"...Tout le Moyen Age admettait ainsi les rapports privilégiés que la religion avait tissés entre l'hagiographie et l'histoire. Si érudite et savante que fût l'histoire monastique, elle n'était en même temps qu'un 'sous-produit de la religion' " Bernard Guenée
"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."
J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...
15 novembre 2017
22 octobre 2017
Jean-Yves Guiomar (1940-2017)
La mémoire de Jean-Yves Guiomar, disparu au début de ce mois d’octobre,
doit être ici saluée, car, en marge ou plus exactement en arrière-plan de ses
recherches sur le bretonisme, –
« dont les deux composantes majeures sont la littérature et la philologie
(La Villemarqué) et l’histoire (La Borderie) », selon sa propre définition[1],
– la contribution de cet historien
contemporanéiste aux études hagiologiques bretonnes s’avère particulièrement importante,
sinon même décisive : en soulignant le rôle central que les saints locaux
ont joué dans l’historiographie bretonne du XIXe siècle, en
désignant à l’attention du public la place primordiale et prépondérante qu’ils
ont occupée dans la démarche historienne d’Arthur de la Borderie, la thèse pour
le doctorat d’État soutenue en 1986 par Guiomar[2]
a mis en évidence, – en prolongeant et en approfondissant la réflexion menée par Bernard Tanguy, quelques années auparavant[3],
à partir de questions de doctrine et de méthode toponymiques posées par
François Falc’hun[4], – la
véritable spécificité du bretonisme.
Son « itinéraire d’historien »[5],
jalonné de nombreuses publications[6],
a donné l’occasion à Guiomar d’apporter depuis 1969 différents éclairages sur
la question centrale de la « nation », dont on sait qu’elle demeure
d’une actualité brûlante, bien au-delà du cercle des historiens. En revanche, sa carrière professionnelle dans
l’édition, pourtant riche d’expériences intéressantes, notamment celle qui
concerne l’aventure de Champ Libre,
n’a pas suscité sa plume ; mais nul doute que les documents déposés par
ses soins à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine[7]
devraient contribuer à une meilleure connaissance de cet épisode.
[1] J.-Y. Guiomar, Peuple,
région, nation (recueil de travaux), Brest, 2015, p. 181.
[2] Thèse dont l’essentiel a été publié avec une préface
de Michel Denis sous le titre Le Bretonisme. Les historiens bretons au XIXe
siècle, Mayenne, 1987.
[3] B. Tanguy, Aux
origines du nationalisme breton, t. 1 : Le renouveau des études bretonnes
au XIXe siècle, Paris, 1977.
[4] F. Falc’hun, Les
noms de lieux celtiques, 2e série : Problèmes de doctrine et de
méthode. Noms de hauteurs, Rennes, 1970, en particulier p. 43-90.
[5] Peuple, région,
nation, p. 7-22.
22 août 2017
Du « métaréalisme » dans la vita sancti Pauli Aureliani de Wrmonoc ? La description du chef-lieu épiscopal de Léon
Le « métaréalisme » littéraire ne s’est pas
encore doté d’un véritable corps de doctrine, laissant pour le moment à chacun
la possibilité d’en définir les contours : pour notre part, c’est plutôt
son épicentre, que nous situons, selon la définition proposée par Andrzej Lam,
« aux confins de la réalité, du rêve et du souvenir »[1],
qui retiendra notre attention dans cette notule d’histoire littéraire.
*
On sait les difficultés, les risques et les errements
d’une interprétation trop strictement historicisante des informations contenues
dans les ouvrages hagiographiques médiévaux, dont les dimensions folkloriques
et légendaires, voire mythologiques, viennent enrichir mais également
compliquer l’approche, sans parler des emprunts littéraires[2]
qui font de chacun de ces ouvrages « un texte tissé de textes »[3].
Au moins, aurait-on pu espérer que certaines informations revêtaient sous la
plume de l’hagiographe un aspect strictement factuel, à propos par exemple de
la description d’un lieu, même si, là encore, le procédé habituel de
centonisation peut en avoir déformé les traits ; mais il semble que de
telles informations reflètent souvent une « métaréalité », qui
nécessite donc un traitement particulier : c’est notamment le cas de St-Pol-de-Léon
au chapitre intitulé De inventione oppidi
dans la vita de Paul Aurélien
composée par Wrmonoc en 884[4].
Le premier constat qui s’impose à la lecture de ce
passage, c’est qu’il s’agit bien pour l’hagiographe d’associer Paul Aurélien
avec le site de St-Pol, dont il a donné précédemment la situation géographique,
« en ce lieu que l‘on appelle son monastère ou son oppidum, au-dessus de la mer funeste, dans la partie septentrionale
de sa patrie de Domnonée »[5] :
Wormonoc précise à cette occasion que cet oppidum
est appelé à présent du nom du saint[6]
et, en effet, on trouve sous la plume de Bili, dans la vita de Malo, antérieure d’une vingtaine d’années, les formes in oppido sancti Paulinnani et in oppido Pauli appliquées au lieu où
résidait alors l’évêque de Léon Clotwoion[7],
installé sur place après la déposition du prélat légitime. Il faut noter
également que Wrmonoc emploie à deux reprises le mot castellum à la place d’oppidum[8].
La topographie locale, notamment la proximité de l’île de Batz[9],
ainsi que les éléments de toponymie, – la plebs
lapidea, « paroisse pierreuse », identifiée par Bernard Tanguy
avec Plouénan, de même que la villa
Wormawi, aujourd’hui le lieu-dit Gourveau[10]
–, contribuent à renforcer l’effet de
réel. La dimension topologique, quant à elle, se révèle beaucoup plus
problématique[11] :
ainsi, d’après l’hagiographe, Paul Aurélien et ses compagnons, après s’être
arrêtés longuement à la villa Wormawi,
ont, à partir de l’endroit où se trouve l’église de la plebs lapidea, emprunté la « voie publique » qui se
dirige vers le couchant, et sont entrés dans l’oppidum par l’ouest ; mais cet itinéraire s’avère difficile à
concilier avec la localisation de ces toponymes, ainsi qu’avec l’orientation
clairement Nord-Sud du vieux chemin, connu en breton sous le nom Bali-Kastell, qui permettait effectivement
de rejoindre St-Pol depuis Plouénan[12].
De même, Wrmonoc dépeint le site concerné comme « un lieu qui, telle une
île, est entouré de tous côtés, sauf au sud, par la mer de Bretagne selon un
tracé en courbe, à la manière d’un arc quand celui-ci est tendu au
maximum » (qui locus velut insula ex
omni parte absque australi plaga, mari britannico in modum arcus cum maxime
tenditur per circuitum ejus undique deflexo sinuoso tractu ambitur)[13] ;
mais il faut bien constater que cette image de presqu’île, – absente de la
première description donnée par Wrmonoc[14]
–, ne s’accorde pas vraiment avec la configuration locale : voilà qui ne
laisse pas d’étonner si, comme le souligne Tanguy, « la vita est spécialement écrite pour des
gens qui vivent à Saint-Pol, les élèves de l’école épiscopale »[15].
Cependant, c’est du point de vue de l’archéologie, que
les informations qui figurent sous la plume de Wrmonoc se révèlent plus
intrigantes encore. Outre la porte occidentale qui, précise-t-il, est
maintenant « bâtie en une forme plus noble » (nobiliori structura fabricata est), il décrit l’appareil de
fortifications, avec une précision qui paraît témoigner d’une véritable
expertise « castellologique » : à l’époque du saint,
explique-t-il, « l’oppidum était
ceint sur son pourtour de murs construits en terre, d’une hauteur étonnante,
édifiés aux temps antiques ; maintenant, on voit qu’il est fortifié en
grande partie par des murs plus élevés, bâtis en pierre » (Oppidum autem tunc temporis per circuitum
erat muris terreis tempore prisco mira proceritate constructis circumseptum,
nunc vero muris lapideis eminentiori altitudine fabricatis magna ex parte
invenitur communitum)[16].
Or, les archéologues qui se sont récemment intéressés à la question sont
d’accord, quelles que soient par ailleurs leurs différentes interprétations du
site de St-Pol, pour dire qu’il est extrêmement difficile de lui rapporter l’ensemble
de ces informations, opinion qui a été résumée en 1997 par Philippe
Guigon : « la ville de Saint-Pol-de-Léon, Castel Paol, n’évoque guère un oppidum,
n’est pas installée sur une presqu’île, et n’a pas fourni une quantité
importante de mobilier antique »[17].
Une meilleure connaissance du processus de création
littéraire mis en œuvre par Wrmonoc nous permettrait sans doute de tirer un
meilleur profit de ce passage ; mais est-il possible de reconstituer au
moins partiellement les étapes de ce processus ?
*
Compte tenu de l’admiration qu’il proclame pour
l’œuvre de son maître, dont il revendique explicitement l’exemple[18],
et conformément aux pratiques habituelles de l’hagiographie que nous avons
rappelées, il eut été étonnant que l’influence de la vita de Guénolé ne se ressentît pas dans la vita de Paul Aurélien : Poulin en a donné plusieurs exemples[19]
et Régis Le Gall-Tanguy a montré de manière décisive que cette influence est
particulièrement manifeste dans la peinture de la pseudo-presqu’île de
Saint-Pol, dont l’essentiel des traits est emprunté à celle du site de
Landévennec par Wrdisten[20] ;
en revanche, la description de l’appareil défensif de l’oppidum n’a pas d’équivalent dans la vita de Guénolé, ni dans aucun autre monument de l’hagiographie
contemporaine. Neil Wright, pour sa part, n’établit pas de distinction au sein
de ce passage, « which has a gildasian feel » [21].
Ces différents points étant admis, il
reste à adopter une position à l’égard de
la valeur du texte de Wrmonoc. Pour plusieurs auteurs, la cause est entendue,
l’hagiographe a bien décrit le site saint-politain : Tanguy écrit que,
« même si cette vision plus affective qu’objective qu’il a du site depuis
son écritoire de Landévennec peut être jugée déformée, la cohérence de son
récit aussi bien que sa parfaite connaissance du pays n’autorise pas à dire que
le castellum qu’il décrit n’est pas
celui de Saint-Pol »[22] ;
Le Gall-Tanguy renchérit : « on
peut donc penser que c‘est une trop grande fidélité aux mots de son maître qui
a conduit notre auteur à donner cette vision déformée des côtés du Léon,
mais cette constatation ne peut suffire selon
nous à remettre en cause l‘ensemble de la description »[23].
Cependant, les arguments apportés par ces deux chercheurs se révèlent très
inégaux[24].
Pour notre part, nous pensons qu’il convient de poser le problème de manière à sortir
du débat sur la bonne foi de Wrmonoc, puisque nous ne pouvons pas l’éprouver :
- Ou bien cette
description, attendu les influences littéraires subies par son auteur, est totalement
éloignée de toute réalité topo-archéologique ; auquel cas, est-il raisonnable
d’y recourir pour décrire l’appareil défensif supposé de St-Pol ?
- Ou bien cette description, malgré les influences littéraires
subies par son auteur, demeure suffisamment près de la réalité
topo-archéologique, laquelle ne correspond pas à celle du site de St-Pol ;
auquel cas, où faut-il chercher l’oppidum
dont l’appareil défensif est décrit à cette occasion ?
1°) Les archéologues, nous l’avons dit, ont
généralement témoigné de la réserve à l’encontre du témoignage de Wormonoc sur
les fortifications de St-Pol à haute époque. L’opinion de Guigon, rapportée
plus haut, s’inscrit dans le prolongement de celle exprimée dès 1980 par
Patrick Galliou[25] et
encore renouvelée en 1989 : « rien ne permet d’affirmer avec
certitude que la ville fût défendue, à la fin de l’époque romaine, par un retranchement de
terre ou de pierre » [26].
« Toute trace de ce retranchement a disparu », observe pour sa part
en 1997 Patrick Kernévez « et il reste délicat, en l’absence de découverte
archéologique tangible, de détecter la trace de cette enceinte du haut Moyen
Âge dans le parcellaire urbain »[27].
Guigon, la même année, concède : « on a pourtant remarqué que son
plan ancien faisait apparaître un quadrilatère autour de la cathédrale » ;
mais c’est pour ajouter que celui-ci « semble évoquer cependant plus des
remparts du Moyen Âge central que les empreintes d’un ouvrage en terre du haut
Moyen Âge »[28]. C’est
à peu près la conclusion implicite à laquelle était parvenu dès 1978
Jean-Pierre Le Guay, qui écrit que « Saint-Pol possède des murailles connues
par de simples mentions dans les textes »
[29] ;
mais, comme le montre un épisode tragique de la guerre de Succession de
Bretagne[30], une
telle enceinte, dont on connaît essentiellement la porte Saint-Guillaume,
située rue Verderel, qui jouait avant tout un rôle symbolique[31],
a sans doute très tôt perdu son rôle défensif : son souvenir même avait
disparu à la fin du XVe siècle car, à cette époque, un auteur
anonyme assure que la ville, depuis toujours, n’est protégée par « nulle
fortification, nul fossé, nulle enceinte » (nullis munitionibus, nullis fossis vallata, nullis circumdata moenibus)[32].
2°) Comme le rappelait Tanguy en 1984,
« l’absence de vestiges visibles a conduit à supposer qu’Uurmonoc avait en
réalité décrit le castellum de
Brest »[33] ;
mais cette hypothèse, dont la paternité n’a jamais été clairement établie[34],
pour être encore qualifiée « séduisante » par Le Gall-Tanguy en 2012[35],
ne peut être retenue : c’est en effet passer de Scylla à Charybde, pour
emprunter à Wrmonoc ses propres figures de style, car la description qui figure
dans la vita Pauli Aureliani, inadaptée
à la situation de St-Pol, ne l’est pas moins s’agissant de Brest. Une objection
en particulier a tout le poids d’un argument dirimant, car elle touche au problème
de l’orientation du site ; en effet, souligne Gwenaël Le Duc, « le
fort de Brest est fort bien entouré par la mer, mais sauf au nord : il
faudrait donc supposer une inversion nord-sud, impensable »[36].
Sans véritable promoteur, sans défenseur, sans disputeur même, l’hypothèse
brestoise a fait long feu ; mais le vide laissé par cet abandon reste
béant comme le constate Guigon : « si la vita Pauli ne décrit pas le castrum
de Brest et si le site est réel, il faudrait trouver à quatre milles au
sud-est de l’île de Batz un promontoire entouré par la mer, barré au sud par un
mur en terre, sans doute protohistorique, éventuellement maçonné
ultérieurement »[37],
ce qui ne correspond à aucun endroit connu dans le périmètre défini. En
revanche, beaucoup plus loin que les quatre milles en question, infiniment
moins cependant que Brest, le site du Yaudet, en Ploulec’h, ressemble de
manière frappante, au point de vue topo-archéologique, à celui décrit par
Wrmonoc[38]
; mais pour quelles raisons, le cas échéant, l’écrivain l’aurait-il substitué à
S-Pol ?
*
En formulant l’hypothèse du Yaudet, il y aura bientôt
un quart de siècle, nous avions commis au moins deux erreurs d’appréciation qui
tenaient bien sûr à notre propre déficience, mais aussi à l’état des études
hagiologiques bretonnes : à cette époque en effet, le texte
hagiographique n’était pas encore suffisamment considéré par la communauté
historienne locale comme un « objet historique » en soi et nombre
d’entre nous continuait de lui appliquer les règles de l’érudition classique en
matière de critique des sources.
- La première erreur était d’avoir proposé de reconnaître
dans les parages du Yaudet (à Ploulec’h, à Coulmou en Ploumilliau[39]),
les différents lieux mentionnés par Wrmonoc.
- L’autre était de ne pas s’être interrogé sur le
processus de création littéraire qui, chez Wrmonoc, avait abouti à ce véritable
placage d’une « réalité » sur une autre.
1°) Nos arguments onomastiques ne pesaient rien face à
la science impeccable de Tanguy qui avait déjà amplement démontré, comme nous
l’avons indiqué, la cohérence toponymique du texte de Wrmonoc : Ploulec’h,
bien que son nom demeure l’objet d’interrogations, ne peut correspondre à la plebs lapidea ; quant à Coulmou en
Ploumilliau, en dépit que ce nom paraît bien apparenté à celui de Gourveau, il n’est pas susceptible de le
supplanter dans le cadre de l’identification de la villa Wormawi. Il n’en demeure pas
moins que la description de la presqu’île et de l’oppidum dans la vita de
Paul Aurélien ne saurait correspondre, quoi qu’en disait ce chercheur, au site de
St-Pol.
2°) Venons-en maintenant au processus de création
littéraire qui est à l’origine de cette description : nous lui appliquerons,
comme nous l’avons annoncé, l’hypothèse d’une approche
« métaréelle ».
La vita de
Paul Aurélien a été composée, comme une grande partie de la production
hagiographique locale, dans le contexte particulier qui fait suite aux crises
intervenues au sein de l’Église bretonne depuis le milieu du IXe
siècle (déposition des évêques par Nominoë, nomination d’intrus, érection
unilatérale de la métropole de Dol sous Salomon). Or, nous savons que, durant
cette période troublée, les évêques de Quimper et de Léon, Félix[40]
et *Iarnobri, au contraire de Salacon de Dol et de Susan de Vannes qui en
848/849 avaient choisi l’exil, demeurèrent en Bretagne et qu’ils étaient en
relation avec les prélats intrus[41],
tels Anaweten à Quimper et, comme on l’a dit, Clotwoion à St-Pol. Cette
présence locale des prélats déposés et leur proximité avec leurs concurrents
devaient apparaître à bien des égards comme une situation inédite, proprement
extraordinaire : nous sommes en conséquence tenté de rapporter à cette
situation la désignation, rare et choisie, de civitas qui, à l’instar de ce que l’on observe à Alet et à Quimper,
fut appliquée à l’oppidum du Yaudet, situé
non loin de St-Pol et dans sa probable dépendance diocésaine, et qui pourrait
avoir conservé le souvenir de cette étrange cohabitation ; à moins que le
terme ne désignât effectivement le chef-lieu épiscopal, que le prélat légitime
se serait refusé à quitter.
Wrmonoc, qui se revendique le disciple de Wrdisten,
était conséquemment très jeune à l’époque de ces différents événements[42].
Si tant est qu’il fût d’origine léonarde[43], ce qui d’ailleurs n’est pas certain[44], l’occasion de
se rendre au chef-lieu épiscopal de Léon n’a sans doute pu lui être donnée
qu’avant l’époque de son entrée à l’abbaye cornouaillaise de Landévennec :
ce sont donc des souvenirs lointains, des souvenirs d’enfance, enjolivés, comme
on l’a vu, par des lectures postérieures, qui ont nourri sa description des
lieux. Il est manifeste au demeurant que Plouénan ou Gourveau, dont les noms
étaient conservés par la tradition qui s’attachait dès cette époque à la
mémoire de Paul Aurélien, ne lui ont pas fait véritablement impression. Une
question cependant : est-ce bien à St-Pol que le jeune Wrmonoc s’était
rendu à l’occasion de ce déplacement ? Certes, c’est à St-Pol que résidait
l’évêque Clotwoion ; mais, s’il est possible que l’évêque déposé, auréolé
de la légitimité qui manquait à son concurrent saint-politain, demeurât au
Yaudet, ce prélat n’aurait-il pas également attiré à lui des visiteurs, du
moins ceux qui étaient soucieux de lui marquer leur fidélité ? Les
parents, amis, laïcs ou clercs, avec qui a voyagé l’enfant étaient-ils des
« légitimistes » ou bien des partisans de l’évêque de Léon installé
par Nominoë ? Et lorsqu’ils évoquaient leur venue au siège épiscopal,
entendaient-ils la résidence de l’un ou bien la demeure de l’autre ? De
ces discussions, mais aussi des hésitations qu’elles faisaient naître, le jeune
Wrmonoc, s’il a visité le Yaudet, pourrait avoir tiré la conclusion que
l’imposant site qu’il découvrait sur place, était celui où s’était établi Paul
Aurélien, indépendamment de la réalité du chef-lieu épiscopal, lequel, une
trentaine d’années plus tard, était indiscutablement établi à St-Pol.
*
Ainsi, il nous semble que la vita Pauli Aureliani de Wrmonoc peut, dans le cadre d’un traitement
littéraire qui prenne en compte sa « métaréalité », apporter un éclairage sur
le rôle éventuel joué par le Yaudet dans l’histoire ecclésiastique bretonne au
milieu du IXe siècle : le texte en question ne serait-il pas en
effet la transposition de la réalité archéologique locale à celle de St-Pol,
sur la base d’un télescopage entre les souvenirs d’enfance de l’hagiographe et
la situation qui avait cours au moment de la composition de son ouvrage[45] ?
André-Yves Bourgès
[1] A. Lam, notice « Pologne », Jean Weisgerber
(dir.), Les Avant-gardes littéraires au
XXe siècle, Volume I : Histoire, 1986, p. 503 : « Brzękowski se
fit connaître comme théoricien de la poésie nouvelle ; il mit au point une
conception du temps poétique prenant naissance aux confins de la réalité, du
rêve et du souvenir, et nomma sa doctrine littéraire le ‘’métaréalisme’’ ».
[2] J.-C. Poulin, L'hagiographie
bretonne du Haut Moyen-Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009 (Beihefte
der Francia, 69, p. 50-58.
[3] Jacques Dalarun, L’impossible
sainteté. La vie retrouvée de Robert d’Arbrissel, Paris, 1985, p. 208.
[4] Compte tenu de la médiocrité des deux éditions
anciennes de ce texte (J.-C. Poulin, L'hagiographie
bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 271), nous nous servons ici de l’édition que
nous avons établie à notre usage à partir des deux manuscrits Orléans, BM, 261 et
Paris, BnF, 12942, lesquels sont
accessibles en ligne. Notre propos actuel ne concerne pas le style de la vita, dont a traité à plusieurs reprises
François Kerlouégan : voir en dernier « La Vita Pauli Aureliani d’Uurmonoc de Landévennec », Bernard Tanguy
et Tanguy Daniel (éd.), Sur les pas de
Paul Aurélien. Actes du colloque international de Saint-Pol-de-Léon, 7-8 juin
1991, Brest, 1997, p. 55-65. Sur le dossier littéraire du saint, on se
reportera à la mise au point récente de J.-C. Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 264-307.
[5] Voir ms Orléans, BM, 261, p. 77-78, et ms Paris, BnF, 12942, f.115, col. B. De
telles indications reflètent les connaissances géographiques de l’
« écritoire » de Landévennec : la vita de Guénolé, pour sa part, nous montre le saint, ayant traversé
les pays de Domnonée en direction de l’Ouest, s’établir avec ses compagnons
dans une île qu’on appelle Thopopégie, aux confins de la Cornouaille (per pagos ad occidentem versus Domnonicos
transiens circaque Cornubie confinium perlustrans, tandem in insula quae
Thopepigia nuncupatur cum supradictis comitibus prospere hospitatus est).
L’île de Tibidy, dans l’actuelle commune de L’Hôpital-Camfrout, pourrait avoir
ainsi formé à cette époque la limite méridionale de la Domnonée :
l’installation ultérieure de Guénolé et de ses compagnons à Landévennec, après
avoir traversé l’Aulne à l’imitation du passage de la Mer Rouge par Moïse et
les Hébreux, aurait alors marqué leur implantation cornouaillaise
[6] Oppidum quod
modo ejus nomine vocitatur : voir ms Orléans, BM, 261, p. 47, et ms Paris,
BnF, 12942, f. 123v, col. B.
[7] F. Lot, Mélanges
d’histoire bretonne (VIe-XIe siècle), Paris,
1907, p. 428 et 430.
[8] Dans le même chapitre (sibi castellum intrinsecus scrutanti) et au chapitre suivant (a praefato castello circium versus
constituta distans) : voir ms Orléans, BM, 261, respectivement p. 48 et
p. 51, et ms Paris, BnF, 12942, respectivement f. 124, col. A et f. 124v, col.
A. L’accaparement du mot oppidum par
l’archéologie moderne a fortement contribué à privilégier le sens de
« vaste agglomération fortifiée », auquel il est systématiquement réduit
s’agissant des époques anciennes : voir par exemple Vincent Guichard,
« Les oppida. Consensus autour
d’un phénomène hétérogène », Archéopages.
Archéologie & société, 20 (Octobre 2007), p. 6-11 ; heureusement
Michel Tarpin, « César et la “Bataille d'Octodure” (57 av. J.-C.) », Annales valaisannes, Série 2, 62 (1987)
p. 241-249, restitue à ce terme la richesse polysémique qui était la sienne
durant l’Antiquité. Pour la période alti-médiévale, on se reportera à l’étude
très suggestive d’Anne Jourdan-Lombard, « Oppidum et banlieue : sur l'origine et les dimensions du territoire
urbain », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 27ᵉ année, (1972),
n°2, p. 373-395. Voir enfin, dans la notule d’Alfred Hansay, « La villa et
l'oppidum de Saint-Trond », Revue
belge de philologie et d'histoire, 1 (1922) n°1, p. 87-90, un exemple de
l’évolution du sens de ce terme sur la période du VIIIe au XIIIe
siècle.
[9] Sanctus iter
ageret ad quamdam insulam quae quatuor aut eo amplius millibus a praefato
castello circium versus constituta distans, lingua vicinorum Battha proprio
nomine vocitatur : voir ms Orléans, BM, 261, p. 50-51, et ms Paris,
BnF, 12942, f. 124v, col. A.
[10] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint
Paul Aurélien en Léon », Sur les pas
de Paul Aurélien, p. 83-84. Gourveau est aujourd’hui un écart de la commune
de St-Pol-de-Léon.
[11] Nous avons souhaité faire entrer nos observations
dans le cadre d’une démarche empruntée pour partie à la linguistique et qui
combine les trois systèmes permettant « les opérations linguistiques de
découpage de l’espace en lieux », à savoir la toponymie, la topographie et la
topologie : voir Jacqueline Dervillez-Bastuji, Structures des relations spatiales dans quelques langues naturelles,
Genève-Paris, 1982, p. 249-252. Au point de vue historiographique, le concept
de « topologie » a été forgé il y a plus d’un siècle par Victor
Bérard, qui en avait lui-même trouvé l’idée chez Gustav Hirschfeld : on
voit ainsi que la « science du lieu » est bien plus ancienne que ce
qui en a été approprié récemment par le service marketing des entreprises de
SIG.
[12] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul
Aurélien… », p. 84.
[13] Ms Orléans, BM, 261, p. 48, et ms Paris, BnF, 12942, f. 124, col. A.
[14] Voir supra n. 5.
[15] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul
Aurélien… », p. 85
[16] Ms Orléans, BM, 261, p. 47, et ms Paris, BnF, 12942, f. 124, col. A.
[17] P. Guigon, Les
fortifications du haut Moyen Âge en Bretagne, Rennes, 1997, p. 34.
[18] Quod ut
auderem, Wrdisteni mei praeceptoris stadium animavit, qui in Winwaloei sui
sanctique mei describendis actibus mirabile librorum construxit opus.
[19] J.-C. Poulin, L'hagiographie
bretonne du Haut Moyen-Âge, p. 264-307.
[20] R. Le Gall-Tanguy, Des agglomérations de la cité des Osismes aux villes de Léon,
Cornouaille et Trégor : L’évolution d’un réseau urbain (Ier-milieu
XIVe siècle), Université de Poitiers, Thèse de doctorat
d’Histoire médiévale, 2012, p. 346-347.
[21] Neil Wright, History
and Literature in Late Antiquity and the Early Medieval West: Studies in
Intertextuality, Aldershot, 1995, p. 181, n. 73.
[22] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul
Aurélien… », p. 85.
[23] R. Le Gall-Tanguy, Des agglomérations de la cité des Osismes…, p. 347.
[24] B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul
Aurélien… », p. 85, n. 20, donne l’explication suivante : « en
situant Saint-Pol dans une presqu’île, Wrmonoc prend de toute évidence en
compte l’embouchure du Guilliec, à l’ouest » ; mais, avec une largeur
de plus de six kilomètres à cette latitude, la pseudo-presqu’île prend alors
une allure véritablement péninsulaire, qui l’éloigne encore de la description
de Wrmonoc. Pour sa part, R. Le Gall
Tanguy, Des agglomérations de la cité des
Osismes…, p. 347-348, écrit à propos de la brève évocation du site dont il
a été question plus haut (voir n. 5) : « L‘auteur ne parle pas
cette fois d‘océan entourant le site sur tous les côtés sauf au sud mais d‘une
mer qui se tient uniquement à sa droite ce qui correspond parfaitement à la
situation de la ville Saint-Pol (sic) qui est bâtie quelques centaines de
mètres à l‘ouest de l‘anse de Pempoul ». Cette interprétation nous paraît résulter
d’un contresens sur sinistrum :
notre collègue Armelle Le Huërou, que nous remercions vivement des différents
avis qu’elle a bien voulu nous donner sur le passage concerné, propose de traduire
sinistrum mare par « mer funeste »
et nous avons suivi son conseil.
[25] P. Galliou, « La défense de l’Armorique au
Bas-Empire. Essai de synthèse », Mémoires
de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 57 (1980), p. 244.
[26] Idem, Carte archéologique de la Gaule : le
Finistère, Paris, 1989 p. 184 ; mais depuis, comme le souligne J.-C.
Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut
Moyen-Âge, p. 288, Galliou s’est laissé « tenter par l'hypothèse d'une
réelle fortification antique à St-Pol » : voir notamment sa contribution
« Avant saint Paul : le Léon à l’époque romaine », Sur les pas de Paul Aurélien, p. 19.
[27] P. Kernevez, Les
fortifications médiévales du Finistère, Rennes, 1997, p. 179
[28] P. Guigon, Les
fortifications du haut Moyen Âge en Bretagne, p. 34.
[29] J.-P. Le Guay, « Le Léon, ses villes et Morlaix
au Moyen Âge », Bulletin de la
Société archéologique du Finistère, 106 (1978), p. 135.
[30] « L'an mil IIIc LXXV, le jour de la Sainte Croys, fut
la ville de Saint Paoul de Léon et l'eglisse Nostre Damme arsse et les gens qui
estoient dedans penduz et décollés en l’autre jour ensuyvant » : voir
Archives départementales de la Loire-Atlantique, liasse E, 81, pièce n° 3.
[31] « Et ainsi portèrent ledit seigneur [évêque] le long
de la rue de Verderel jusques à la porte de la ville, qui est joignant l'église
de Nostre-Dame de Kraisker, vis-à-vis de laquelle estant arrivé, les habitans
de la ville fermèrent la porte, et firent sortir par le guichet écuier
Guillaume Henry leur procureur, et par son organe requerirent ledit seigneur
[évêque] qu'avant qu'il eust entré dans la ville il presta le serment
accoustumé par ses prédecesseurs évêques de Léon aux bourgeois et habitans de
ladite ville de Saint Paoul. » Entrée solennelle de l’évêque de Léon en
1422 : voir P.H. Morice, Mémoires
pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, 2, Paris, 1744, col. 1133.
[32] Paul Peyron, « Fragment d’un éloge de la
Bretagne au XVe siècle », Bulletin
de la Société archéologique du Finistère, (1888), p. 173.
[33] B. Tanguy, « Des cités et diocèses chez les
Coriosolites et les Osismes », Bulletin
de la Société archéologique du Finistère, 113 (1984), p. 107.
[34] Elle figure notamment sous la plume d’André
Chédeville, « La Bretagne du Ve au VIIIe siècle. Le
temps des saints », A. Chédeville et H. Guillotel, La Bretagne des saints et des rois, Rennes, 1984, p. 116 et 139.
[35] R. Le Gall Tanguy,
Des agglomérations de la cité des Osismes…, p. 344.
[36] Gwenaël Le Duc, « L’évêché mythique de Brest », Les débuts de l’organisation religieuse de
la Bretagne armoricaine, Landévennec, 1994 (Britannia Monastica, 3), p.
196.
[37] P. Guigon, Les fortifications
du haut Moyen Âge en Bretagne, p. 34.
[38] A.-Y. Bourgès, « L’évêché de Lexobie et
l’archidiaconé de Plougastel : autour des origines religieuses du
Trégor », Trégor mémoire vivante,
7 (2nd semestre 1994), p. 7-9.
[39] Encore nous sommes-nous épargné à cette époque le
ridicule d’une identification de l’île de Batz avec l’île Milliau, en
Trébeurden, située à 6 kilomètres environ au Nord-Ouest du Yaudet.
[40] Une tradition constante qui, cependant, ne peut être
plus ancienne que la fin du XIe siècle, attribue à Félix la qualité d’évêque de
Quimper, ce qui s’avère plausible, malgré le caractère fallacieux et controuvé
de la forme proposée pour désigner le nom du diocèse (episcopus Corisopitensis) : voir le dernier état de la question sous la plume de
J.-C. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion de
Redon », Francia, t. 18 (1991),
p. 142-143, et n. 13 à 16. En conséquence *Iarnobri pourrait avoir occupé le siège de Léon ;
mais, eu égard au caractère tardif du témoignage qui concerne Félix, ces
attributions demeurent très conjecturales.
[41] Ce qui leur est reproché par les prélats réunis au
concile de Savonnières en 859 : Wilfried Hartmann (éd.), Concilia aevi Karolini DCCCXLIII-DCCCLIX.
Die Konzilien der Karolingischer Teilreiche 843-859, Hanovre, 1984, (MGH, Concilia, t. 3), p. 480-481, donne
le texte de la lettre qui fut adressée à cette occasion aux évêques Fastiario, Warnario, Garnobrio, Felici. Fastiarius est une cacographie du nom de
Festianus
de Dol, tandis que Warnarius occupait
le siège de Rennes.
[42] Dom Marc Simon (1924-2015), bibliothécaire et
historien de l’abbaye de Landévennec nous avait confié qu’il pensait que
Wrmonoc était un homme encore jeune à l’époque de la composition de la vita de Paul Aurélien ;
malheureusement, il n’a pas développé d’arguments à ce sujet dans son travail sur « Les
hagiographes de Landévennec au IXe siècle, témoins de leur
temps », Gwenolé Le Menn et Jean-Yves Le Moing (dir.), Bretagne et pays celtiques. Langues,
histoire, civilisation. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot
(1923-1987), Saint-Brieuc-Rennes, 1992, p. 181-192.
[43] B. Tanguy, « La Vita Pauli Aureliani et son auteur », Job A, Irien [dir.], Saint Paul Aurélien. Vie et culte,
Tréflévénez, 1991, p. 7.
[44] On trouve par exemple un personnage de ce nom
qualifié prêtre qui figure comme témoin dans une charte de Redon datée des
années 874-876, relative à la paroisse de Bain (commune de Bain-de-Bretagne,
Ille-et-Vilaine) : voir Aurélien de Courson (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Paris, 1863, p. 212
[45] Voir sous la plume de F. Kerlouégan, « Le
manuscrit Orléans 261 (217) et la Vita
Pauli Aureliani d'Uurmonoc de Landévennec (BHL 6585) », Bretagne et pays celtiques. Langues,
histoire, civilisation…., p.
153-154, une reconstitution conjecturale, très vivante, des circonstances de la
composition de la vita de Paul
Aurélien.
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