[Mise à jour du 24 juillet 2024 : Notre hypothèse sur Odilon de Soissons, possible hagiographe de Donatien et Rogatien (ci-dessous § II), est remise en cause par la présence du texte concerné dans le ms Zurich, Bibliothèque centrale, daté du IXe siècle (information communiquée par M. Fernand Peloux que nous remercions bien vivement). En revanche la piste du scriptorium de l'abbaye soissonnaise Saint-Médard n'est peut-être pas à éliminer, puisque l'on constate sur place vers 890 d' ''un faiseur d'étymologies bretonnes'', comme l'a désigné Ferdinand Lot].
Nous ignorons presque tout des temps anciens de l’Église de Nantes, pourtant l’une des premières cités de la
péninsule armoricaine à avoir accueilli une communauté chrétienne, avant
la fin du IVe siècle à tout le moins, peut-être déjà au tournant des IIIe-IVe
siècles, si du moins l’on accorde foi au témoignage des acta
et passio de Donatien et Rogatien [BHL 2275],
personnages fêtés ensemble au 24 mai sous l’appellation tardive des
« Enfants nantais ».
*
Grégoire de Tours s’est intéressé à plusieurs reprises, tout
à la fois en historien et en hagiographe, à Nantes et au pays nantais : ainsi,
par exemple, raconte-t-il les destinées d’un trio d’anachorètes, Friard,
Sapaude et Secondel [BHL 3148], sous l’épiscopat de l’évêque Félix
(549-582)
; mais surtout, dans le cadre d’une anecdote miraculaire qui paraît largement empruntée à la vita
de Vivien [BHL 1324-1325],
l’évêque de Tours a procédé à l’évocation incidente de Donatien et Rogatien, en
même temps que d’un autre saint personnage nommé Similien [BHL 2277], fêté au
17 juin, lequel avait été évêque du lieu antérieurement au règne de Clovis :
on nous montre à cette occasion Donatien, Rogatien et Similien, jouant leur
rôle de défenseurs de la cité.
I
Depuis Tillemont,
les commentateurs les plus sagaces, – avant-hier
Albert Poncelet et Louis
Duchesne, hier
Henry Leclercq,
aujourd’hui Martin Heinzelmann,
– s’ils ont tous accepté l’hypothèse que les acta et
passio de Donatien et Rogatien aient pu être contemporains des
événements qu’ils rapportent, ont également pris en compte la possibilité d’une
composition plus tardive, ou du moins, pour reprendre la formulation
tout à la fois prudente et un peu vague d’Heinzelmann, que « l’origine mérovingienne
de leurs Passions semble acquise », ce qui donne un peu de souplesse
chronologique pour la datation de cet
ouvrage. Grégoire n’ayant pas parlé des circonstances de la mort
tragique des deux jeunes martyrs, on peut supposer que leur hagiographie
n’existait pas encore de son temps et qu’il convient en conséquence d’en
abaisser le terminus a quo à la toute fin du VIe ou au début
du VIIe siècle. Comme dans le cas de l’épisode nantais qui figure
dans les vitae de Bié, une tradition ancienne aurait ainsi été captée,
développée, enjolivée, par un écrivain postérieur ; en même temps,
celui-ci se serait plu à imiter le style des procès-verbaux de comparution, de
jugement et, le plus souvent, de condamnation, qui accompagnaient la procédure
romaine,
en rapportant, de manière assez crédible, mais convenue, les échanges entre les
accusés et le gouverneur (praeses) : ce dernier est d’ailleurs
également désigné par les termes praefectus et judex, ce qui
témoigne d’une certaine confusion de l’hagiographe en matière institutionnelle.
Le terminus ad quem de la composition de ce texte doit être évidemment
fixé à l’époque du plus ancien manuscrit qui le contient, à savoir la fin du IXe
ou le début du Xe siècle.
*
Dominique Aupest-Conduché
a fait remarquer que l’ouvrage comporte « un détail curieux » au
sujet de la mise à mort des deux personnages. Voici comment cette chercheuse
traduit le passage concerné : « empressé à complaire au juge furieux,
le bourreau transperce la tête des bienheureux d'un coup de lance avant de les
décapiter » ;
elle y voit une remarque inspirée par l’état des reliques, qui aurait témoigné
du « rite magique de l'enclouement des cadavres ». Si cette pratique existait déjà
chez les Gaulois, « des crânes ainsi traversés de clous ont été découverts
dans des cimetières de la période des invasions, à Montferrand, à Dieulouard,
sur la Moselle, à Arpaillargues, près d'Uzès. La réapparition d'un tel rite
dont la signification magique reste mal connue, à l'époque même du grand essor
du christianisme, montre la force que pouvaient conserver les traditions
païennes » ;
mais, souligne Aupest-Conduché, l’interprétation de l’hagiographe montre que ce
dernier écrit à une époque où ce rite « n'est plus pratiqué ni compris
dans la région nantaise, soit assez tard dans la période mérovingienne,
peut-être vers la fin du VIe siècle au plus tôt ». Au-delà de confirmer le terminus
a quo que nous avons déduit du silence de Grégoire, cette remarque très
judicieuse permet également d’envisager les circonstances dans lesquelles les acta
et passio des Enfants nantais ont été composés, c’est-à-dire à la suite
d’une reconnaissance/ostension de leurs reliques. Nous connaissons avec
précision la date où s’est tenue à Nantes une telle cérémonie ;
mais celle-ci est bien trop tardive par rapport au terminus ad quem
fourni par le plus ancien manuscrit de l’ouvrage. Les sources ne signalent pas
d’ostension, ni de reconnaissance plus ancienne : bien au contraire, – si
l’on s’en remet à une amusante tradition rapportée par Ogée,
hélas sans autre fondement que l’étymologie populaire médiévale d’un
anthroponyme figurant dans un pseudo-acte,
– les reliques auraient même miraculeusement refusé de satisfaire la curiosité
d’un légat qui, vers 1075, avait souhaité les contempler. Cependant, la
dimension spirituelle de ces « parcelles d’éternité », ainsi que l’aspect
économique de leur vénération, impliquaient à coup sûr qu’elles fissent l’objet
d’un contrôle à chaque changement de mains de leurs gardiens : nul doute en conséquence qu’entre la fin du VIe
et le début du Xe siècle une telle cérémonie de reconnaissance de
ces reliques avait donné l’opportunité à l’hagiographe de les contempler à
loisir.
II
En tout état de cause, les acta et passio de Donatien
et Rogatien n’ont pas eu de modèle, ni de postérité à l’échelle
régionale : sans doute faut-il dès lors chercher ailleurs le lieu de leur
composition, peut-être à Saint-Médard de Soissons dont la dynastie
carolingienne a favorisé l’implantation à Nantes, comme on peut le voir avec
son établissement de Doulon. Le roi Eudes confirme en 893 que, sous le règne et
de la volonté de Charlemagne, Saint-Médard avait été mis en possession du
sanctuaire dédié aux deux martyrs nantais : voilà qui s’accorderait bien
avec le terminus ad quem de la composition de leurs acta et passio.
Malheureusement l’acte en question a été forgé par un moine de l’abbaye
soissonnaise au début du XIIe siècle :
en effet, à deux reprises au moins, le scriptorium de ce monastère a
fonctionné comme une fabrique de pseudo-actes.
Cependant, ce que les sources diplomatiques ne peuvent pas confirmer en raison de
leur inauthenticité, l’examen du riche dossier hagio-historiographique
san-médardien permet de l’envisager, même si, en l’occurrence, le principal
auteur des textes concernés, Odilon,
lequel travaillait dans la première moitié du Xe siècle, a lui aussi
joué, à l’occasion, les contrefacteurs ;
mais revenons à l’hagiographie : cet écrivain rapporte, vers 930, avec un
grand luxe de détails, la translation à Soissons en provenance de Rome, plus
d’un siècle auparavant, de reliques du martyr Sébastien
accompagnées d’un « mode d’emploi », là aussi sous forme d’acta et
passio [BHL 7543] dont il n’hésite pas à attribuer la composition à
Ambroise de Milan. Ne faut-il pas en l’occurrence
reconnaître le modèle qui, placé entre les mains d’un hagiographe patenté comme
l’était Odilon, aurait inspiré à ce dernier les acta et passio de
Donatien et Rogatien ? D’autant que le texte concerné comporte un long
épisode consacré au martyre de deux frères, Marcellianus et Marcus, à l’époque
des persécutions de Dioclétien et Maximien. Plusieurs emprunts possibles à ce
supposé hypotexte sont d’ailleurs aisément repérables dans l’ouvrage consacré à
Donatien et Rogatien ;
mais, compte tenu de leur relative banalité, l’hypothèse que nous proposons,
pour être validée, doit être encore confortée par un relevé des traces
stylistiques de la médiation opérée par Odilon.
En outre, il faut également
noter que la geste assez hétéroclite des martyrs du Poitou, ou plus exactement
du Bas-Poitou, présente, pour plusieurs des textes
qui la composent, une certaine parenté avec le récit relatif aux Enfants
nantais : c’est en particulier le cas de ceux qui racontent la destinée de
Domnin [BHL vacat] honoré à Avrillé, localité
d’ailleurs plus proche de Nantes que de Poitiers.
*
La postérité hagiographique de Donatien et Rogatien s’aperçoit
à nouveau à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle dans
la Chronique de Nantes : outre deux prodiges en relation avec la
dévotion mariale du duc Alain Barbetorte[33], la
dimension miraculaire de cet ouvrage consiste principalement dans quatre
anecdotes publiées en appendice par Merlet sous le titre Miracula
ecclesiae Namnetensis[34],
lesquelles pourraient avoir originellement formé un ensemble distinct[35]. Sur ce total de six récits, il est intéressant
de noter que la moitié concerne des épisodes mettant en scène la lutte contre
les Normands au Xe siècle, dont deux qui font à nouveau intervenir
Donatien et Rogatien en leur qualité de « saints poliades ».
André-Yves Bourgès