"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

11 décembre 2005

Un fragment méconnu du Livre des Faits d'Arthur et les prétentions généalogiques des vicomtes de Léon.

Déjà A. de La Borderie en son temps [1] et plus près de nous d'autres chercheurs parmi lesquels il faut citer au premier rang Gw. Le Duc [2] et le regretté L. Fleuriot [3] ont signalé l'existence d'une sorte de poème épique dont Le Baud s'est beaucoup servi [4] et qui, au témoignage de ce chroniqueur se serait intitulé le Livre des Faits d'Arthur (LFA). Mais justement il n'est pas question d'Arthur dans les 183 vers conservés — sans doute par Le Baud, en tout cas dans le cahier de notes que la critique historique moderne suppose avec assez de vraisemblance être le sien [5] — ce qui souligne avec assez de force qu'il s'agit là d'un fragment, ou de plusieurs fragments de ce poème, et non de son intégralité. D'ailleurs, nous venons de dire que Le Baud avait utilisé cette source dans sa propre composition ; or, non content de traduire un certain nombre des vers dont il a assuré la conservation, il allègue à plusieurs reprises l'autorité de « l'acteur du Livre des faits d'Artur » pour des faits qui ne sont pas rapportés dans les vers en question : nouvelle démonstration, compte tenu de la rigueur et de l'honnêteté bien connues de Le Baud pour tout ce qui touche à ses sources, que le Livre des faits d'Arthur était bien plus développé que ce qui en est aujourd'hui connu.

Cette perte occasionne de surcroît un problème corollaire de datation : ce qui est conservé du poème est précédé dans le manuscrit qui le contient par un texte qui sonne comme la dédicace du poème en question [6] ; or cette dédicace s'adresse sans conteste au duc Arthur II (1305-1312) et, pour A. de La Borderie, elle nous renseigne, non seulement sur l'époque de composition de l'oeuvre, le tout début du XIVe siècle, mais aussi « sur le but et les sentiments de son auteur » [7]. Cette opinion n'est pas celle de Gw. Le Duc qui date la rédaction du Livre des Faits d'Arthur entre 954 et 1012 et évoque son utilisation par un poète léonard au début du 14e siècle [8], non plus que celle de L. Fleuriot qui conclut que « tout indique que la préface et l'arrangement en vers sont postérieurs à la rédaction du texte primitif » [9].

Sans entrer dans le débat de fond, car il a pu effectivement exister un poème plus ancien remanié tardivement, nous croyons pouvoir apporter un élément susceptible de nourrir valablement la discussion. Il s'agit en l'occurrence de la mise en relation de deux textes connus depuis longtemps auxquels, à notre connaissance, personne n'a porté véritablement attention.

Le premier est une brève notation contenue dans la seconde version de la compilation de Le Baud :

« L'acteur du Livre des faits d'Artur appelle les vicomtes de Léon Conanigènes, c'est à dire qu'ils sont du lignage Conan » [10].

Le second texte, en fait 5 vers isolés que Dom Morice met en relation avec la cession faite en 1239 (1240 n. st.) au duc de Bretagne Jean 1er de la ville de Brest par Hervé, vicomte de Léon, est rapporté par le bénédictin qui le dit extrait d'un recueil manuscrit de l'église de Nantes (ex coll.mss.ecclesiae Namnet.) [11] : cette description et cette localisation de la source constituaient a priori l'indice de la parenté de celle-ci avec le carnet de notes attribué à Pierre Le Baud[12], où se trouve bien le texte en question (p. 187), précisément entre la dédicace et les vers subsistants du LFA, mais présenté comme de la prose. Nous restituons les vers correspondants, comme l’a fait en son temps Dom Morice :

"Tantus honor patriae, te praesule, contigit urbi

Olim quantus honor illustri quantaque creuit

Laus Conanigenae cum Sancte Ronane lutoso

Ponte Trio Britonum Ducis, inclytus ille, phalangas

Fregit et obtinuit, gladio mediante, triumphum".

Ces vers ne manquent pas d'une certaine tenue et appartiennent sans nul doute au LFA ; d’ailleurs le nom Conanigena, substantif masculin formé par le poète sur le modèle classique indigena, ae et qui, d'après Dom Morice, désigne le vicomte de Léon, se retrouve, comme on l'a vu, dans un passage de Le Baud qui l'attribue expressément à « l'acteur du Livre des Faits d'Artur ».

Autant dire que l'origine « conanique » des vicomtes de Léon était tradition établie au moins depuis l'époque de (re)composition de ce poème (début du XIVe siècle ?), sans pouvoir être pour l'instant assuré que son auteur a effectivement travaillé d'après des documents plus anciens qui auraient mentionné cette origine.

André-Yves Bourgès



[1] A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, Rennes-Paris, 1899, p. 388-390.

[2] Gw. Le Duc, « L'Historia Britannica avant Geoffroy de Monmouth », dans Annales de Bretagne, t. 79 (1972), p. 819-835.

[3] L. Fleuriot, Les Origines de la Bretagne , ²1982, p. 245-246 ; « Sur quatre textes bretons en latin... » dans Etudes Celtiques, t. 18 (1981), p. 197-213, particulièrement p 201-206.

[4] Voir l'édition de la seconde rédaction de la compilation de Le Baud par C. de La Lande de Calan, tome 3, Nantes, 1911, notamment p. 30, 31, 32, 35, 36, 37, 38, 41, 47, 48, 49, 50, 51, 85.

[5] Cette attribution, suggérée par A. de La Borderie, a été depuis reprise par Gw. Le Duc et L. Fleuriot dans les travaux cités ci-dessus : le cahier de notes en question se trouve aux Archives Départementales d'Ille et Vilaine, 1 F 1003 (nous le désignons désormais Ms ADIV, 1 F 1003). — Avec son amabilité coutumière, Gw. Le Duc a bien voulu nous communiquer sa propre copie des 183 vers en question, p 188-190 et 195.

[6] Ms ADIV, 1 F 1003, p. 187.

[7] A. de La Borderie, op.cit., p. 388.

[8] Gw. Le Duc, « L'Historia Britannica… », p. 825 et 833, ainsi que la lettre que nous a adressée Gw. Le Duc le 7.10.1994.

[9] L. Fleuriot, Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, t. 1, 1987, p. 99.

[10] Le Baud, p. 85.

[11] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1746, col. 911.

[12] Voir l'Introduction à la Chronique de Nantes par René Merlet, Paris, 1896, p. VII-XXII, en particulier p XXI-XXII.

Printfriendly