"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

22 octobre 2017

Jean-Yves Guiomar (1940-2017)




La mémoire de Jean-Yves Guiomar, disparu au début de ce mois d’octobre, doit être ici saluée, car, en marge ou plus exactement en arrière-plan de ses recherches sur le bretonisme, – « dont les deux composantes majeures sont la littérature et la philologie (La Villemarqué) et l’histoire (La Borderie) », selon sa propre définition[1], –  la contribution de cet historien contemporanéiste aux études hagiologiques bretonnes s’avère particulièrement importante, sinon même décisive : en soulignant le rôle central que les saints locaux ont joué dans l’historiographie bretonne du XIXe siècle, en désignant à l’attention du public la place primordiale et prépondérante qu’ils ont occupée dans la démarche historienne d’Arthur de la Borderie, la thèse pour le doctorat d’État soutenue en 1986 par Guiomar[2] a mis en évidence, – en prolongeant et en approfondissant la réflexion menée par Bernard Tanguy, quelques années auparavant[3], à partir de questions de doctrine et de méthode toponymiques posées par François Falc’hun[4], – la véritable spécificité du bretonisme.

Son « itinéraire d’historien »[5], jalonné de nombreuses publications[6], a donné l’occasion à Guiomar d’apporter depuis 1969 différents éclairages sur la question centrale de la « nation », dont on sait qu’elle demeure d’une actualité brûlante, bien au-delà du cercle des historiens. En revanche, sa carrière professionnelle dans l’édition, pourtant riche d’expériences intéressantes, notamment celle qui concerne l’aventure de Champ Libre, n’a pas suscité sa plume ; mais nul doute que les documents déposés par ses soins à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine[7] devraient contribuer à une meilleure connaissance de cet épisode.


[1] J.-Y. Guiomar, Peuple, région, nation (recueil de travaux), Brest, 2015, p. 181.
[2] Thèse dont l’essentiel a été publié avec une préface de Michel Denis sous le titre Le Bretonisme. Les historiens bretons au XIXe siècle, Mayenne, 1987.
[3] B. Tanguy, Aux origines du nationalisme breton, t. 1 : Le renouveau des études bretonnes au XIXe siècle, Paris, 1977.
[4] F. Falc’hun, Les noms de lieux celtiques, 2e série : Problèmes de doctrine et de méthode. Noms de hauteurs, Rennes, 1970, en particulier p. 43-90.
[5] Peuple, région, nation, p. 7-22.
[6] Ibidem, p. 305-311.


22 août 2017

Du « métaréalisme » dans la vita sancti Pauli Aureliani de Wrmonoc ? La description du chef-lieu épiscopal de Léon



Le « métaréalisme » littéraire ne s’est pas encore doté d’un véritable corps de doctrine, laissant pour le moment à chacun la possibilité d’en définir les contours : pour notre part, c’est plutôt son épicentre, que nous situons, selon la définition proposée par Andrzej Lam, « aux confins de la réalité, du rêve et du souvenir »[1], qui retiendra notre attention dans cette notule d’histoire littéraire.

*

On sait les difficultés, les risques et les errements d’une interprétation trop strictement historicisante des informations contenues dans les ouvrages hagiographiques médiévaux, dont les dimensions folkloriques et légendaires, voire mythologiques, viennent enrichir mais également compliquer l’approche, sans parler des emprunts littéraires[2] qui font de chacun de ces ouvrages « un texte tissé de textes »[3]. Au moins, aurait-on pu espérer que certaines informations revêtaient sous la plume de l’hagiographe un aspect strictement factuel, à propos par exemple de la description d’un lieu, même si, là encore, le procédé habituel de centonisation peut en avoir déformé les traits ; mais il semble que de telles informations reflètent souvent une « métaréalité », qui nécessite donc un traitement particulier : c’est notamment le cas de St-Pol-de-Léon au chapitre intitulé De inventione oppidi dans la vita de Paul Aurélien composée par Wrmonoc en 884[4].
Le premier constat qui s’impose à la lecture de ce passage, c’est qu’il s’agit bien pour l’hagiographe d’associer Paul Aurélien avec le site de St-Pol, dont il a donné précédemment la situation géographique, « en ce lieu que l‘on appelle son monastère ou son oppidum, au-dessus de la mer funeste, dans la partie septentrionale de sa patrie de Domnonée »[5] : Wormonoc précise à cette occasion que cet oppidum est appelé à présent du nom du saint[6]  et, en effet, on trouve sous la plume de Bili, dans la vita de Malo, antérieure d’une vingtaine d’années, les formes in oppido sancti Paulinnani et in oppido Pauli appliquées au lieu où résidait alors l’évêque de Léon Clotwoion[7], installé sur place après la déposition du prélat légitime. Il faut noter également que Wrmonoc emploie à deux reprises le mot castellum à la place d’oppidum[8]. La topographie locale, notamment la proximité de l’île de Batz[9], ainsi que les éléments de toponymie, – la plebs lapidea, « paroisse pierreuse », identifiée par Bernard Tanguy avec Plouénan, de même que la villa Wormawi, aujourd’hui le lieu-dit Gourveau[10] –, contribuent à  renforcer l’effet de réel. La dimension topologique, quant à elle, se révèle beaucoup plus problématique[11] : ainsi, d’après l’hagiographe, Paul Aurélien et ses compagnons, après s’être arrêtés longuement à la villa Wormawi, ont, à partir de l’endroit où se trouve l’église de la plebs lapidea, emprunté la « voie publique » qui se dirige vers le couchant, et sont entrés dans l’oppidum par l’ouest ; mais cet itinéraire s’avère difficile à concilier avec la localisation de ces toponymes, ainsi qu’avec l’orientation clairement Nord-Sud du vieux chemin, connu en breton sous le nom Bali-Kastell, qui permettait effectivement de rejoindre St-Pol depuis Plouénan[12]. De même, Wrmonoc dépeint le site concerné comme « un lieu qui, telle une île, est entouré de tous côtés, sauf au sud, par la mer de Bretagne selon un tracé en courbe, à la manière d’un arc quand celui-ci est tendu au maximum » (qui locus velut insula ex omni parte absque australi plaga, mari britannico in modum arcus cum maxime tenditur per circuitum ejus undique deflexo sinuoso tractu ambitur)[13] ; mais il faut bien constater que cette image de presqu’île, – absente de la première description donnée par Wrmonoc[14] –, ne s’accorde pas vraiment avec la configuration locale : voilà qui ne laisse pas d’étonner si, comme le souligne Tanguy, « la vita est spécialement écrite pour des gens qui vivent à Saint-Pol, les élèves de l’école épiscopale »[15].

Cependant, c’est du point de vue de l’archéologie, que les informations qui figurent sous la plume de Wrmonoc se révèlent plus intrigantes encore. Outre la porte occidentale qui, précise-t-il, est maintenant « bâtie en une forme plus noble » (nobiliori structura fabricata est), il décrit l’appareil de fortifications, avec une précision qui paraît témoigner d’une véritable expertise « castellologique » : à l’époque du saint, explique-t-il, « l’oppidum était ceint sur son pourtour de murs construits en terre, d’une hauteur étonnante, édifiés aux temps antiques ; maintenant, on voit qu’il est fortifié en grande partie par des murs plus élevés, bâtis en pierre » (Oppidum autem tunc temporis per circuitum erat muris terreis tempore prisco mira proceritate constructis circumseptum, nunc vero muris lapideis eminentiori altitudine fabricatis magna ex parte invenitur communitum)[16]. Or, les archéologues qui se sont récemment intéressés à la question sont d’accord, quelles que soient par ailleurs leurs différentes interprétations du site de St-Pol, pour dire qu’il est extrêmement difficile de lui rapporter l’ensemble de ces informations, opinion qui a été résumée en 1997 par Philippe Guigon : « la ville de Saint-Pol-de-Léon, Castel Paol, n’évoque guère un oppidum, n’est pas installée sur une presqu’île, et n’a pas fourni une quantité importante de mobilier antique »[17].

Une meilleure connaissance du processus de création littéraire mis en œuvre par Wrmonoc nous permettrait sans doute de tirer un meilleur profit de ce passage ; mais est-il possible de reconstituer au moins partiellement les étapes de ce processus ?

*

Compte tenu de l’admiration qu’il proclame pour l’œuvre de son maître, dont il revendique explicitement l’exemple[18], et conformément aux pratiques habituelles de l’hagiographie que nous avons rappelées, il eut été étonnant que l’influence de la vita de Guénolé ne se ressentît pas dans la vita de Paul Aurélien : Poulin en a donné plusieurs exemples[19] et Régis Le Gall-Tanguy a montré de manière décisive que cette influence est particulièrement manifeste dans la peinture de la pseudo-presqu’île de Saint-Pol, dont l’essentiel des traits est emprunté à celle du site de Landévennec par Wrdisten[20] ; en revanche, la description de l’appareil défensif de l’oppidum n’a pas d’équivalent dans la vita de Guénolé, ni dans aucun autre monument de l’hagiographie contemporaine. Neil Wright, pour sa part, n’établit pas de distinction au sein de ce passage, « which has a gildasian feel » [21].  Ces différents points étant admis, il reste à adopter une  position à l’égard de la valeur du texte de Wrmonoc. Pour  plusieurs auteurs, la cause est entendue, l’hagiographe a bien décrit le site saint-politain : Tanguy écrit que, « même si cette vision plus affective qu’objective qu’il a du site depuis son écritoire de Landévennec peut être jugée déformée, la cohérence de son récit aussi bien que sa parfaite connaissance du pays n’autorise pas à dire que le castellum qu’il décrit n’est pas celui de Saint-Pol »[22] ; Le Gall-Tanguy renchérit :  « on peut donc penser que c‘est une trop grande fidélité aux mots de son maître qui a conduit notre auteur à donner cette vision déformée des côtés du Léon, mais cette constatation ne peut suffire selon nous à remettre en cause l‘ensemble de la description »[23]. Cependant, les arguments apportés par ces deux chercheurs se révèlent très inégaux[24]. Pour notre part, nous pensons qu’il convient de poser le problème de manière à sortir du débat sur la bonne foi de Wrmonoc, puisque nous ne pouvons pas l’éprouver :  
-  Ou bien cette description, attendu les influences littéraires subies par son auteur, est totalement éloignée de toute réalité topo-archéologique ; auquel cas, est-il raisonnable d’y recourir pour décrire l’appareil défensif supposé de St-Pol ?
- Ou bien cette description, malgré les influences littéraires subies par son auteur, demeure suffisamment près de la réalité topo-archéologique, laquelle ne correspond pas à celle du site de St-Pol ; auquel cas, où faut-il chercher l’oppidum dont l’appareil défensif est décrit à cette occasion ?

1°) Les archéologues, nous l’avons dit, ont généralement témoigné de la réserve à l’encontre du témoignage de Wormonoc sur les fortifications de St-Pol à haute époque. L’opinion de Guigon, rapportée plus haut, s’inscrit dans le prolongement de celle exprimée dès 1980 par Patrick Galliou[25] et encore renouvelée en 1989 : « rien ne permet d’affirmer avec certitude que la ville fût défendue, à la fin de  l’époque romaine, par un retranchement de terre ou de pierre » [26]. « Toute trace de ce retranchement a disparu », observe pour sa part en 1997 Patrick Kernévez « et il reste délicat, en l’absence de découverte archéologique tangible, de détecter la trace de cette enceinte du haut Moyen Âge dans le parcellaire urbain »[27]. Guigon, la même année, concède : « on a pourtant remarqué que son plan ancien faisait apparaître un quadrilatère autour de la cathédrale » ; mais c’est pour ajouter que celui-ci « semble évoquer cependant plus des remparts du Moyen Âge central que les empreintes d’un ouvrage en terre du haut Moyen Âge »[28]. C’est à peu près la conclusion implicite à laquelle était parvenu dès 1978 Jean-Pierre Le Guay, qui écrit que « Saint-Pol possède des murailles connues par de simples mentions dans les textes » [29] ; mais, comme le montre un épisode tragique de la guerre de Succession de Bretagne[30], une telle enceinte, dont on connaît essentiellement la porte Saint-Guillaume, située rue Verderel, qui jouait avant tout un rôle symbolique[31], a sans doute très tôt perdu son rôle défensif : son souvenir même avait disparu à la fin du XVe siècle car, à cette époque, un auteur anonyme assure que la ville, depuis toujours, n’est protégée par « nulle fortification, nul fossé, nulle enceinte » (nullis munitionibus, nullis fossis vallata, nullis circumdata moenibus)[32].

2°) Comme le rappelait Tanguy en 1984, « l’absence de vestiges visibles a conduit à supposer qu’Uurmonoc avait en réalité décrit le castellum de Brest »[33] ; mais cette hypothèse, dont la paternité n’a jamais été clairement établie[34], pour être encore qualifiée « séduisante » par Le Gall-Tanguy en 2012[35], ne peut être retenue : c’est en effet passer de Scylla à Charybde, pour emprunter à Wrmonoc ses propres figures de style, car la description qui figure dans la vita Pauli Aureliani, inadaptée à la situation de St-Pol, ne l’est pas moins s’agissant de Brest. Une objection en particulier a tout le poids d’un argument dirimant, car elle touche au problème de l’orientation du site ; en effet, souligne Gwenaël Le Duc, « le fort de Brest est fort bien entouré par la mer, mais sauf au nord : il faudrait donc supposer une inversion nord-sud, impensable »[36]. Sans véritable promoteur, sans défenseur, sans disputeur même, l’hypothèse brestoise a fait long feu ; mais le vide laissé par cet abandon reste béant comme le constate Guigon : « si la vita Pauli ne décrit pas le castrum de Brest et si le site est réel,  il faudrait trouver à quatre milles au sud-est de l’île de Batz un promontoire entouré par la mer, barré au sud par un mur en terre, sans doute protohistorique, éventuellement maçonné ultérieurement »[37], ce qui ne correspond à aucun endroit connu dans le périmètre défini. En revanche, beaucoup plus loin que les quatre milles en question, infiniment moins cependant que Brest, le site du Yaudet, en Ploulec’h, ressemble de manière frappante, au point de vue topo-archéologique, à celui décrit par Wrmonoc[38] ; mais pour quelles raisons, le cas échéant, l’écrivain l’aurait-il substitué à S-Pol ?

*

En formulant l’hypothèse du Yaudet, il y aura bientôt un quart de siècle, nous avions commis au moins deux erreurs d’appréciation qui tenaient bien sûr à notre propre déficience, mais aussi à l’état des études hagiologiques bretonnes : à cette époque en effet, le texte hagiographique n’était pas encore suffisamment considéré par la communauté historienne locale comme un « objet historique » en soi et nombre d’entre nous continuait de lui appliquer les règles de l’érudition classique en matière de critique des sources.
- La première erreur était d’avoir proposé de reconnaître dans les parages du Yaudet (à Ploulec’h, à Coulmou en Ploumilliau[39]), les différents lieux mentionnés par Wrmonoc.
- L’autre était de ne pas s’être interrogé sur le processus de création littéraire qui, chez Wrmonoc, avait abouti à ce véritable placage d’une « réalité » sur une autre.

1°) Nos arguments onomastiques ne pesaient rien face à la science impeccable de Tanguy qui avait déjà amplement démontré, comme nous l’avons indiqué, la cohérence toponymique du texte de Wrmonoc : Ploulec’h, bien que son nom demeure l’objet d’interrogations, ne peut correspondre à la plebs lapidea ; quant à Coulmou en Ploumilliau, en dépit que ce nom paraît bien apparenté à celui de  Gourveau, il n’est pas susceptible de le supplanter dans le cadre de l’identification de la villa Wormawi.  Il n’en demeure pas moins que la description de la presqu’île et de l’oppidum dans la vita de Paul Aurélien ne saurait correspondre, quoi qu’en disait ce chercheur, au site de St-Pol.

2°) Venons-en maintenant au processus de création littéraire qui est à l’origine de cette description : nous lui appliquerons, comme nous l’avons annoncé, l’hypothèse d’une approche « métaréelle ».
La vita de Paul Aurélien a été composée, comme une grande partie de la production hagiographique locale, dans le contexte particulier qui fait suite aux crises intervenues au sein de l’Église bretonne depuis le milieu du IXe siècle (déposition des évêques par Nominoë, nomination d’intrus, érection unilatérale de la métropole de Dol sous Salomon). Or, nous savons que, durant cette période troublée, les évêques de Quimper et de Léon, Félix[40] et *Iarnobri, au contraire de Salacon de Dol et de Susan de Vannes qui en 848/849 avaient choisi l’exil, demeurèrent en Bretagne et qu’ils étaient en relation avec les prélats intrus[41], tels Anaweten à Quimper et, comme on l’a dit, Clotwoion à St-Pol. Cette présence locale des prélats déposés et leur proximité avec leurs concurrents devaient apparaître à bien des égards comme une situation inédite, proprement extraordinaire : nous sommes en conséquence tenté de rapporter à cette situation la désignation, rare et choisie, de civitas qui, à l’instar de ce que l’on observe à Alet et à Quimper, fut appliquée à l’oppidum du Yaudet, situé non loin de St-Pol et dans sa probable dépendance diocésaine, et qui pourrait avoir conservé le souvenir de cette étrange cohabitation ; à moins que le terme ne désignât effectivement le chef-lieu épiscopal, que le prélat légitime se serait refusé à quitter.

Wrmonoc, qui se revendique le disciple de Wrdisten, était conséquemment très jeune à l’époque de ces différents événements[42]. Si tant est qu’il fût d’origine léonarde[43], ce qui d’ailleurs n’est pas certain[44],  l’occasion de se rendre au chef-lieu épiscopal de Léon n’a sans doute pu lui être donnée qu’avant l’époque de son entrée à l’abbaye cornouaillaise de Landévennec : ce sont donc des souvenirs lointains, des souvenirs d’enfance, enjolivés, comme on l’a vu, par des lectures postérieures, qui ont nourri sa description des lieux. Il est manifeste au demeurant que Plouénan ou Gourveau, dont les noms étaient conservés par la tradition qui s’attachait dès cette époque à la mémoire de Paul Aurélien, ne lui ont pas fait véritablement impression. Une question cependant : est-ce bien à St-Pol que le jeune Wrmonoc s’était rendu à l’occasion de ce déplacement ? Certes, c’est à St-Pol que résidait l’évêque Clotwoion ; mais, s’il est possible que l’évêque déposé, auréolé de la légitimité qui manquait à son concurrent saint-politain, demeurât au Yaudet, ce prélat n’aurait-il pas également attiré à lui des visiteurs, du moins ceux qui étaient soucieux de lui marquer leur fidélité ? Les parents, amis, laïcs ou clercs, avec qui a voyagé l’enfant étaient-ils des « légitimistes » ou bien des partisans de l’évêque de Léon installé par Nominoë ? Et lorsqu’ils évoquaient leur venue au siège épiscopal, entendaient-ils la résidence de l’un ou bien la demeure de l’autre ? De ces discussions, mais aussi des hésitations qu’elles faisaient naître, le jeune Wrmonoc, s’il a visité le Yaudet, pourrait avoir tiré la conclusion que l’imposant site qu’il découvrait sur place, était celui où s’était établi Paul Aurélien, indépendamment de la réalité du chef-lieu épiscopal, lequel, une trentaine d’années plus tard, était indiscutablement établi à St-Pol.

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Ainsi, il nous semble que la vita Pauli Aureliani de Wrmonoc peut, dans le cadre d’un traitement littéraire qui prenne en compte sa « métaréalité », apporter un éclairage sur le rôle éventuel joué par le Yaudet dans l’histoire ecclésiastique bretonne au milieu du IXe siècle : le texte en question ne serait-il pas en effet la transposition de la réalité archéologique locale à celle de St-Pol, sur la base d’un télescopage entre les souvenirs d’enfance de l’hagiographe et la situation qui avait cours au moment de la composition de son ouvrage[45] ? 


André-Yves Bourgès




[1] A. Lam, notice « Pologne », Jean Weisgerber (dir.), Les Avant-gardes littéraires au XXe siècle, Volume I : Histoire, 1986, p. 503 : « Brzękowski se fit connaître comme théoricien de la poésie nouvelle ; il mit au point une conception du temps poétique prenant naissance aux confins de la réalité, du rêve et du souvenir, et nomma sa doctrine littéraire le ‘’métaréalisme’’ ».
[2] J.-C. Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen-Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009 (Beihefte der Francia, 69, p. 50-58.
[3] Jacques Dalarun, L’impossible sainteté. La vie retrouvée de Robert d’Arbrissel, Paris, 1985, p. 208.
[4] Compte tenu de la médiocrité des deux éditions anciennes de ce texte (J.-C. Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 271), nous nous servons ici de l’édition que nous avons établie à notre usage à partir des deux manuscrits Orléans, BM, 261 et Paris, BnF, 12942,  lesquels sont accessibles en ligne. Notre propos actuel ne concerne pas le style de la vita, dont a traité à plusieurs reprises François Kerlouégan : voir en dernier « La Vita Pauli Aureliani d’Uurmonoc de Landévennec », Bernard Tanguy et Tanguy Daniel (éd.), Sur les pas de Paul Aurélien. Actes du colloque international de Saint-Pol-de-Léon, 7-8 juin 1991, Brest, 1997, p. 55-65. Sur le dossier littéraire du saint, on se reportera à la mise au point récente de J.-C. Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 264-307.
[5] Voir ms Orléans, BM, 261, p. 77-78,  et ms Paris, BnF, 12942, f.115, col. B. De telles indications reflètent les connaissances géographiques de l’ « écritoire » de Landévennec : la vita de Guénolé, pour sa part, nous montre le saint, ayant traversé les pays de Domnonée en direction de l’Ouest, s’établir avec ses compagnons dans une île qu’on appelle Thopopégie, aux confins de la Cornouaille (per pagos ad occidentem versus Domnonicos transiens circaque Cornubie confinium perlustrans, tandem in insula quae Thopepigia nuncupatur cum supradictis comitibus prospere hospitatus est). L’île de Tibidy, dans l’actuelle commune de L’Hôpital-Camfrout, pourrait avoir ainsi formé à cette époque la limite méridionale de la Domnonée : l’installation ultérieure de Guénolé et de ses compagnons à Landévennec, après avoir traversé l’Aulne à l’imitation du passage de la Mer Rouge par Moïse et les Hébreux, aurait alors marqué leur implantation cornouaillaise
[6] Oppidum quod modo ejus nomine vocitatur : voir ms Orléans, BM, 261, p. 47, et ms Paris, BnF, 12942, f. 123v, col. B.
[7] F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne (VIe-XIe siècle), Paris, 1907,  p. 428 et 430.
[8] Dans le même chapitre (sibi castellum intrinsecus scrutanti) et au chapitre suivant (a praefato castello circium versus constituta distans) : voir ms Orléans, BM, 261, respectivement p. 48 et p. 51, et ms Paris, BnF, 12942, respectivement f. 124, col. A et f. 124v, col. A. L’accaparement du mot oppidum par l’archéologie moderne a fortement contribué à privilégier le sens de « vaste agglomération fortifiée », auquel il est systématiquement réduit  s’agissant des époques anciennes : voir par exemple Vincent Guichard, « Les oppida. Consensus autour d’un phénomène hétérogène », Archéopages. Archéologie & société, 20 (Octobre 2007), p. 6-11 ; heureusement Michel Tarpin, « César et la “Bataille d'Octodure” (57 av. J.-C.) », Annales valaisannes, Série 2, 62 (1987) p. 241-249, restitue à ce terme la richesse polysémique qui était la sienne durant l’Antiquité. Pour la période alti-médiévale, on se reportera à l’étude très suggestive d’Anne Jourdan-Lombard, « Oppidum et banlieue : sur l'origine et les dimensions du territoire urbain »,  Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 27ᵉ année, (1972), n°2, p. 373-395. Voir enfin, dans la notule d’Alfred Hansay, « La villa et l'oppidum de Saint-Trond », Revue belge de philologie et d'histoire, 1 (1922) n°1, p. 87-90, un exemple de l’évolution du sens de ce terme sur la période du VIIIe au XIIIe siècle.
[9] Sanctus iter ageret ad quamdam insulam quae quatuor aut eo amplius millibus a praefato castello circium versus constituta distans, lingua vicinorum Battha proprio nomine vocitatur : voir ms Orléans, BM, 261, p. 50-51, et ms Paris, BnF, 12942, f. 124v, col. A.
[10] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul Aurélien en Léon », Sur les pas de Paul Aurélien, p. 83-84. Gourveau est aujourd’hui un écart de la commune de St-Pol-de-Léon.
[11] Nous avons souhaité faire entrer nos observations dans le cadre d’une démarche empruntée pour partie à la linguistique et qui combine les trois systèmes permettant « les opérations linguistiques de découpage de l’espace en lieux », à savoir la toponymie, la topographie et la topologie : voir Jacqueline Dervillez-Bastuji, Structures des relations spatiales dans quelques langues naturelles, Genève-Paris, 1982, p. 249-252. Au point de vue historiographique, le concept de « topologie » a été forgé il y a plus d’un siècle par Victor Bérard, qui en avait lui-même trouvé l’idée chez Gustav Hirschfeld : on voit ainsi que la « science du lieu » est bien plus ancienne que ce qui en a été approprié récemment par le service marketing des entreprises de SIG.
[12] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul Aurélien… », p. 84.
[13] Ms Orléans, BM, 261, p. 48,  et ms Paris, BnF, 12942, f. 124, col. A.
[14] Voir supra n. 5.
[15] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul Aurélien… », p. 85
[16] Ms Orléans, BM, 261, p. 47,  et ms Paris, BnF, 12942, f. 124, col. A.
[17] P. Guigon, Les fortifications du haut Moyen Âge en Bretagne, Rennes, 1997, p. 34.
[18] Quod ut auderem, Wrdisteni mei praeceptoris stadium animavit, qui in Winwaloei sui sanctique mei describendis actibus mirabile librorum construxit opus.
[19] J.-C. Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 264-307.
[20] R. Le Gall-Tanguy, Des agglomérations de la cité des Osismes aux villes de Léon, Cornouaille et Trégor : L’évolution d’un réseau urbain (Ier-milieu XIVe siècle), Université de Poitiers, Thèse de doctorat d’Histoire médiévale, 2012, p. 346-347.
[21] Neil Wright, History and Literature in Late Antiquity and the Early Medieval West: Studies in Intertextuality, Aldershot, 1995, p. 181, n. 73.
[22] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul Aurélien… », p. 85.
[23] R. Le Gall-Tanguy, Des agglomérations de la cité des Osismes…, p. 347.
[24] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul Aurélien… », p. 85, n. 20, donne l’explication suivante : « en situant Saint-Pol dans une presqu’île, Wrmonoc prend de toute évidence en compte l’embouchure du Guilliec, à l’ouest » ; mais, avec une largeur de plus de six kilomètres à cette latitude, la pseudo-presqu’île prend alors une allure véritablement péninsulaire, qui l’éloigne encore de la description de Wrmonoc. Pour sa part,  R. Le Gall Tanguy, Des agglomérations de la cité des Osismes…, p. 347-348, écrit à propos de la brève évocation du site dont il a été question plus haut (voir n. 5)  : «  L‘auteur ne parle pas cette fois d‘océan entourant le site sur tous les côtés sauf au sud mais d‘une mer qui se tient uniquement à sa droite ce qui correspond parfaitement à la situation de la ville Saint-Pol (sic) qui est bâtie quelques centaines de mètres à l‘ouest de l‘anse de Pempoul ». Cette interprétation nous paraît résulter d’un contresens sur sinistrum : notre collègue Armelle Le Huërou, que nous remercions vivement des différents avis qu’elle a bien voulu nous donner sur le passage concerné, propose de traduire sinistrum mare par « mer funeste » et nous avons suivi son conseil.
[25] P. Galliou, « La défense de l’Armorique au Bas-Empire. Essai de synthèse », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 57 (1980), p. 244.
[26] Idem, Carte archéologique de la Gaule : le Finistère, Paris, 1989 p. 184 ; mais depuis, comme le souligne J.-C. Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 288, Galliou s’est laissé « tenter par l'hypothèse d'une réelle fortification antique à St-Pol » : voir notamment sa contribution « Avant saint Paul : le Léon à l’époque romaine », Sur les pas de Paul Aurélien, p. 19.   
[27] P. Kernevez, Les fortifications médiévales du Finistère, Rennes, 1997, p. 179
[28] P. Guigon, Les fortifications du haut Moyen Âge en Bretagne, p. 34.
[29] J.-P. Le Guay, « Le Léon, ses villes et Morlaix au Moyen Âge », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 106 (1978), p. 135.
[30] « L'an mil IIIc LXXV, le jour de la Sainte Croys, fut la ville de Saint Paoul de Léon et l'eglisse Nostre Damme arsse et les gens qui estoient dedans penduz et décollés en l’autre jour ensuyvant » : voir Archives départementales de la Loire-Atlantique, liasse E, 81, pièce n° 3.
[31] « Et ainsi portèrent ledit seigneur [évêque] le long de la rue de Verderel jusques à la porte de la ville, qui est joignant l'église de Nostre-Dame de Kraisker, vis-à-vis de laquelle estant arrivé, les habitans de la ville fermèrent la porte, et firent sortir par le guichet écuier Guillaume Henry leur procureur, et par son organe requerirent ledit seigneur [évêque] qu'avant qu'il eust entré dans la ville il presta le serment accoustumé par ses prédecesseurs évêques de Léon aux bourgeois et habitans de ladite ville de Saint Paoul. » Entrée solennelle de l’évêque de Léon en 1422 : voir P.H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, 2,  Paris, 1744, col. 1133.
[32] Paul Peyron, « Fragment d’un éloge de la Bretagne au XVe siècle », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, (1888), p. 173.
[33] B. Tanguy, « Des cités et diocèses chez les Coriosolites et les Osismes », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 113 (1984), p. 107.
[34] Elle figure notamment sous la plume d’André Chédeville, « La Bretagne du Ve au VIIIe siècle. Le temps des saints », A. Chédeville et H. Guillotel, La Bretagne des saints et des rois, Rennes, 1984, p. 116 et 139.
[35] R. Le Gall Tanguy, Des agglomérations de la cité des Osismes…, p. 344.
[36] Gwenaël Le Duc, « L’évêché mythique de Brest », Les débuts de l’organisation religieuse de la Bretagne armoricaine, Landévennec, 1994 (Britannia Monastica, 3), p. 196.
[37] P. Guigon, Les fortifications du haut Moyen Âge en Bretagne, p. 34.
[38] A.-Y. Bourgès, « L’évêché de Lexobie et l’archidiaconé de Plougastel : autour des origines religieuses du Trégor », Trégor mémoire vivante, 7 (2nd semestre 1994), p. 7-9.
[39] Encore nous sommes-nous épargné à cette époque le ridicule d’une identification de l’île de Batz avec l’île Milliau, en Trébeurden, située à 6 kilomètres environ au Nord-Ouest du Yaudet.
[40] Une tradition constante qui, cependant, ne peut être plus ancienne que la fin du XIe siècle, attribue à Félix la qualité d’évêque de Quimper, ce qui s’avère plausible, malgré le caractère fallacieux et controuvé de la forme proposée pour désigner le nom du diocèse (episcopus Corisopitensis) : voir le  dernier état de la question sous la plume de J.-C. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion de Redon », Francia, t. 18 (1991), p. 142-143, et n. 13 à 16. En conséquence *Iarnobri  pourrait avoir occupé le siège de Léon ; mais, eu égard au caractère tardif du témoignage qui concerne Félix, ces attributions demeurent très conjecturales.
[41] Ce qui leur est reproché par les prélats réunis au concile de Savonnières en 859 : Wilfried Hartmann (éd.), Concilia aevi Karolini DCCCXLIII-DCCCLIX. Die Konzilien der Karolingischer Teilreiche 843-859, Hanovre, 1984, (MGH, Concilia, t. 3), p. 480-481, donne le texte de la lettre qui fut adressée à cette occasion aux évêques Fastiario, Warnario, Garnobrio, Felici. Fastiarius est une cacographie du nom de  Festianus de Dol, tandis que Warnarius occupait le siège de Rennes.
[42] Dom Marc Simon (1924-2015), bibliothécaire et historien de l’abbaye de Landévennec nous avait confié qu’il pensait que Wrmonoc était un homme encore jeune à l’époque de la composition de la vita de Paul Aurélien ; malheureusement, il n’a pas développé  d’arguments à ce sujet dans son travail sur « Les hagiographes de Landévennec au IXe siècle, témoins de leur temps », Gwenolé Le Menn et Jean-Yves Le Moing (dir.), Bretagne et pays celtiques. Langues, histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot (1923-1987), Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 181-192.
[43] B. Tanguy, « La Vita Pauli Aureliani et son auteur », Job A, Irien [dir.], Saint Paul Aurélien. Vie et culte, Tréflévénez, 1991, p. 7.
[44] On trouve par exemple un personnage de ce nom qualifié prêtre qui figure comme témoin dans une charte de Redon datée des années 874-876, relative à la paroisse de Bain (commune de Bain-de-Bretagne, Ille-et-Vilaine) : voir Aurélien de Courson (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Paris, 1863, p. 212
[45] Voir sous la plume de F. Kerlouégan, « Le manuscrit Orléans 261 (217) et la Vita Pauli Aureliani d'Uurmonoc de Landévennec (BHL 6585) », Bretagne et pays celtiques. Langues, histoire, civilisation…., p. 153-154, une reconstitution conjecturale, très vivante, des circonstances de la composition de la vita de Paul Aurélien.

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