue à son fils la fondation de l’église de Plourin, paroisse dont faisait à l’origine partie Landunvez »[22]. Comme tout ce qui touche aux traditions orales et à leur utilisation par des auteurs médiévaux à vocation d’historien, la légende du roi de Brest est une question qui doit bénéficier d’un traitement particulier[23].

 

III

Au-delà du contexte brestois des origines de la légende de saint Budoc, un élément de critique interne du texte oriente nos recherches vers la cour des puissants vicomtes de Léon : en effet « un vicomte de ce pays », décrit comme un « vieillard rempli de l’Esprit saint », est employé dans le récit où il se distingue par sa très grande mesure (quidam proconsul illius terrae prudentissimus et senex Spiritu sancto repletus). Plus avant dans le texte, l’auteur le qualifie encore de « sage » (ille sapiens proconsul) : c’est ce personnage qui avait précédemment indiqué à Azénor le moyen de libérer le roi de Brest du serpent qui s’est enroulé autour du bras du souverain ; c’est son intervention qui préserve Azénor du châtiment suprême auquel le roi de Brest, son père, et celui de Goëllo, son mari, ainsi que les autres puissants l’avaient, sur la plainte de ce dernier, injustement condamnée. Ajoutons que, depuis la confiscation de leur château de Morlaix en 1177, les vicomtes de Léon avaient leur résidence principale à Lesneven, à immédiate proximité de Languengar.

 L’hagiographe savait qu’il existait une abbaye de Beauport en Irlande : la fondation de ce monastère, en 1158, peut donc être valablement considérée comme un premier terminus a quo de la composition de l’histoire d’Azénor[24]. Mais la connaissance que l’écrivain avait de cette abbaye irlandaise paraît avoir été bien rudimentaire, puisqu’il ignorait notamment qu’il s’agissait d’une maison de femmes : c’est donc que le nom de Beauport était venu sous sa plume, à la suite d’une association d’idée ou de propos délibéré, par référence à l’abbaye prémontrée de Beauport, en Goëllo. On a dit plus haut que le souvenir d’un saint Budoc demeurait attaché à l’archipel de Bréhat, dont plusieurs îles faisaient partie de la dotation primitive de cette abbaye ; comme la fondation de celle-ci, en 1202, avait été voulue par Alain, seigneur de Goëllo, fils du comte Henri [de Penthièvre] (Alanus, dominus de Gouellou, Henrici comitis filius)[25], il était non seulement possible, mais encore extrêmement tentant d’établir un lien entre les traditions relatives à saint Budoc et la dynastie locale[26]. On dispose par ailleurs d’un indice pour déterminer le terminus ad quem de la composition de l’histoire d’Azénor : il est explicitement fait référence dans ce texte au seigneur de Goëllo, qualifié roi. Or, après la mort d’Alain, en 1212, son fils Henri, né en 1205, a très tôt renoncé, dès 1217, à revendiquer le nom de son héritage, pour ne retenir que celui d’Avaugour[27] : il faut donc que l’auteur ait travaillé quand le souvenir du nom primitif porté par le lignage d’Avaugour était encore suffisamment vivace.

 On peut déduire de ces différents éléments de datation, ainsi que de la sollicitude constante dont témoigne dans le récit le vicomte de Léon à l’égard de la mère de l’héritier du Goëllo, que l’histoire d’Azénor a vraisemblablement été composée dans les années 1213-1219[28], à l’époque où Conan de Léon était tuteur du jeune Henri[29], par un Léonard acclimaté en Goëllo : le nom d’un prélat briochin, Raoul, lequel avait été dans sa jeunesse en contact avec l’entourage de Guyomarc’h de Léon (mort en 1205) avant de devenir chanoine de Saint-Brieuc dans les premières années du XIIIe siècle, paraît le plus probable[30].

 

IV

La légende de sainte Noyale, connue par la tradition orale[31], démarque à plusieurs reprises la vita de saint Fingar/Gwinear/Guigner[32] : elle témoigne ainsi de la possibilité qu’un avatar féminin de ce dernier ait connu un certain succès dans le diocèse de Vannes. Le nom du saint serait alors venu spontanément sous la plume de l’auteur du Livre de Caradoc, « roman » en vers daté de la fin du XIIe siècle[33],  pour désigner l’héroïne qui joue ici, à l’égard de son fiancé, le fils du roi de Vannes, le même rôle qu’Azénor dans la délivrance du roi de Brest.

 A Vannes, au début du XIIIe siècle, la tradition hagiographique locale faisait état d’un « roi » appelé Caradoc Brechbras (Karadocus Brechbras), lequel avait cédé à saint Patern l’emplacement de son palais pour permettre la construction de la cathédrale[34]. Le nom de ce monarque figure également dans la vita du saint [BHL 6480][35] sous la forme Caradauc Brecbras : l’hagiographe indique que le royaume de Caradoc non content de couvrir l’île de Bretagne, débordait également sur la Létavie, c’est à dire sur la péninsule armoricaine. A la demande insistante des habitants de cette contrée, le monarque avait autorisé Patern, Armoricain de naissance, à retourner dans son pays d’origine et lui accorda pour son église de Vannes de grands privilèges[36]. L’origine de ces traditions a fait l’objet d’une controverse entre Gaston Paris et Ferdinand Lot[37]. La Borderie pour sa part supposait que la vita de Patern avait été composée au Pays de Galles à partir de traditions apportées dès le IXe siècle par des Bretons continentaux venus se mettre à l’abri des incursions scandinaves[38]. Si rien ne vient au soutien d'une telle assertion, comme l’indique  Lot, qui souligne au passage qu’il faut attendre le début du Xe siècle pour constater la fuite des Bretons d’Armorique[39],cela ne remet pas pour autant en question la possibilité que cette vita s'inspire de traditions vannetaises concernant Caradoc Brechbras : ainsi en avait conclu Paris[40], que sa profonde connaissance de la « matière de Bretagne »  a souvent aidé à éviter de manière intuitive les pièges tendus par l’érudition péremptoire, mais parfois illusoire, de ses contemporains[41]. Pas plus que Paris jadis, nous n’essaierons aujourd’hui de retrouver dans la vita de saint Patern de possibles éléments historiques sur un roi Caradoc des temps héroïques[42] : Lot se trompait quand il reprochait au grand romaniste d’avoir en l’occurrence suivi La Borderie[43], ou du moins n’avait-il pas lu avec suffisamment d’attention son texte[44].

 Le poète, pour expliquer le surnom de son héros, Brechbras, fallacieusement transcrit Bronbraz, mais correctement interprété « au gros bras »[45], rapporte qu’un serpent s’est enroulé autour du bras de Caradoc, dont il boit le sang. Guignier, sur les conseils de son propre frère, Cador, se dévoue pour permettre la délivrance de son fiancé : Cador, au moment où le serpent se jette sur le sein de la jeune fille, est amené à en trancher le mamelon, bientôt remplacé par la boucle d’un écu d’or[46]. Tout cela, comme on l’a dit, se retrouve dans l’histoire d’Azénor, mais dans une perspective destinée à séduire un public léonard. La trame du Livre de Caradoc est quant à elle incontestablement tissée de traditions vannetaises : le prototype masculin de Guignier est l’éponyme de Pluvigner (Morb.) ; Cador (Cadur) l’est de Locadour, village de Kervignac (Morb.), à une vingtaine de kilomètres à l’ouest, dans la partie du diocèse de Vannes où se faisait sentir l’influence de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé (Fin.), dont nous connaissons les liens avec l’abbaye de Llancarvan (Pays de Galles)[47], où fut sans doute composée la vita de Patern[48]. Au reste, la vita de saint Gurtiern, transcrite vers 1125 dans le cartulaire du monastère cornouaillais [BHL 3721], fait elle-aussi mention de Cadur, qu’elle présente comme l’un des messagers du comte Guérec[49]. Enfin, ce dernier figure avec le titre royal dans une version de la vita de saint Fingar/Gwinear/Guigner, consultée, probablement à Vannes, par Pierre Le Baud[50] : la boucle des influences hagiographiques locales est ainsi bouclée.

 ***

La question de la rencontre de ces différentes traditions avec celles de la fille du roi de Brest demeure posée : quand bien même elle ne peut recevoir de réponse tranchée, elle doit faire l’objet d’un examen, car elle conditionne toute tentative de reconstitution du processus d’élaboration de l’histoire d’Azénor.

 Tout d’abord, cette rencontre s’est-elle opérée avant la mise au net du récit légendaire ? C’est probable : on observera que le Livre de Caradoc dans sa dernière partie renvoie, sans l’évoquer explicitement, au soupçon d’adultère qui se porte sur l’héroïne[51], ressort narratif que l’hagiographe a fait jouer et qui lui a permis, par le biais d’un emprunt à la vita de saint Efflam, de rattacher la légende de Thaney à celle d’Enori.

 « La femme au sein d’or » figurait-elle dans la tradition relative à Enori, telle qu’elle était connue à Languengar ? C’est possible, mais nullement assuré : le mythème est associé de longue date à l’épouse de Caradoc et figure notamment dans le corpus gallois des traditions folkloriques bretonnes qui donne à la princesse le nom de Tegau Eurvron, « Tegau au sein d’or »[52]. Au reste, il est indubitable qu’Enori était déjà présentée comme la fille du roi de Brest, ce qui a favorisé la transposition du récit qui figure dans le Livre de Caradoc.

 Enfin, où cette rencontre a-t-elle eu lieu ? Nous avons déjà évoqué l’influence des vicomtes de Léon, dont la cour pourrait avoir occupé aux XIIe et XIIIe siècles une place prééminente en tant que relais de diffusion de la « matière de Bretagne » : témoigne indirectement de ce rôle de premier plan le lai de Guigemar, composé à l’évidence pour magnifier la dynastie vicomtale en associant l’un de ses membres à « deux thèmes folkloriques qui vont devenir indissociables de la mythologie du roman breton : la chasse au blanc cerf et la nef magique »[53]. Il ne serait donc pas étonnant que le Livre de Caradoc ait été très tôt connu sur place, au travers des joutes poétiques qui se tenaient à Saint-Pol-de-Léon comme il se voit dans le « lai du libertin »[54]. Malheureusement, si jamais ils existèrent, les monuments littéraires ou artistiques attestant de l’importance de la cour vicomtale dans la vie culturelle bretonne au plein Moyen Âge n’auront pas survécu aux conflits incessants qui, pendant un siècle, ont opposé les vicomtes de Léon aux Plantagenêts, puis aux Dreux.

 

André-Yves Bourgès



[1] Ms Paris, BnF, lat. 6003, f. 60-62v, et lat. 9888, f. 62-64v. Dans le premier de ces manuscrits, le passage concerné porte le titre : pulchra et pia historia regis Brest et Azenor suae filiae et uxoris de Gouellou ; dans le ms. lat. 9888, il est sobrement intitulé legenda sancti Budici (la leçon Budici pour Budoci est une simple cacographie, sans importance pour notre propos).

[2] Gwennolé Le Menn, La femme au sein d’or, s.l., 1985.

[3] Gaël Milin, « La légende bretonne de sainte Azénor et les variantes médiévales du conte de la femme calomniée : éléments pour une archéologie du motif du bateau sans voiles et sans rames », Mémoires de la Société historique et archéologique de Bretagne, t. 67 (1990), p. 303-320

[4] Idem, « La traversée prodigieuse dans le folklore et l'hagiographie celtique : de la merveille au miracle », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 118 (1989), p.

[5] Voir, par exemple, Donatien Laurent, « Enori et le roi de Brest », Études sur la Bretagne et les pays celtiques. Mélanges offerts à Yves le Gallo, Brest, 1987 (Cahiers de Bretagne occidentale, 6), p. 207-224.

[6] Voir supra n. 1.

[7] Wendy Davies, James Graham-Campbell, Mark Handley, Paul Kershaw, John T. Koch, Gwenaël Le Duc, Kris Lockyear, The Inscriptions of Early Medieval Brittany. Les inscriptions de la Bretagne du Haut Moyen Âge, Oakville et Aberystwyth, 2000, p. 105-112.

[8] François Duine, La Métropole de Bretagne. Chronique de Dol composée au XIe siècle et catalogues des dignitaires jusqu’à la Révolution, Paris, 1916, p. 43.

[9] Bernard Tanguy, « De Budoc à Budogan, ou de l’île Lavret à l’île des Ebihens, et des origines de l’abbaye de Saint-Jacut », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 124 (1995), p. 281-282.

[10] Ce Budoc, sans sa qualité de saint, figure au 10e rang de la liste épiscopale de Vannes, telle qu’elle est incluse dans le cartulaire de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, du XIIe siècle ; il est fêté à la date du 9 décembre dans le calendrier d’un missel calligraphié en 1457 par un certain Yves Even, de la paroisse de Troguéry, pour le compte du vice-chancelier de Bretagne, Jean Ynisan : voir François Duine, « Bréviaires et missels des églises et abbayes bretonnes de France antérieurs au XVIIe siècle », Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, t. 35 (1906),  p. 128, notice n°50. Le calendrier reproduit sans doute un modèle vannetais, indépendamment de l’incontestable origine trégoroise du manuscrit.

[11] Donatien Laurent, « Enori et le roi de Brest », p. 211.

[12] Edmond Faral, La légende arthurienne — Etudes et documents. Première partie : les plus anciens textes, t. 3, Documents, Paris, 1929, reprint 1969, p. 99-104.

[13] Bernard Tanguy, « Le roi de Brest », Études sur la Bretagne et les pays celtiques …, p. 470.

[14] Ibidem, p. 471.

[15] Pinkerton’s Lives of the Scottish Saints, revised and enlarged by W.M. Metcalfe, vol. 2, Paisley, 1884, p. 97-109 : Vita Kentegerni imperfecta, auctore ignoto.

[16] Ibidem, p. 1-96. Josselin, peut-être originaire du pays de Galles, moine de Furness (Lancashire), abbé de Rushen (île de Man), est également l’auteur des vitae de saint Patrick, (BHL 6513), de sainte Hélène (BHL 3784d, 3784e), de saint David (BHL vacat) et de saint Waldève, deuxième abbé de Melrose (BHL 8783) ; il aurait en outre rédigé un ouvrage intitulé De Britonum episcopis (perdu).

[17] André-Yves Bourgès, « De la vita de saint Cunwal à celles des saints Tugdual, Maudez et Efflam », Trégor vivant. Mémoires offerts à la mémoire de Nicole Chouteau, s.l., 1997, p. 148-149 : idem, « La production hagiographique du scriptorium de Tréguier au XIe siècle : Des miracula de saint Cunwal aux vitae des saints Tugdual, Maudez et Efflam », Britannia monastica, 9 (2005), p. 55-80.

[18] Bernard Tanguy, « Le roi de Brest », p. 472.

[19] Donatien Laurent, « Enori et le roi de Brest », p. 219-223.

[20] Celle-ci est illustrée par un tableau conservé au château de Lesven (en Plouguin). Le peintre a représenté la filiation spirituelle unissant Corentin à son élève Guénolé et celui-ci à un religieux, peut-être Michel Le Nobletz. Le tableau fut exécuté à la commande de Jean Le Ny, sieur de Lesguen ; on pense que le commanditaire et sa femme Anne Gourio ont servi de modèles pour saint Fragan et sainte Guen. Si cette personnification demeure problématique, il paraît acquis que Jean Le Ny, descendant de la famille de Lesguen, revendiquait d'être issu de sainte Guen au travers de sa devise héraldique « Mamelle d'or », sur le tableau de Lesven. Le dossier de ce dernier a été réuni par Gwennolé Le Menn, La femme au sein d'or, p. 129-134.

[21] Bernard Tanguy, « Saint-Mathieu. Le haut Moyen Âge : légende et histoire », Saint-Mathieu de Fine-Terre. Actes du colloque 23-24 septembre 1994, s.l. [Plougonvelin], 1995, p. 36.

[22] Ibidem.

[23] Pour une première approche de la question, on se reportera à notre étude sur « Les origines fabuleuses de la famille Du Chastel », Yves Coativy (dir.), Le Trémazan des Du Chastel - du château-fort à la ruine. Actes du colloque, Brest, juin 2004, Brest-Landunvez, 2006, p. 29-44.

[24] Bernard Tanguy, « Le roi de Brest », p. 470.

[26] André-Yves Bourgès, « Les saints de Beauport », Cédric Jeanneau (dir.), Un Scriptorium et son époque : les chanoines de Beauport et la société bretonne au Moyen Âge, Brest, 2015, p. 21-38. Les ruines de l’abbaye de Beauport sont situées dans la commune de Paimpol (C-d’A.).

[27] Jules Geslin de Bourgogne et Anatole de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 6, Saint-Brieuc, 1879, p. 158. Mais, de jure et de facto, la dynastie de Goëllo a perduré jusqu’à Jeanne d’Avaugour, mariée en 1318 à Gui de Bretagne, pour lequel fut reconstitué l’apanage de Penthièvre. Nous ignorons à la suite de quelles circonstances le jeune Henri, qui, dépouillé du Penthièvre et d’une partie du Trégor par Pierre Mauclerc, a toujours réussi à conserver la jouissance du Goëllo, fut amené à prendre le nom d’Avaugour, lequel s’applique à une petite seigneurie située dans la partie du Goëllo dépendant du siège épiscopal de Tréguier.

[28] Avant que la garde de Henri (et de son frère cadet Geoffroi) ne soit finalement confiée à leur oncle paternel, Gélin. Un acte de 1220 relatif à Beauport est scellé sigillis Guillermi venerabilis Briocensis episcopi et domini Gelini tunc temporis senescalli et nutricii Henrici et Gaufridi filiorum Alani comitis (Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, p. 74).  En 1222, deux autres actes relatifs à Beauport sont donnés par dominus Gellinus, Henrici comitis filius, custos et avunculus Henrici de Alvaugour (Ibidem, p. 78).

[29] Arthur de La Borderie, Nouveau recueil d’actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIIIe et XIVe siècles), Rennes, 1902, p. 26-30. Nous ne connaissons pas la date exacte de la mort de Conan de Léon, à qui son fils Guyomarc’h avait succédé dès mai 1231, ni le nom de sa femme, laquelle était la sœur d’Alain de Goëllo. Voir Patrick Kernévez et André-Yves Bourgès, « Généalogie des vicomtes de Léon (XIe, XIIe et XIIIe siècles) », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 136 (2007), p. 176-181.

[30] André-Yves Bourgès, « II.- L’hagiographie bretonne à l’époque féodale (XIe-XIIIe siècles) : 2. Un Léonard en Goëllo : Raoul, chanoine et official puis évêque de Saint-Brieuc, auteur de l’histoire de sainte Azénor et de saint Budoc ? » », Hagio-historiographique médiévale (octobre 2006), en ligne  https://www.academia.edu/6585324.

[31] Bernard Tanguy, « Une sainte topique du pays de Vannes : sainte Noyale », Britannia Monastica, 6 (2002), p. 192-194 et 206-210.

[32] Ibidem, p. 194-196 et 211.

[33] Denise Régnier-Bohler [éd.], La légende arthurienne. Le Graal et la Table Ronde, Paris, 1989, p. 431.

[34] Arthur de La Borderie, Saint Patern, premier évêque de Vannes, Vannes, 1893, p. 26.

[35] William J. Rees, Lives of the Cambro-British saints, Llandovery, 1853, p. 188-197 ; Arthur W. Wade-Evans, « Vita sancti Paterni », Vitae Sanctorum Britanniae et Genealogiae, Cardiff, 1944, p.  252-269 ; Charles Thomas and David Howlett, « Vita Sancti Paterni : the Life of Saint Padarn and the original ‘’Miniu’’ », Cardiff, 2003 (Trivium, n° 33). La vita de Patern paraît avoir été composée à la fin du XIe siècle ou au début du XIIe siècle, peut-être à Llancarfan (Pays de Galles), à l’instar des deux hagiographies successives de Cadoc de Lifris [BHL 1491-1492] et de Caradoc [BHL 1493d], de celle de Gildas [BHL 3542] du même Caradoc, voire celle de Caradec/Carantec [BHL 1560/1562-1563] : en effet, ces différents textes ont en commun de ne pas présenter le roi Arthur sous le seul jour favorable dont allait l’éclairer Geoffroy de Monmouth dans son Historia regum Britanniae. En tout état de cause, la vita de Patern a été contaminée par l‘histoire d’un Padarn gallois, ce qui n’a rien d’étonnant si sa mise en forme finale est intervenue à Llancarfan ; ce qui l’est plus, c’est le fait que les seuls éléments anciens du récit, concernant en particulier les parents du saint, n’ont rien à voir avec l’évêque de Vannes puisqu’ils ont été empruntés à un troisième homonyme, en l’occurrence Paterne d’Avranches : Erwan Vallerie, « La mère de saint Patern a-t-elle fait l’objet d’un culte dans le pays de Vannes ? », Britannia monastica, 6 (2002), p. 131-141. Autant dire que les hagiographes continentaux et insulaires de Patern de Vannes ignoraient tout de celui-ci.

[36] Arthur de La Borderie, Saint Patern…, p. 7.

[37] Gaston Paris, « Caradoc et le serpent » ; Ferdinand Lot, « Caradoc et saint Patern ». Ces deux études ont paru dans Romania, t. 28 (1899), respectivement p. 214-231 et p. 568-578.

[38] Arthur de La Borderie, Saint Patern…, p. 24-25.

[39] Ferdinand Lot, « Caradoc et saint Patern », p. 569-570.

[40] Gaston Paris, « Caradoc et le serpent », p. 225-226.

[41] Comme en témoigne notamment sa circonspection à la lecture de la vita de saint Goëznou publiée par Arthur de La Borderie, dont ce dernier avait sciemment dissimulé un élément permettant à la communauté scientifique en général et à Gaston Paris en particulier d’établir la véritable datation de ce texte : voir André-Yves Bourgès, Le dossier littéraire de saint Goëznou et la controverse sur la datation de la vita sancti Goeznovei, Morlaix, 2020, p. 76-83 (et la note 186 sur le caviardage de texte auquel s’est livré La Borderie).

[42] Ferdinand Lot, « Caradoc et saint Patern », p. 576.

[43] Ibidem, p. 568.

[44] Gaston Paris, « Caradoc et le serpent », p. 226, n. 2 : « Il n’importe pas à la question qui nous intéresse ici de savoir si les objections qu’on a faites (Rev. Celtique, t. XIV, p. 238-240) aux conclusions historiques tirées de ces documents par M. de la Borderie sont ou non fondées ».

[45] Ibidem, p. 222.

[46] Yasmina Foehr-Janssens, « Un sein d’or et de lait : construire le corps invisible de l’épouse dans la Première Continuation de Perceval », French Studies, vol. 70 (2016), n° 3, p. 315–331.

[48] Voir supra n. 35.

[49] Bernard Tanguy, « De la Vie de saint Cadoc à celle de saint Gurtiern », p. 183.

[50] Pierre Le Baud, Histoire de Bretagne, avec les chroniques des maisons de Vitré et de Laval, Paris, 1638, p. 71. Le « cahier de notes » de l’historien, ms. Rennes, arch. dép. d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, p. 179-180, permet de conclure avec une grande probabilité que cette vita faisait partie, avec celles de Salomon, Melaine et Patern, d’un « légendier » à usage local.

[51] La légende arthurienne. Le Graal et la Table Ronde, p. 504-507.

[52] Gwennolé Le Menn, La femme au sein d'or, p. 33.

[53] Lais de Marie de France, traduits, présentés et annotés par Laurence Harf-Lancner, texte édité par Karl Warnke, Paris, 1990, p. 15.

[54] Lais féeriques des XIIe et XIIIe siècles, présentation, traduction et notes par Alexandre Micha, édition critique par Prudence Mary O’Hara Tobin, Paris, 1992, p. 334-337.

 

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