Le dernier Bulletin de la Société
archéologique du Finistère contient
la seconde partie (traduite par Patrick Galliou) d’un important article de Ms
Caroline Brett sur les migrations
bretonnes, article dont la version originale en anglais a paru dans la revue Cambrian Medieval Celtic Studies, n°61
(2011), p.1-56. Nous avons déjà eu l’occasion de rendre compte de
cette étude en 2012 et nous y sommes encore revenu lors de la publication de
la première partie de sa traduction française en 2014. Autant dire que nous ne lui consacrerons aujourd’hui qu’un
traitement limité, d’autant que, comme nous l’avons déjà indiqué, les
hypothèses proposées par C. Brett à la suite de son entreprise de déconstruction,
sinon de démolition, de la ‘vulgate’ historiographique relative aux origines de
la Bretagne armoricaine, se révèlent finalement, de notre point de vue, assez
peu innovantes et, au demeurant, tout aussi spéculatives que celles auxquelles
on prétend les substituer, comme cela est d’ailleurs loyalement souligné p.
169 : « en résumé, il nous paraît possible d'avancer une hypothèse
différente de celle proposée par Léon Fleuriot et ses disciples quant aux
migrations bretonnes. Je reconnais bien sûr qu'une telle proposition est tout
aussi hypothétique que celle qu'elle prétend remplacer, mais je crois,
néanmoins, qu'elle ne fait pas violence aux données historiques ».
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Avant de formuler ses propres
hypothèses (p. 169-175), C. Brett examine la question de la présence, dans
l’ouest de la péninsule armoricaine, d’Etats bretons que la ‘vulgate’
historiographique décrit comme organisés sous la forme de « monarchies
territoriales » (l’expression est empruntée à André Chédeville dans son
article sur « Francs et Bretons pendant la première moitié du VIe
siècle : avant la rupture », p. 900) :
cette position est aussitôt révoquée en doute par C. Brett (p. 159-165), sans
trop de difficultés d’ailleurs eu égard au déficit documentaire, même si ses
appels justifiés à la prudence ont surtout pour effet de conduire à une
véritable sous-interprétation des sources, qui nous paraît tout aussi
dommageable que leur surinterprétation. A l’inverse c’est bien imprudemment nous
semble-t-il que cette chercheuse exprime des opinions qui n’ont rien
d’irréfragable sur des sujets comme le statut royal tel qu’il pouvait être
perçu, de manière négative, par les Bretons insulaires et continentaux (p.
160-161), ou bien encore la présence sur le territoire de la future Normandie
de ‘saints’ bretons qui pénétraient ainsi « bien au-delà de ce qui allait
devenir la zone bretonnante, alors même que des vestiges de culture et de
tenure franques s’y voyaient encore, l’expansion vers l’est de la langue
bretonne étant bien moindre qu’en Bretagne méridionale » (p. 162). S’agissant
du titre de roi chez les Bretons continentaux au VIe siècle, il nous
semble difficile d’évacuer sans discussion le témoignage de Grégoire de Tours et
de lui préférer celui des hagiographes tardifs
que C. Brett réfute par ailleurs ; ce qui est dit à cette occasion
de la Cornouaille et de la Domnonée en tant qu’entités territoriales ‘indéterminées’
emprunte beaucoup, mais avec moins de radicalité, aux positions développées par
Magali Coumert (p. 161-163), tandis que la vision d’une organisation
socio-politique reposant avant tout sur les communautés villageoises regroupées sous
l’autorité de machtierns au sein de plebes, telle qu’elle apparaît plus
tardivement dans les chartes de Redon, est largement inspirée par les travaux
de Wendy Davies (p. 163-165). Quant aux ‘saints’ bretons installés sur les
côtes de l’ancien Tractus armoricanus et
nervicanus, il n’est pas du tout certain qu’ils soient venus de l’ouest de
la péninsule armoricaine en traversant une sorte de no man’s land gallo-franc : il peut tout aussi bien s’agir de
personnages d’origine insulaire dont l’établissement en ces parages s’était
fait directement. Enfin, notons, s’agissant de l’expansion supposée de la
langue bretonne, que C. Brett adopte les positions de la ‘vulgate’
historiographique dont elle dénonce par ailleurs le conservatisme. Ainsi, lorsqu’elle
est amenée à traiter la question linguistique (p. 170-173), elle évoque
rapidement « la tentative de François Falc’hun » et conclut que
si « l'idée d'une survie ou d'une renaissance du gaulois n'est pas
totalement improbable en elle-même », « il est incontestablement
préférable d'essayer d'expliquer, si possible, “le fait du breton” sur la seule
base de données positives » (p. 171) ; mais de ces « données
positives » on ne voit rien d’autre qu’une série d’arguments assez
inégaux, dont l’enchaînement n’est pas toujours apparent et dont la conclusion
(p. 173) s’avère passablement déconcertante : « l’introduction du
breton » dans la péninsule armoricaine serait due, nous dit-on, « à
des immigrants qui infiltrèrent la population locale à tous les niveaux quand
ils ne se débarrassèrent pas des autochtones » !
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Un passage est
particulièrement intéressant à relever, car il est révélateur des propres préjugés
de C. Brett à l’égard de l’école historique bretonne actuelle : outre le
fait que « les historiens régionaux » n’auraient pas « encore
totalement échappé à l'ombre que jettent sur l'histoire bretonne les
controverses médiévales sur le statut de la Bretagne à l'intérieur du royaume
de France, controverses aux termes desquelles les Bretons ne pouvaient
légitimement réclamer leur indépendance que s'ils pouvaient prouver avoir été
gouvernés par leurs propres rois », la ‘vulgate’ historiographique
bretonne serait marquée par une « tendance “légitimisante” »
cherchant « à prouver que l'implantation des Bretons résulte d'un
consensus et non de la force des armes » (p. 165). Ainsi, ce qui est
principalement reproché par C. Brett à Léon Fleuriot, c’est d’avoir produit
« un argument erroné », sans cesse repris par ses épigones, « en
minimisant la nature exceptionnelle des liens entre la Bretagne insulaire et la
péninsule armoricaine au haut Moyen Âge et en cherchant à les situer dans le
contexte d'échanges réciproques à long terme entre la Bretagne insulaire et le
Continent » (p. 174). Une lecture ‘en creux’ de l’article de C. Brett
révèle aisément que sa propre vision historienne privilégie une dialectique
événementielle où se conjuguent circonstances exceptionnelles et causes
accidentelles et que son « style d'écriture historique », comme elle
le revendique hautement, se refusant « à
imposer un air d'inévitabilité aux événements passés afin de lisser les
changements abrupts et de minimiser l'inexplicable », s’efforce avant tout
de tenir « compte des accidents, des ruptures et de l'idée que les choses
auraient pu tourner autrement » (p. 175) : voilà qui, sous des
apparences nouvelles et souvent séduisantes, vous a un petit air suranné
d’historiographie du XIXe siècle, qui, plutôt que les lentes
évolutions, préférait mettre en avant les discontinuités dans leurs expressions
les plus caricaturales et les plus violentes, s’agissant en particulier des
phénomènes de migration de populations.
Pour le reste et sans entrer à
nouveau dans les détails, nous souhaitons encore attirer l’attention du lecteur
sur quelques points où C. Brett procède par des assertions qui n’emportent pas
véritablement l’adhésion.
Ainsi, le fait que « ni
la Domnonia, ni la Cornubia ne sont mentionnées dans les
documents du IXe siècle du Cartulaire de Redon » (p. 162) ne
saurait constituer un argument quant à leur absence de réalité institutionnelle
à cette époque, car la documentation en question reste très localisée ; de
même, le constat qu’ « il n'existe pas d'équivalent breton de l'Historia Brittonum, des Annales Cambriae, des Généalogies
harléiennes, du Pilier d'Eliseg, ne serait-ce qu'en latin et certainement pas
dans la langue vernaculaire » (p. 164) ne peut être utilisé pour mettre en
doute a priori l’existence de
dynasties locales, d’autant que l’argument employé à cette occasion (« Le
nombre de manuscrits bretons conservés est suffisamment élevé pour que des
textes de ce genre, si tant est qu'ils aient existé, aient été conservés ») apparaît
singulièrement spécieux sous la plume de quelqu’un qui, par ailleurs, condamne
avec force l’interprétation excessive du silence des sources. Au
contraire, comme le souligne d’ailleurs C. Brett, mais presqu’à regret, nous
voyons que les sources narratives mérovingiennes, les sources diplomatiques de
l’époque carolingienne et la littérature hagiographique tardive convergent sur
les terrains prosopographique et généalogique pour donner une véritable épaisseur
au dossier de Judicaël et de sa dynastie que le regretté Bernard Merdrignac
désignait plaisamment comme « le clan des *Iud- ». Enfin, la présence à Tours en 461 de Mansuetus, episcopus Britannorum dont
fait état C. Brett comme une possible confirmation qu’ « un transfert de
population entre le Sud de l'île et la péninsule armoricaine fut organisé avec
le soutien des autorités romaines » (p. 170) sensiblement vers le milieu du Ve
siècle doit être examinée à la lumière des travaux du regretté Bernard Tanguy
qui montrent que la zone d’activité pastorale de Mansuetus se situe en fait
dans le nord-est de la Gaule, dans l’ancienne civitas des Leuques, où il est qualifié de ‘scot’.
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De nombreuses remarques
contenues dans le travail de C. Brett s’avèrent particulièrement
pertinentes : nous avons déjà eu l’occasion d’en faire état. C’est une
nouvelle fois le cas quand cette chercheuse rappelle « qu'il existe une
certaine continuité des établissements humains et de l'exploitation du sol
entre la Bretagne de l'Antiquité tardive et celle du haut Moyen Âge : les plebes ou plous ont l'air étonnamment organisés, comme s'ils étaient
antérieurs, d'une manière ou d'une autre, à l'établissement des Bretons »
(p. 173). P. Galliou rebondit sur cette
intuition dans une courte note d’archéologie intitulée « Plou et vestiges
romains » (p. 19-21). L’ancienneté des plebes
bretonnes et leur permanence, évoquées naguère par Louis Pape et, de manière
plus sophistiquée, par Gildas Bernier, sont aujourd’hui au cœur d’un débat sur
les origines de la paroisse en Bretagne ; mais, comme dit l’autre,
« ceci est une autre histoire »…
André-Yves Bourgès