"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

25 décembre 2009

Le dossier hagiographique de Guillaume, évêque de Saint-Brieuc




     Une relecture attentive du dossier littéraire de saint Guillaume, évêque de Saint-Brieuc [BHL 8906] — que Mathieu Glaz qui nous a sollicité à ce sujet en soit ici remercié — fait apparaître une tradition hagiographique plus complexe qu’il n’y paraît à première vue.

     Le dossier publié par les Bollandistes[1] et dont l’essentiel provient des matériaux réunis par le chartreux Laurentius Surius (Lorenz Sauer), contient une vita[2] — laquelle, au demeurant, ne mérite guère d’être désignée ainsi tant sa dimension biographique est hypotrophiée — suivie d’une rapide description de quelques uns des miracles obtenus par l’intercession post mortem de l’évêque[3] : cet ensemble, véritable panégyrique, présente une incontestable cohérence, d’autant que le récit sommaire des onze miracles retenus est explicitement introduit par l’hagiographe à la fin du texte de la vita (ipsius autem sancti mirabilia pauca tamen, quia non posset aliquis singula quaeque scripto explicare, breviter enarrabo) et qu’il se termine par une doxologie (Haec et alia multa magna mirabilia, quorum non est numerus praesertim cum illius miracula finem non habeant, per beatissimum confessorem suum Guilielmum Dominus omnipotens operatur, ad laudem et gloriam nominis sui. Amen) ; à la suite de quoi les Bollandistes ont donné le texte de la bulle de canonisation, où il est fait mention de six des miracles en question[4].

     L’époque de la composition de l’ouvrage paraît assez aisée à déterminer : dans le prologue, l’hagiographe, dont Surius nous a conservé le nom (Eum Surius rotunde nominavit Godefridum Calvum, Bituricensem archiepiscopum), se présente très explicitement comme un contemporain du saint (ipsius gesta, non quidem omnia, quia non omnia didici, aut scire potui, sed aliqua quae partim in ejus domo et societate existens, oculata fide perspexi, partim a quibusdam viris fide dignis auditu percepi, ad Dei et sanctissimi viri gloriam explanare conabor, sermone quodam licet rudi ac simplici, brevi tamen ad modum et veraci) ; mais il écrit après la canonisation de Guillaume et même après la mort de son successeur Philippe, puisqu’il évoque la mémoire de cet évêque (Philippus, bonae memoriae Briocensis episcopus, successor ejus). Sur la base de cette première approche du texte, il devrait donc être possible de proposer une datation vers le milieu de XIIIe siècle, tout en concluant avec dom Lobineau, dans sa notice sur saint Guillaume[5], à propos du silence de la vita sur les débuts de son héros : « Si Surius n’avoit point tronqué le début des actes de saint Guillaume composez par Geoffroi le Chauve de Bourges, qui promet dans sa préface de parler de la noble origine et de l’éducation de ce saint évêque, nous aurions été plus au fait de tout cela. Il faut du goût et de l’habilité pour savoir abréger avec art ; et tel croit souvent ne retrancher que des inutilitez, qui dérobe au public des connoissances essentielles et importantes »[6].

     En fait, l’illustre Bénédictin a contourné les véritables difficultés : le texte qui nous a été transmis par Surius est incontestablement critiquable ; mais est-ce vraiment à cet érudit qu’il convient d’en faire le grief ? Quand Surius donne la qualité d’archevêque de Bourges à l’hagiographe, alors qu’il lui était facile de vérifier qu’aucun Geoffroy le Chauve ne figurait sur les listes épiscopales du lieu, n’est-ce pas l’indice que le chartreux était lui-même confronté à un texte déjà très corrompu ? Certes, proposer, comme le font les Bollandistes à la suite de Claude Robert, que ce mystérieux Godefridus Calvus devait être en fait archidiacre de Saint-Brieuc et originaire de Bourges, peut permettre de tourner assez adroitement la difficulté ; mais qui ne voit que l’on pourrait tout aussi facilement supposer que cet auteur était un Breton, devenu par la suite archidiacre à Bourges ? Et surtout qui ne voit que de telles hypothèses risquent de nous détourner de la nécessaire remise en cause des conclusions auxquelles ont abouti les rares chercheurs qui se sont intéressés à ce texte jusqu’à aujourd’hui ?

Un indice sur les circonstances de la composition du texte transmis par Surius : la « noble origine » de saint Guillaume

     Donnant le sommaire des sept chapitres de son ouvrage dans le prologue, l’hagiographe indique au sujet de son héros avoir traité « en premier de sa noble origine et du début de sa vie sainte » (primo de ipsius nobili origine et sanctae vitae inchoatione) ; mais en fait le premier chapitre débute par un lieu commun hagiographique qui insiste sur la maturité dont faisait preuve le futur saint dès sa prime jeunesse (a primaevo juventutis suae flore senile cor gerens) : c’est ce silence documentaire qui a tant fâché Dom Lobineau contre Surius, comme on l’a vu. Le bénédictin souligne que D’Argentré et le P. Albert Le Grand ont profité de ce silence pour « dégrader de noblesse » Guillaume Pinchon et lui donner des origines beaucoup plus modestes : la tradition, attestée depuis la fin du XVIe siècle au moins, nous a en effet conservé le souvenir du lieu de sa naissance, à Saint-Alban (actuel département des Côtes d’Armor) et plus précisément à l’endroit poétiquement appelé Fleur-d’Aulne, — de ses père et mère, Olivier marié à Jeanne Fortin ou Frotin, cette dernière présentée comme originaire de Pleurtuit, — et de leur état commun ; mais si la situation de la maison natale du futur saint peut en effet avoir été conservée par la mémoire populaire, il y a peu de chance pour que cette transmission soit absolument fidèle concernant les autres détails. Au contraire de ce qui s’était passé durant le haut Moyen Âge et au Moyen Âge central, l’humilité des origines familiales d’un saint est un topos qui s’impose à partir du XIIIe siècle sous l’influence des ordres mendiants et il n’est évidemment pas exclu que Guillaume fût le rejeton d’une famille aisée : parler de la « noble origine » du fils d’un riche paysan traduirait-il simplement une certaine pratique de l’hyperbole chez l’hagiographe ?

     Cette question ne peut pas ne pas être posée quand on constate que l’intitulé primo de ipsius nobili origine et sanctae vitae inchoatione figure dans le prologue d’un ouvrage hagiographique consacré à saint Louis, évêque de Toulouse [BHL 5055]. Ce personnage, mort jeune en 1297 et canonisé en 1317, était le fils de Charles d’Anjou, roi de Sicile, et de la princesse Elisabeth de Hongrie : on mesure à quel point la référence à la « noble origine » du saint est donc ici parfaitement justifiée. Plus troublant encore, c’est l’ensemble du prologue de la vita de saint Louis de Toulouse qui est absolument identique à celui de la vita de saint Guillaume : on retrouve en particulier dans les deux textes la même formule sur la familiarité que le biographe avait entretenue avec son héros. Or, comme la vita de saint Louis de Toulouse, écrite par le chapelain de ce dernier, Jean d’Orta, contient bien les sept chapitres qui figurent dans son sommaire, alors que celle de saint Guillaume ne suit absolument pas le plan annoncé, il faut admettre que nous nous trouvons, pour ce qui concerne cette dernière, en face d’un de ces « copiés-collés », dont les hagiographes médiévaux étaient coutumiers.

     Il n’est pas absolument certain d’ailleurs que le biographe de l’évêque de Saint-Brieuc écrivait après l’époque de la composition de la vita de saint Louis de Toulouse, car le « copié-collé » dont il est ici question pourrait avoir été le fait d’un copiste tardif, d’autant plus que les points de contact formels ou de fond entre les deux ouvrages, à l’exception de leurs prologues, comme nous venons de le dire, paraissent quasiment inexistants ; mais, à l’inverse, il n’est pas possible d’affirmer que l’auteur du panégyrique de saint Guillaume était un contemporain de son héros : le terminus ante quem de son travail de rédaction peut être fixé à la fin du XVe siècle, car Le Baud connaissait cet ouvrage, qu’il mentionne à trois reprises[7] et pour lequel il ne semble pas d’ailleurs éprouver une grande estime[8]. Quant au terminus a quo, il convient de le faire remonter à l’époque de la canonisation du saint, dont les circonstances sont rapportées par l’hagiographe. De surcroît, il paraît évident que le récit, d’ailleurs assez succinct, des miracles attribués à l’intercession post mortem de Guillaume a été emprunté à la documentation réunie à cette occasion, de même que les trois témoignages rapportés par des proches : outre l’anecdote racontée par son chapelain (capellanum), qui nous montre l’évêque de Saint-Brieuc s’efforçant de soulager les douleurs d’une femme près d’accoucher, en lui prêtant une cuve pour qu’elle puisse se baigner, il s’agit du témoignage de son confesseur (confessori suo) qui, au moment de sa mort, a recueilli ses ultimes confidences sur sa chasteté — « mon frère, rendez pour moi grâces à Dieu qui, jusqu’à ce jour, m’a préservé par sa grâce du péché de chair » (frater, age gratias pro me deo qui me usque hodie mundum a peccato carnis per suam gratiam custodivit) — et de celui des membres du clergé cathédral (a ministris ecclesiae) qui ont procédé à sa toilette funéraire. De même, les indications relatives aux aumônes de Guillaume, dont il disputait la distribution à son aumônier (per bursarium), aux attentions témoignées à un religieux venu lui rendre visite et qu’il avait fait coucher dans sa propre chambre, ou encore à l’épisode de la femme hydropique, dont il s’inquiétait de la santé après lui avoir donné de la thériaque et à qui il fit envoyer par un messager (per nuntium) un des plats de sa table, ont sans doute été recueillies auprès de témoins directs ; peut-être en va-t-il de même pour le « mot historique » qui lui est attribué à propos de la reconstruction de la cathédrale de Saint-Brieuc et qui nous donne à entendre à nouveau le futur saint s’exprimer en style direct : « assurément, vif ou mort, j’achèverai l’édifice de cette église » (certe vivus vel mortuus aedificium hujus ecclesiae consummabo). En revanche, ce qui se rapporte à l’exil de Guillaume, à l’époque où il était en butte aux persécutions de Pierre de Dreux, ne présente guère de garanties d’authenticité : s’il n’y a pas de raison de douter de la réalité de cet exil, il n’est nullement établi que l’évêque de Saint-Brieuc ait alors trouvé refuge auprès de celui de Poitiers, ni surtout qu’il soit devenu en quelque sorte le « coadjuteur » de ce dernier ; cet exil poitevin est pourtant la principale information retenue par Pierre Le Baud[9], qui, comme nous l’avons dit, a consulté, vraisemblablement à Saint-Brieuc[10], la « légende » de saint Guillaume.

Une texture particulière

     Comme c’est le cas pour la plupart des productions hagiographiques médiévales, nous avons affaire en ce qui concerne la vita de saint Guillaume à « un texte tissé de textes », pour reprendre l’heureuse formule de J. Dalarun[11] : à partir d’une trame fort ténue, formée par quelques épisodes de l’existence du futur saint, l’hagiographe a tissé l’ouvrage en question en se servant de textes testamentaires ou patrologiques comme fils de chaine ; mais il l’a aussi ourlé de « fourrures » légendaires ou exemplaires empruntées à d’autres sources littéraires (recueils de legendae ou de d’exempla), pieux larcins qui font souvent l’objet d’un remploi au second degré, comme il se voit par exemple avec l’anecdote de la thériaque, dont le prototype figure déjà dans le dossier hagiographique de Thomas Becket. De plus, il n’est pas impossible que certaines thématiques renvoient à des motifs « folkloriques » dont les racines plongent profondément dans le terreau des croyances populaires : si l’épisode de la cuve destinée au « bain de gésine » n’est malheureusement pas suffisamment détaillé pour y déceler un éventuel un motif mélusinien, l’histoire de la malheureuse qui, s’étant amputée d’un sein, le recouvre miraculeusement n’est pas sans rappeler la figure de « la femme au sein d’or », dont le riche dossier, réuni par le regretté Gw. Le Men[12], a fait l’objet d’études spécifiques[13].

     Ce qui apparait également à l’examen un peu approfondi de la vita de saint Guillaume, c’est que son agencement, apparemment sans ordre, reflète en réalité un plan rigoureux, où la structure du texte est comme portée par une série de métaphores filées à forte résonance enthymématique et où les étapes de la vie du personnage s’enchainent dans la perspective implacable d’un destin de « para-martyr »[14] : à l’image du feu de la passion allumé chez les femmes par le jeune Guillaume répondent les nombreuses allusions au feu de la charité dont brûle le futur saint[15] ; du leo rugiens, qui rôdait autour du jeune homme en éprouvant sa chasteté, l’hagiographe rapproche le leo confidens, auquel il compare l’évêque expérimenté qui, lors des troubles occasionnés par les conflits entre Français et Bretons, fait face viriliter — l’adverbe est d’un emploi systématique chez les hagiographes à l’époque tardo-médiévale, pour caractériser ce type d’attitude épiscopale, souligne André Vauchez[16] —à la sédition d’une partie de la noblesse et (sans doute) de la population de son évêché. Guillaume est alors montré tantôt s’interposant comme le bon pasteur (tamquam bonus pastor) pour défendre ses brebis (pro ovibus suis), tantôt s’offrant comme l’agneau (tamquam agnus mansuetissimus) à la menace des épées déjà levées sur son cou (in cervicem ejus vibrantes gladios) ; mais surtout, qui ne voit que l’évêque de Saint-Brieuc, dans son rôle de protecteur des plus faibles et de garant de la liberté de l’Église (libertatis ecclesiasticae) — avec ce que ce rôle comporte en effet de risques physiques, sans parler de l’épreuve de l’exil — n’aura jamais cessé de cultiver les trois vertus présentées par saint Bernard dans son traité De moribus et officio episcoporum[17] comme indispensables à l’exercice de la fonction épiscopale : la chasteté et la charité, déjà évoquées, et surtout l’humilité[18]. Comme le souligne D. Boquet à l’occasion de sa pertinente relecture de la lettre 42 de Bernard de Clairvaux[19] :

Pour être à l’abri des tentations et à la hauteur de sa mission, l’évêque doit cultiver trois vertus fondatrices : la chasteté, la charité et l’humilité. Chronologiquement, la chasteté est première mais les trois vertus sont étroitement liées puisque la chasteté n’a aucun mérite sans la charité et que seule l’humilité peut conduire au don de la charité et de la chasteté. La référence à la chasteté sacerdotale ne saurait surprendre dans un contexte réformateur, mais Bernard insiste surtout sur la charité et plus encore sur l’humilité qui est traitée dans deux passages distincts de la lettre. L’humilité est à la fois une vertu fondatrice et protectrice de la légitimité épiscopale. Elle est fondatrice au sens où elle garantit l’esprit de service inhérent au ministerium sacerdotal ; elle est protectrice car elle met à l’abri de l’orgueil et de l’ambition. Enfin, la charité enveloppe les autres vertus en leur donnant valeur et goût. Elle joue le rôle d’interface entre ce premier volet des qualités de l’évêque réformateur, qui correspond à l’extérieur de la pratique vertueuse du sacerdoce, et la réforme de l’homme intérieur[20].

     Le biographe de Guillaume a donc choisi de mettre en relief chez son héros les trois vertus dont la pratique, pour Bernard de Clairvaux, était indissociable de l’exercice de la fonction épiscopale : il commence par souligner la chasteté dont Guillaume fit preuve sa vie durant, depuis les épreuves de sa jeunesse jusqu’à son ultime confession, en passant par l’épisode de cette riche veuve qui, lors d’une audience qu’elle avait obtenue de l’évêque, s’était efforcée en vain de le corrompre. Puis, au moyen d’une cheville dont une citation de saint Luc (XII, 35) assure la solidité, il introduit la seconde partie de son ouvrage (Non solum autem lumbos praecinxit fortitudine castitatis, verum etiam lucernas ardentes tenuit in manibus per opera charitatis) : l’aumône régulière faite aux pauvres, mais aussi la distribution de son grain et même de celui de ses chanoines lors d’une époque de cherté, constituent pour l’hagiographe le moyen de démontrer la charité presque prodigue de l’évêque, à qui il ne devait d’ailleurs finalement rester aucun bien dont il pût disposer par testament. Enfin, c’est l’humilité, la troisième vertu, qui retient l’attention de l’écrivain : filant comme à son habitude la métaphore, dont nous ne prétendons pas montrer ici les entrelacs, il associe au feu de la charité qui brûlait chez Guillaume (arsit in eodem igniculus charitatis) cette ardeur divine qui, par la pratique de l’humilité, avait réduit en cendres l’âme du saint (Deus autem noster ignis consumens est, cujus ardor beati viri animam per humilitatem incineravit), à l’image de son corps par l’exercice de la pénitence (non solum autem cor ejus incineravit ignis Dominicae charitatis, sed et corpus per poenitentiam cremavit). Au nombre des manifestations de cette humilité, l’hagiographe rapporte comment l’évêque n’hésitait pas à souffler sur le feu destiné à réchauffer la nourriture des pauvres (nam aliquando ad sufflandum ignem pro calefaciendo cibo pauperum, caput suum dicitur inclinasse) : le discours métaphorique soudain s’incarne dans l’évocation familière, presque triviale, de la cuisine du palais épiscopal ; mais, précisément, c’est le côté banal de l’anecdote qui donne toute sa force à l’attitude de l’évêque et il en va de même lorsque qu’il vide et charge lui-même sur les épaules du commissionnaire — avec l’aide de son seul chapelain, car ses domestiques sont absents (nec quisquam de suis famulis, praeter capellanum, praesens esset) — une cuve destinée au « bain de gésine » d’une malheureuse, ou bien quand il fait dresser, à l’égal du sien, un lit au haut de sa chambre pour un religieux qu’il reçoit chez lui (non est passus inferiorem se jacere monachum, immo fecit iterum lectum sterni et alterum alteri coaequari), ou encore quand il couche lui-même à la dure, sur le sol, tandis que ses serviteurs le croient reposant moelleusement (et servi crederent ipsum super mollia quiescentem), ou enfin quand il s’inflige un régime alimentaire des plus sévères, malgré l’obligation sociale et mondaine dans laquelle il se trouve de faire préparer souvent de grands repas (magna saepe convivia praeparari faceret), qui n’ont rien à voir bien sûr avec ceux qu’il offre aux malheureux.

     Cependant, aux dires de l’hagiographe, l’humilité de Guillaume devait être encore éprouvée dans une dimension, sinon plus profonde du moins plus intime, qui touchait à la formation qu’il avait reçue et qui faisait de lui, semble-t-il, un praticien de la médecine des corps[21], spécialité illustrée par de nombreux évêques à l’époque médiévale et qui, au reste, s’acquiert souvent, jusqu’à la fin du XIIe siècle, dans l’enceinte épiscopale[22]. Deux des épisodes de la vita de saint Guillaume sont marqués au coin de cet aspect « médical » : le « bain de gésine » que l’évêque rend possible pour une pauvre femme en lui prêtant une cuve et surtout la thériaque qu’il donne comme remède à une malheureuse atteinte d’hydropisie[23]. Or, le second épisode a fait l’objet d’un développement disproportionné quand on le compare aux autres anecdotes racontées par l’hagiographe au sujet de son héros : là encore, l’auteur nous a brossé un petit tableau qui paraît pris sur le vif, sans doute, comme nous l’avons précédemment indiqué, pour avoir été emprunté aux témoignages de l’enquête en vue de la canonisation de Guillaume ; mais dans le même temps, ces témoignages pourraient bien avoir fait l’objet d’une véritable « réinterprétation » hagiographique, sous l’influence des dossiers littéraires d’autres saints évêques.

La thériaque ou la prière ? La guérison des hydropiques au Moyen Âge

     Se présente un jour devant Guillaume, au palais épiscopal, une femme hydropique que sa pauvreté contraignait à demander l’aumône (quaedam hydropica ac paupercula mulier eleemosynam postulans) et qui était si enflée qu’elle pouvait à peine entrer dans sa robe (erat autem infirmitate sic inflata quod vix corpus suum capere poterat tunicae latitudo). Non content de lui faire l’aumône, l’évêque, confiant dans l’effet bénéfique d’un tel antidote, lui donne une dose de thériaque et la malheureuse, après l’avoir bue, reprend son chemin (necnon de theriaca, quam habebat, poculum ei ministrabat, pie credens ipsam per antidotum hujusmodi posse consequi sanitatem ; accepto poculo, mulier abiit via sua). Un peu plus tard, au moment de son repas, Guillaume, se souvenant de sa malade, ordonna de lui porter un plat auquel il avait à peine touché : le serviteur chargé de cette mission, après avoir longtemps par les rues et les places cherché la pauvre femme, finit par la trouver chez elle, couchée, souffrant excessivement de sa maladie et approchant de sa fin (quam per vicos et plateas nuntius diu quaerens tandem invenit in lectulo, passione nimia laborantem et fini suo eam appropinquantem). Informé de cette nouvelle, l’évêque, craignant d’avoir mis la malade en péril de mort en lui ordonnant de prendre de la thériaque, se rendit aussitôt à l’église prier Dieu pour la malheureuse (quod cum episcopo retulisset, timens ille ne per theriacam quam ei ministrari jusserat mortis periculum incurrisset, oraturus pro ea ad Dominum, in ecclesia festinavit) ; il s’accusait même d’avoir hâté sa mort et invoquait pour elle la miséricorde divine, jusqu’à ce qu’on vint lui annoncer que la femme s’était levée et qu’elle était complètement guérie. Alors, en entendant cela, il demanda rempli de joie qu’on la lui amenât : quand il la vit pleinement guérie, il eut peine à croire qu’elle était bien le presque monstre qu’il avait vu le même jour (Quod episcopus audiens, fecit eam prae gaudio sibi presentari : quam videns sanitati plenarie restitutam admirans, vix credere potuit quod haec esset quam quasi monstrum viderat ipso die).

     La description est évidemment insuffisante pour nous permettre de connaître la pathologie exacte dont souffrait la malheureuse ; mais l’enflure de son corps, qui n’a bien sûr rien à voir avec l’obésité, doit être plutôt, compte tenu de son état misérable, la conséquence de graves carences alimentaires. L’hydropisie figure fréquemment au nombre des affections signalées par les hagiographes du Moyen Âge central[24] et, outre celui dont il vient d’être question, l’un des miracles attribués à l’intercession de saint Guillaume consiste en la guérison à son tombeau d’une femme hydropique ; de surcroît, sur ses dix autres miracles post mortem, cinq concernent des guérisons d’ulcères, de tumeurs, de plaies ou d’abcès, proportion importante qui est l’indice d’une spécialisation thérapeutique acquise dès l’époque de sa canonisation. Par ailleurs, les informations concernant la thériaque sont très intéressantes : non seulement Guillaume avait donc à sa disposition ce médicament (de theriaca quam habebat), mais encore il en prescrit fermement l’usage (per theriacam quam ei ministrari jusserat). Largement connue dans l’Antiquité, la thériaque fait son retour dans la pharmacopée occidentale essentiellement à partir du XIIe siècle[25], à la suite des premières Croisades : Foucher de Chartres en fait mention dans son Historia Hierosolymitana, tandis qu’Etienne de Tournai envoie à l’archevêque de Lund, le célèbre Absalon, une fiole pleine de thériaque très estimée, que lui avait donnée son ami le patriarche d’Antioche (mitto vobis ampullam tyriaca probatissima plenam, ab archiepiscopo Mamertino, Antiocheni patriarchae, concanonico et amico nostro, mihi datam) ; mais, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, ce produit reste rare et entouré de mystère, aussi bien en ce qui concerne sa fabrication, que son usage. Il faut attendre les travaux du célèbre Arnaud de Villeneuve, puis au XIVe siècle, à des titres divers, ceux de Bernard de Gordon, de Henri de Mondeville et de Gui de Chauliac, pour que la thériaque et ses effets fassent l’objet à Montpellier d’une approche sinon scientifique, du moins critique qui, finalement, va renforcer sa popularité comme en témoigne le succès commercial des triacleurs au bas Moyen Âge et même à l’époque moderne : « la thériaque, conçue comme un remède universel, pouvait tout guérir »[26] ; mais le biographe de Guillaume ne la croit pas véritablement « miraculeuse » et, pour lui, le recours à la prière s’avère autrement plus efficace. A le lire de près, on a même très nettement l’impression qu’il considère le remède comme étant pire que le mal, ce qui traduit une nette défiance à l’égard de l’électuaire : ainsi voit-on Guillaume se culpabiliser parce que sa présomptueuse ordonnance aurait eu pour effet d’amener plus vite sa patiente à la dernière extrémité ; mais, tandis que l’évêque prie pour elle, voilà qu’on vient lui apprendre que la malade a été depuis complètement guérie. Et l’hagiographe d’enfoncer le clou : qui douterait que cette femme avait été rappelée des portes de la mort par les prières et les mérites du saint homme (quis autem dubitet mulierem hanc de portis mortis sancti viri fuisse precibus et meritis revocatam) ?

     Cette opposition entre la guérison attendue de la thériaque et celle obtenue par un miracle se retrouve fréquemment au bas Moyen Âge dans la littérature vernaculaire, où elle est d’ailleurs encouragée par la rime (triacle/miracle) ; mais dans le cas qui nous occupe, nous pensons, comme nous l’avons précédemment indiqué, que le modèle est à chercher dans le dossier littéraire de Thomas Becket : un prêtre londonien, paralysé de la langue et pour qui la thériaque se révélait inefficace (sed nulla thericae efficacia, nullus aegroti profectus), est finalement guéri par de l’eau mélangée à un peu de sang de l’évêque assassiné, à l’instar des deux lépreux qui, plutôt que le vin dans lequel avait macéré une vipère (ubi tyria inciderit), comme le prescrit Galien, avaient eux aussi préféré l’eau et le sang du martyr (aquam et sanguinem martyris). Si l’anecdote qui concerne la guérison de la femme hydropique à Saint-Brieuc est moins sanguinolente, il n’en demeure pas moins que là aussi, la vraie thériaque, ce sont les mérites de l’évêque du lieu, comme viendront le confirmer ses miracles post mortem. Notons enfin que la spécialisation thérapeutique dont nous avons parlé à propos de saint Guillaume n’est pas sans rappeler celle de saint Eutrope, telle qu’elle est attestée dans les pratiques populaires de son culte qui s’implante à l’époque tardo-médiévale en Bretagne : c’est le cas notamment à Bréhand-Moncontour, Langourla et Pluduno, sans oublier, à Saint-Brandan, la chapelle funéraire de la famille de Robien, à proximité du château, pour s’en tenir au seul évêché de Saint-Brieuc.

Le « modèle Becket » (A. Vauchez)

     Paré des vertus qui en font un bon évêque et désigné par ses mérites comme un saint potentiel, Guillaume est désormais prêt à subir le martyre ; mais à son époque, ne reçoit pas la palme qui veut, même si les violences anti-épiscopales et les assassinats d’évêques du Moyen Âge central se prolongent dans les premières décennies du XIIIe siècle[27]. Le meurtre de Thomas Becket dans la cathédrale de Canterbury le 29 décembre 1170, événement tragique dont le roi Henri II Plantagenêt porte sans doute, au moins indirectement, la responsabilité, avait connu une réplique sanglante en Bretagne, où, à l’instigation du vicomte de Léon, l’évêque Hamon, son frère, fut assassiné le 25 janvier 1171 à Morlaix[28] ; mais il s’agit du seul exemple dans la province de Tours : encore Myriam Soria en marque-t-elle la très nette spécificité quand elle souligne que cet assassinat « s’inscrit dans un diocèse breton caractérisé par son retard immense dans l’adoption des réformes imposées par l’Église et par la résistance manifestée à l’égard des Plantagenêt »[29]. En revanche, il est patent que les relations difficiles de Pierre de Dreux avec les évêques de Bretagne — à l’exception de celui de Quimper, Rainaud, qui avait appartenu à sa maison et qui fut son chancelier[30] — ont créé les conditions d’un climat de violence anti-épiscopale, dont nous avons des témoignages en ce qui concerne les deux diocèses de Tréguier[31] et de Saint-Malo[32], limitrophes de celui de Saint-Brieuc. Ces violences, qui ont parfois obligé les évêques concernés à quitter leurs sièges[33], ne furent pas toujours directement perpétrées par les hommes de main du duc, mais — dans une logique de pillage, voire de vandalisme, sinon même de profanation — par des membres de la moyenne aristocratie locale, accompagnés de leurs propres séides[34]. Même si l’on peut penser que la justice ducale s’est montrée particulièrement encline à fermer les yeux sur de tels débordements, il ne nous paraît pas possible de les expliquer par le seul sentiment d’impunité de leurs auteurs, ni par l’encouragement que ceux-ci ont probablement reçu du duc, mais bien par la relative généralisation à l’époque d’un anticléricalisme dont les évêques, de par leur position prééminente, ont fait les premiers frais, d’autant que leurs prétentions et leur attitude pouvaient à l’occasion générer une vigoureuse opposition des laïques[35]. La situation ne paraît pas avoir été différente à Saint-Brieuc[36] : l’hagiographe évoque d’abord les troubles consécutifs aux luttes qui firent rage dans le duché entre Français et Bretons, où l’on voit que la cité épiscopale, envahie alternativement par chacune de factions, subissait les dommages des deux. Point n’est nommé à cette occasion Pierre de Dreux : il est seulement question de « tyrans », de leur « malice » et, là encore, de leurs « complices ». Puis l’hagiographe nous indique que son héros, refusant d’acquiescer à la volonté des princes au détriment de la liberté de l’Église, fut finalement expulsé hors de Bretagne et contraint à l’exil (renuens igitur in praejudicium libertatis ecclesiasticae principum acquiescere voluntati, compulsus est exite Britanniam et in exilium proficisci) : là encore, le nom de Pierre de Dreux n’est pas mentionné ; mais nous savons par une bulle de Grégoire IX que c’est bien ce prince qui avait exilé les évêques de Rennes, Saint-Brieuc et Tréguier (eosdem Redonensem, Briocensem et Trecorensem episcopos, redditibus spoliatos, ab ecclesiis suis exulare compellit)[37]. Si l’auteur de la vita n’est pas un contemporain du saint, le récit qu’il fait de ces événements tragiques reflète bien, sinon leur réalité, du moins la perception qu’en avait à l’époque le clergé briochin, comme nous pouvons le vérifier, de manière un peu oblique, au travers de l’enquête de 1235 diligentée à Saint-Brieuc par les agents du roi de France, après l’écrasement de Pierre de Dreux ; mais, curieusement, aucun des membres du chapitre cathédral entendus à cette occasion ne fait spécifiquement mention des tribulations de son ancien évêque[38].

     L’hagiographe nous décrit l’exil de Guillaume à Poitiers, où l’évêque du lieu, diminué par la maladie, lui aurait confié le soin de diriger le diocèse : ainsi, pendant plusieurs années, Guillaume aurait poursuivi son activité pastorale, procédant aux ordinations, à la dédicace des églises, à la consécration des autels, à la confirmation des enfants et de manière générale à tout ce qui relève de la fonction épiscopale (ordines celebrando, ecclesias dedicando, altaria consecrando, pueros confirmando, necnon et alia pontificis officia solicite ministrando, apud Deum et homines gratiosum se exhibuit et famosum) ; malheureusement, cet épisode ne semble avoir laissé aucun souvenir localement, tandis que la documentation pontificale nous confirme la présence de Guillaume à Rome lors du conflit avec Pierre de Dreux[39] : l’invention de l’exil poitevin constitue donc un indice assez sûr que l’hagiographe n’est pas un contemporain de son héros. Quant à l’origine de cette légende, il faut probablement la chercher dans une confusion documentaire : l’immense diocèse de Poitiers était divisé en trois archidiaconés plus étendus que bien des évêchés et dont l’un, le Briançais, avec son chef-lieu à Brioux, était désigné en latin par le même adjectif toponymique que celui qui se rapporte au diocèse de Saint-Brieuc (Briocensis) [40] ; un acte de 1200 passé entre l’évêque de Poitiers et l’abbaye de Maillezais[41] nous a d’ailleurs conservé le souvenir d’un certain W[illelmus] Briocensis archidiaconus[42], qui a pu inspirer à l’hagiographe l’idée de cette « coadjutorerie » dont il gratifie Guillaume de Saint-Brieuc.

     Le retour d’exil de Guillaume est présenté dans sa vita comme un épisode marqué par une grande liesse, d’autant que l’absence de leur pasteur avait lourdement pesé à ses ouailles (bonus pastor ad oves proprias, ob ipsius absentiam nimium desolatas, reversus est cum gaudio valde magno). Néanmoins, l’allusion à l’impétuosité de la fougue de ses ennemis — qu’il avait plu à Dieu d’affaiblir, comme prend soin de le souligner l’hagiographe (cum autem placuit Deo ferocitatis hostium impetum enervare) — suggère qu’au sein de son diocèse l’opposition anti-épiscopale n’avait pas complètement désarmé, même après que Pierre de Dreux fût pour sa part venu à résipiscence. La reprise à cette époque du chantier de reconstruction de la cathédrale de Saint-Brieuc, commencé avant l’exil de l’évêque[43], s’inscrit peut-être dans une perspective politique de normalisation des rapports sociaux et de pacification des esprits ; sa dimension votive, sinon même réparatoire semble d’ailleurs patente : c’est le sens du propos attribué à Guillaume et que nous avons précédemment rapporté. Ce contexte pourrait également avoir été celui de la construction dans la cathédrale d’une chapelle placée sous le vocable de saint Mathurin, car il s’agit là d’une dévotion prêtée à Guillaume par de nombreux auteurs ; mais cette tradition ne nous paraît guère assurée avant la mention tardive qui en est faite par Albert Le Grand : au reste, une telle dévotion est naturellement possible, même en l’absence de traduction monumentale[44].

     Soudain, l’hagiographe, à court de documentation et/ou d’imagination, fait mourir son héros et indique que le corps de celui-ci fut alors enseveli dignement dans la cathédrale (nam cum ipse vivens feliciter, victurus in perpetuum, praesentis vitae cursum feliciter consummasset, corpus ejus sanctissimum in ecclesia cathedrali digna fuit cum reverentia tumulatum). Nous avons déjà mentionné les paroles ultimes de Guillaume sur la grâce divine qui l’avait préservé du péché de chair ; le témoignage de ceux qui procédèrent à sa toilette funéraire nous apprend qu’en tout état de cause, il ne lui aurait pas été possible de succomber à la tentation, eu égard à une particularité physiologique rapportée assez crûment par l’hagiographe (nam cum corpus ejus a ministris ecclesiae lavandum digna cum reverentia tractaretur, illius membra inferiora non pudenda, sed quasi puerilia sunt inventa).

L’odeur de sainteté

     A lire la vita, il ne semble pas que le futur saint ait fait l’objet immédiatement après sa mort d’une vénération particulière : on a même l’impression d’une certaine forme d’oubli, renforcée par l’apparente modestie de sa sépulture. Deux ans après la mort de Guillaume, son successeur, Philippe — dont l’élection n’était intervenue qu’après un conflit qui, sans doute, durait encore à l’époque de l’enquête royale de 1235 — décida de la reprise des travaux à la cathédrale ; or, ceux-ci nécessitaient que l’on poursuivît les fouilles du bâtiment jusque sur l’emplacement de la sépulture de Guillaume. Il fallait donc procéder, en présence du clergé et de la population, à l’ouverture de la tombe et à la translation des restes mortels qu’elle contenait : c’est à cette occasion que l’on découvrit que le corps était demeuré intact et que s’en exhalait, comme s’il eût été embaumé avec de précieux aromates, une odeur particulièrement plaisante (factum est autem, cum ad effodiendum thesaurum illum clerici cum populo convenissent, ipsum corpus cum omnium membrorum integritate mirabiliter est repertum et, quasi pretiosissimis fuisset aromatibus conditum, optimo odore eos qui aderant adimplevit)[45]. Cette odeur suave, critère de sainteté[46], constituait donc une marque de sa reconnaissance divine et, dès cet instant, on vit se produire de nombreux miracles à l’endroit où reposait Guillaume, dont la réputation s’étendit rapidement au-delà des frontières de la Bretagne, tandis que l’évêque Philippe demandait au pape de bien vouloir inscrire son prédécesseur au catalogue des saints. Nous ne savons pas à quelle date cette demande fut formalisée, ni de quels soutiens nécessaires bénéficia le demandeur : sans doute celui du roi Louis IX, destinataire de la bulle de canonisation, était-il en la circonstance acquis, car Guillaume avait objectivement servi la cause royale quand il s’était opposé à Pierre de Dreux. Nous ignorons également l’époque et les circonstances de l’enquête préalable à la canonisation, dont nous n’avons pas gardé de traces ; mais sa réalité est d’autant moins contestable que l’hagiographe (nous l’avons précédemment souligné), lui a manifestement emprunté l’essentiel de sa matière. L’écrivain précise en outre que c’est le pape Innocent IV qui avait envoyé en Bretagne un cardinal pour conduire personnellement cette enquête : là encore, l’information n’est pas contrôlée ; mais elle ne doit pas être rejetée a priori, car le pontife, qui, depuis décembre 1244, s’était installé à Lyon, où il devait séjourner jusqu’en avril 1251, s’est effectivement intéressé à cette époque aux affaires bretonnes[47].

     Les miracles sans cesse répétés au tombeau du saint eurent pour effet d’attirer à Saint-Brieuc de nombreux pèlerins qui, par leurs aumônes et leurs offrandes, procurèrent les moyens d’achever la construction de la cathédrale, comme Guillaume en avait fait la prédiction (quorum eleemosynis et devotis oblationibus ecclesia quam sanctus in vita vel post mortem dixerat se structurum, opere pretioso suscepit complementum, ad laudem et gloriam omnipotentis Dei) : difficile de dire plus clairement qu’un sanctuaire de pèlerinage se doit de générer des liquidités pour sa propre croissance, en recevant l’argent de ceux qui le fréquentent ; mais cette franchise ne dénote évidemment aucun cynisme, puisque l’hagiographe cherche simplement à lire dans les événements la confirmation du don de prédiction de son héros. Enfin, le 15 avril 1247, Innocent IV réunit un consistoire où, avec l’approbation de tous les participants, au premier rang desquels le patriarche (latin) de Constantinople[48], il promulgue la bulle de canonisation qui fixe la fête du saint au 29 juillet, jour anniversaire de sa mort terrestre. Le culte rendu à l’ancien évêque de Saint-Brieuc apparaissait dès lors promis à un grand succès : Guillaume figure ainsi à égalité avec Jacut et Lunaire parmi les saints du diocèse de Saint-Malo auxquels avaient eu recours, vainement il est vrai, les parents de Guillaume Chamet, paroissien de Pleslin, atteint de démence, avant qu’ils ne décident d'amener celui-ci au tombeau d'Yves de Kermartin, à Tréguier, où il fut guéri[49] ; mais, précisément, c’est après la reconnaissance officielle de la sainteté d’Yves (1347) que l’aura du Gallo s’est beaucoup estompée au profit de celle du Bas-Breton, dont la notoriété était d’ailleurs activement relayée par les ordres mendiants et, plus particulièrement, par les franciscains.

Modèles hagiographiques

     La question des modèles hagiographiques est au cœur de l’analyse d’une vita de saint ; question au demeurant distincte du modèle de sainteté auquel se conforme le saint, même si, bien souvent, la plume intéressée de l’hagiographe s’est efforcée de confondre les deux types de modèles ou bien, d’ailleurs, n’avait pas d’autre choix, en l’absence de tout renseignement sur le saint, que d’emprunter à des modèles littéraires. Les modèles sont souvent bibliques, vétéro- ou néo-testamentaires, ou patristiques ; il existe également des modèles tirés de passiones et de vitae, de récits de miracula ou de translationes de reliques ; les fameux recueils d’exempla qui, au demeurant, s’inspirent souvent des ouvrages dont nous venons de parler, ont eux aussi fourni leurs propres modèles.

     En ce qui concerne la vita de saint Guillaume, les emprunts bibliques sont peu nombreux : de l’Ancien Testament, l’hagiographe retient Joseph, l’intendant de Putiphar, comme modèle de la chasteté de Guillaume, tandis qu’il détache des Evangiles la double figure de Marthe et de Marie, pour illustrer le fait que, pasteur impliqué dans le siècle, notamment au travers de ses actions charitables en faveur des plus misérables de ses ouailles, sans parler de ses démêlés avec le duc et sans doute avec une partie de la noblesse de son diocèse, l’évêque de Saint-Brieuc était en même temps un homme du détachement et de la prière. Dans la bulle de canonisation, le pape privilégie pour sa part la comparaison avec la forte personnalité de Jacob, et parle également d’Elisée à propos des miracles attribués à l’intercession de Guillaume.

     Aucun des autres modèles hagiographiques n’est explicite ; mais il nous semble que l’hagiographe avait été frappé de la ressemblance de la destinée de son héros avec celles de ces évêques anglais qui, à l’instar de Thomas Becket, eurent, comme nous l’avons précédemment souligné, maille à partir avec le pouvoir laïque : Hughes de Lincoln, qui tenait la chasteté en si haute estime qu’il s’amputa d’un morceau de chair sur le bras, là où une femme qui cherchait à l’entreprendre avait posé la main[50] et Richard de Chichester, dont le biographe souligne l’implication pastorale dans les mêmes termes que ceux utilisés pour caractériser l’action de saint Guillaume à Poitiers[51].

     Peut-être aussi, le modèle de Bernard de Clairvaux a-t-il influencé l’hagiographe : l’anecdote de la femme qui vient se coucher dans le lit du jeune Guillaume pourrait ainsi reproduire un épisode de la vie du jeune Bernard, emprunté moins tant à la vita composée par Guillaume de Saint-Thierry (livre 1er, chap. 5, § 7) qu’à la littérature des exempla : comme l’indique Dom Jean Leclercq, dans un travail spécifique sur le sujet, saint Bernard est en effet celui qui, après la Vierge Marie, est le plus représentatif des saints de cette littérature (cité 70 fois) [52] et plusieurs de ces exempla sont en rapport avec les épisodes qui ont vu le futur saint résister à la tentation féminine. En outre, le biographe de Guillaume connaît et pratique l’œuvre de Bernard de Clairvaux : outre le De moribus et officio episcoporum, comme nous l’avons précédemment indiqué, il emprunte à ce dernier une citation du Livre de Job (VII, 1) dans ses sermons sur le Cantique des Cantiques (I, 9).

Un auteur pour un texte

     Ce réexamen de la vita de saint Brieuc nous a permis tout à la fois d’en souligner les faiblesses et l’originalité ; mais nous autorise-t-il à présenter quelques hypothèses sur l’identité de son auteur, sinon celle de son commanditaire ?

     On peut assez facilement conjecturer que cet ouvrage a été composé à Saint-Brieuc, pas nécessairement par un briochin, mais par quelqu’un qui avait des intérêts au sein de l’Église locale.

     L’auteur, nous l’avons dit à plusieurs reprises, a sans doute utilisé le texte de l’enquête en vue de la canonisation de Guillaume ; mais il a procédé à une véritable « réinterprétation » de la sainteté de Guillaume, sous l’influence de modèles hagiographiques, dans lesquels nous pensons pouvoir reconnaître plusieurs des évêques anglais qui furent en butte aux empiètements du pouvoir royal.

     Cette vita ne prétend nullement retracer l’histoire du saint ; elle met en avant quelques anecdotes pour brosser le portrait d’un évêque « idéal », que ses vertus tout à la fois protègent et exposent : on pourrait presque parler ici d’une biographie « spirituelle », n’était la peinture assez vivante et parfois presque triviale du quotidien du palais épiscopal, depuis les cuisines jusqu’au grenier, en passant par l’étage où, depuis sa fenêtre, Guillaume assiste et veille à la distribution de nourriture aux miséreux dans la cour du palais. La critique de Le Baud, qui parle à propos de ce texte un peu déroutant d’une « légende assez commune », incline à penser que nous pourrions avoir affaire à un ouvrage de basse époque, qui n’apparaissait pas au vieil historien breton paré des habituelles qualités documentaires qui caractérisent les vitae de saints, l’un de ses matériaux de prédilection.

     Parmi les commanditaires possibles, nous suggérons pour le moment et sous réserve de recherches plus approfondies, Jean Prégent, longtemps conseiller auprès des ducs Jean V et François Ier et dont le long épiscopat à Saint-Brieuc (1450-1471) fut marqué par d’assez nombreuses difficultés, nées en particulier de l’hostilité que lui témoignait le duc Pierre II, ainsi que plusieurs de ses diocésains laïques[53]. Ce prélat est connu pour sa dévotion à saint Guillaume, dont il fit reconstruire la chapelle funéraire ainsi que le tombeau, orné d’un magnifique gisant[54]. La spiritualité de Jean Prégent nous échappe ; mais la verrière qu’il donna à Notre-Dame de Lantic, dans laquelle figurent la représentation de saint Nicolas de Tolentino, invoqué par les âmes du Purgatoire, et celle de saint Bernardin de Sienne, avec, déposées à terre, trois mitres symbolisant les trois évêchés refusés par le saint[55], est l’indice que les préoccupations spirituelles ne lui étaient pas étrangères[56] ; de même le montre son intérêt pour la recluse Robine Lefrançois, originaire de Fougères, dont le reclusoir était à proximité de la collégiale Saint-Guillaume[57].

     
© André-Yves Bourgès 2009



[1] Acta sanctorum, Juillet , t. 7, p. 120-127.

[2] Ibidem, p. 122-125.

[3] Ibid., p. 125.

[4] Ibid., p. 125-127.

[5] G.A. Lobineau, Les Vies des saints de Bretagne, Rennes, 1725, p. 235-242.

[6] Ibid., p. 236.

[7] P. Le Baud, Histoire de Bretagne, avec les chroniques des maisons de Vitré, et de Laval, Paris, 1638, p. 226, 233 et 238.

[8] Ibidem, p. 233.

[9] Ibid., p. 226.

[10] Le ms Rennes, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 F 1003, carnet de notes attribué avec vraisemblance à Le Baud contient (p. 70) des extraits de la vita de saint Guillaume ; ce texte figure à la suite d’extraits du Chronicon Briocense (p. 61-67), dont certains traduits en français, de vers également en français contre le sire de Clisson accompagnés d’annales des années 1312-1392 (p. 68), et d’extraits de la vita et de la translatio de saint Brieuc (p. 69).

[11] J. Dalarun, L’impossible sainteté. La vie retrouvée de Robert d’Arbrissel, Paris, 1985, p. 208.

[12] Gw. Le Men, La femme au sein d’or, s.l., 1985.

[13] Dans notre article en ligne « Un Léonard en Goëllo : Raoul, chanoine et official puis évêque de Saint-Brieuc, auteur de l’histoire de sainte Azénor et de saint Budoc ? », nous nous sommes ainsi efforcé de montrer que c’est un contemporain de Guillaume qui, à partir d’un modèle léonard, avait acclimaté en Goëllo la légende d’Azénor et de son auto-amputation d’un sein [http://andreyvesbourges.blogspot.com/2006/10/ii.html consulté le 28 novembre 2009]. — Voir également le travail très fouillé de D. Laurent, « Enori et le roi de Brest », dans Études sur la Bretagne et les pays celtiques. Mélanges offerts à Yves le Gallo, Brest, 1987 (Cahiers de Bretagne occidentale, 6), p. 207-224.

[14] C’est dans cette catégorie que nous rangerions volontiers un certain nombre d’évêques, en particulier plusieurs évêques anglais (Hugues de Lincoln, Edmond de Canterbury, Richard de Chichester, Thomas de Hereford), qui, à la différence de Thomas Becket et malgré leur résistance aux empiètements du pouvoir laïque, n’ont pas reçu le martyre sanglant.

[15] Cf. A. Rauwel, « Le feu dans la liturgie du Moyen Âge latin », dans F. Vion-Delphin et F. Lassus [dir.], Les hommes et le feu de l'Antiquité à nos jours. Du feu mythique et bienfaiteur au feu dévastateur. Actes du colloque de l’Association interuniversitaire de l’Est, Besançon, 26-27 septembre 2003, Besançon, 2007 (Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, vol. 823), p. 71-74. L’auteur en s’appuyant sur le Corpus orationum donne « les différentes acceptions possibles du feu dans la tradition latine » : le feu de l’Esprit-Saint, celui de la charité, le feu purificateur et enfin celui de la tentation (p. 73-74)..

[16] A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d'après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1988, p. 339.

[17] Patrologia Latina, t. 182, col. 809-833. — Bernard de Clairvaux, Lettres, t. 2 [Texte latin des S. Bernardi Opera par J. Leclercq et H. Rochais – Introduction et notes par Monique Duchet-Suchaux – Traduction par Henri Rochais], Paris, 2001 (Sources Chrétiennes, n° 458), p. 44-137.

[18] A. Vauchez, La sainteté en Occident…, p. 332.

[19] D. Boquet, « Le gouvernement de soi et des autres selon Bernard de Clairvaux. Lecture de la lettre 42, De Moribus et officio episcoporum », dans H. Taviani et Cl. Carozzi [dir.], Le pouvoir au Moyen-âge, Aix-en-Provence, 2005, p. 279-296 [article en ligne à l’adresse http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00008120 et consulté le 28 novembre 2009].

[20] Ibid. [version numérique], p. 16-17.

[21] J. Arnault, Saint Guillaume, évêque de Saint-Brieuc 1184-1234. Son temps — son œuvre — son culte, Saint-Brieuc, 1934, p. 90-91.

[22] Pour une première approche de la question, voir J. Gonzalès, Initiation à l'histoire de la médecine et des idées médicales : Comprendre pour mieux savoir, 2e édition revue et corrigée, Paris, 2005. — Pour leur dimension érudite, de nombreux articles et ouvrages anciens restent très utiles à consulter, comme il se voit notamment dans les références données par F.-O. Touati, Maladie et société au Moyen Âge. La lèpre, les lépreux et les léproseries dans la province ecclésiastique de Sens jusqu'au milieu du XIVe siècle, Paris-Bruxelles, 1998, p. 154-155, n. 94 (Bibliothèque du Moyen Âge, 11) : parmi ces travaux, nous retiendrons les articles d’E. Nicaise, parus dans la Revue scientifique, t. 17 (1er semestre 1891), p. 207-210 et t. 18 (2nd semestre 1891), p. 297-303, ainsi que les ouvrages de L. Maître, Les écoles épiscopales et monastiques en Occident avant les universités (768-1180), Paris, 1866, p. 245-249 et de W.B. Aspinwall, Les écoles épiscopales monastiques de l'ancienne province ecclésiastique de Sens du VIe au XIIe siècle. Les maîtres et les matières de l'enseignement, Paris, 1904, p. 134-136.

[23] Il convient peut-être de mettre en relation cet aspect « médical » avec la présence, sur un feuillet de l’ordinaire de la cathédrale de Bayeux (XIIIe siècle), d’une prière votive à saint Guillaume, laquelle fait suite au texte d’une recette permettant la fabrication d’un onguent.

[24] P.-A. Sigal, L’homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), Paris, 1985, p. 247.

[25] Mais le terme figure dans l’œuvre d’Aelfric au début du XIe siècle : cf. l’édition électronique du Glossarium mediae et infimae latinitatis, de C. Du Cange, édition augmentée, Niort, L. Favre, 1883-1887, t. 8, col. 221a [http://ducange.enc.sorbonne.fr/TYRIACA consulté le 5 décembre 2009]. — A la même époque, une lettre de Fulbert de Chartres nous informe de son envoi à Adalbéron de Laon, pour le bénéfice de leur ami commun Ebles, futur archevêque de Reims, de trois doses de gera (hiera) de Galien et autant de thériaque à quatre éléments (mitto gera Galieni pociones iii et totidem tiriacae diatesseron) : pour leur usage, Fulbert recommande à Adalbéron de consulter ses « antidotaires » (quae quid valeant et modus acceptionis vel observationis earum in vestris antidotariis facile reperitur) ; le même envoi contenait également 90 pilules laxatives (cf. F. Behrends [éd. et trad.], The letters and poems of Fulbert of Chartres, Oxford, 1976, p. 82-83).

[26] S. Janicki, La mécanique du remède. Pour une épistémologie de la pharmacologie du XVIIe siècle à nos jours, Paris, 2008, p. 67 : Sur la thériaque, Lyon, 2009 (à paraître).

[27] M. Soria, « Les évêques assassinés dans le royaume de France (XIe-XIIe siècles) », dans N. Fryde et D. Reitz [éd.], Bischofsmord Im Mittelalter. Murder of Bishops, Göttingen, 2003, p. 97-120.

[28] B. Tanguy, « La Vie de saint Jaoua, d’après Albert Le Grand », dans Corona Monastica. Mélanges offerts au père Marc Simon, 2004 (= Britannia monastica, n°8), p. 109 : « La mort de l’évêque mettait fin à une querelle fratricide, née de son rapprochement, puis de son alliance avec Conan IV, fervent partisan de Henri II Plantagenêt. Si en 1163, aux dires de Guillaume le Breton, Hamon, ayant réuni une armée, vola au secours de son père Hervé II et de son frère Guiomarch, faits prisonniers et emprisonnés à Châteaulin par le vicomte du Faou, ce fut avec l’aide de Conan, qui participa en personne à l’opération, qu’il les délivra. Le vicomte du Faou, son frère et son fils furent embastillés à Daoulas, où ils moururent de faim et de soif. En se révoltant, en 1167, contre Henri II, qui le défit, prit et brûla « son château le mieux défendu », Guiomarch montra qu’il avait choisi son camp. Deux ans plus tard, expulsé de son siège, Hamon s’allia à Conan. Les coalisés ayant envahi ses terres, Guiomarch et ses fils leur livrèrent bataille à Mézout, en Saint-Sauveur. Guillaume le Breton ne précise pas quelle en fut l’issue, mais, selon les chroniques annaux, elle se solda par une cuisante défaite pour les Léonais. Outre que beaucoup d’entre eux périrent, Guiomarch fut fait prisonnier et privé de la plus grande partie de ses biens. Hamon fut rétabli sur son siège : en 1170, il apparaît, en effet, comme témoin d’une donation faite par Conan à l’abbaye du Mont-Saint-Michel ».

[29] M. Sora, « Les évêques assassinés… », p. 98.

[30] A.-Y. Bourgès, « A propos de la vita de saint Corentin », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère , t. 127 (1998), p. 291-303.

[31] B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, Les Papes et les Ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un Etat, 2e édition, Spézet, 2000, p. 88-90.

[32] Ibidem, p. 90-92.

[33] C’est le cas de l’évêque de Tréguier, qui se réfugia en Normandie.

[34] A Tréguier, il s’agit d’Olivier, seigneur de la Roche-Derien et de plusieurs chevaliers (Guillaume fils d’Olivier, Alain de Botloy, Geoffroy fils de Raoul), sans compter les fils de Kenmarec de Landanet et Derien fils d’Even fils Derien, ainsi que d’autres compagnons de malignité (alii consortes nequitiae), Trégorois, mais aussi Cornouaillais ; dans le diocèse de Saint-Malo, c’est la seigneurie épiscopale de Beignon et sa population qui sont victimes des voies de fait de cadets de la famille de Lohéac, Péan et Hervé, de Gilles, sénéchal du lieu, de Thomas d’Anast et de Guillaume son fils, tous chevaliers, accompagnés de Geoffroy de Guignen et de leurs complices (quidam complices eorumdem), sans parler de l’attitude de Guillaume de la Châsse qui, soutenu par le sire de Montfort, s’empare des dîmes de l’évêque.

[35] Cet anticléricalisme est rangé par J.-P. Le Guay et H. Martin, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale 1213-1532, Rennes, 1982, p. 75, au rang de « conceptions anachroniques » : ils sont en cela d’accord avec l’analyse de B.A. Pocquet du Haut-Jussé et suggèrent de ne « pas accorder une importance excessive à certains gestes profanatoires accomplis par des féodaux bretons, imitateurs trop zélés de Mauclerc » ; mais si, comme le soulignent la plupart des auteurs, le terme d’anticléricalisme doit faire l’objet d’une définition qui le distingue de son habituelle acception, c’est bien ce terme qui est utilisé pour désigner les phénomènes de violence exercée au Moyn Âge à l’encontre du clergé, en particulier du clergé séculier : voir notamment L’anticléricalisme en France méridionale (milieu XIIe - début XIVe siècle), Toulouse-Fanjeaux, 2003 (Cahiers de Fanjeaux, 38).

[36] Voir ce qu’écrit D’Argentré, dans son Histoire de Bretaigne, f. 64 : « Du temps du Duc Pierre Mauclerc, vescut Guillaume Pichon Evesque, homme de grande religion, lequel fut chassé par ses subjets en une sedition populaire, & contraint de se retirer, & estre longtemps absent de son diocese, ou par apres il retourna & mourut, depuis canonisé » (information aimablement communiquée par M. Glaz).

[37] Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, tirés des archives de cette province, des celles de France & d’Angleterre, des Recueils de plusieurs sçavants Antiquaires, & mis en ordre, par Dom Hyacinthe Morice, Prêtre, Religieux Bénédictin de la Congrégation de S. Maur, t. 1, Paris, 1742, col. 862.

[38] A. de la Borderie, Nouveau recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIIIe et XIVe siècles), Rennes, 1902, p. 9-33.

[39] Mémoires pour servir de preuves…, t. 1, col. 910.

[40] L. Redet, Dictionnaire topographique de département de la Vienne comprenant les noms de lieu anciens et modernes, Paris, 1881, p. xiii.

[41]
J.-L. Lacurie, Histoire de l’abbaye de Maillezais depuis sa fondation jusqu’à nos jours, suivie de pièces justificatives la plupart inédites, Fontenay-le-Comte-Saintes, 1852, p. 290-294.

[42] Ibidem, p. 293.

[43] Mémoires pour servir de preuves…, t. 1, col. 828 : ad edificationem ecclesie B. Bryoci L lib. (extrait du testament de Guillaume Le Borgne en date du 10 avril 1225. La transcription de Dom Morice porte l’année 1215 ; mais c’est une erreur dont il a été fait depuis longtemps justice).

[44] Le culte de saint Mathurin en Bretagne, si populaire à l’époque moderne, mériterait qu’on s’intéressât à son implantation locale, qui ne nous paraît pas très ancienne.

[45] Comme l’écrit M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts : morts, rites et société au Moyen Age, diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles, Paris, 1997, p. 287-288 : « Sans recourir à des interprétations positivistes et expliquer l’odeur de sainteté par l’usage des aromates et la pratique de l’embaumement, on peut noter que les deux faits (l’utilisation des parfums et la bonne odeur exhalée par les corps saints) contribuèrent à distinguer des autres morts certains abbés et évêques défunts ».

[46] A. Vauchez, La sainteté en Occident…, p. 500-501.

[47] C’est ainsi que de mai à octobre 1246, un envoyé du pape, Guercius, évêque de Lucques, séjourne à Nantes où il conduit une enquête qui fait suite aux accusations portées par les évêques du lieu à l’encontre de Pierre de Dreux et de son fils, le duc Jean 1er : Mémoires pour servir de preuves…, t. 1, col. 111 (extrait du Chronicon Britannicum). B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, Les Papes et les Ducs de Bretagne…, souligne (p. 114) : « Sans doute pendant ce long séjour s’intéressa-t-il à la canonisation de l’évêque de Saint-Brieuc, Guillaume Pinchon, décédé en 1234 ». De surcroît, l’hagiographe introduit à cette occasion dans son discours une nouvelle métaphore, empruntée là encore à l’Écriture, où il est désormais question, à propos des miracles du saint, de la lampe qui doit luire et non rester sous le boisseau ; mais il est difficile de ne pas rapprocher les termes employés (lucerna, lucere) du nom de Lucques (Lucanus).

[48] Il s’agit de Nicolas de Santo Arquato qui, nommé en 1234 par Grégoire IX, avait quitté Constantinople une dizaine d’années plus tard et n'y retourna plus avant sa mort, arrivée en 1251 à Milan.

[49] Monuments originaux de l'histoire de saint Yves, Saint-Brieuc, 1887, p. 176. — Ce sanctuaire malouin de saint Guillaume est sans doute la chapelle qui lui est dédiée dans l'église de Pleurtuit, à proximité immédiate de Pleslin.

[50] Cf. Vita metrica Hugonis (écrite vers 1220-1235), v. 254-257 : Sic tactum mulieris Hugo quasi vulnus abhorrens/Vipereum facinus sic indignatur ut ipsam/Particulam carnis ferro praecidat acuto/Et cum carne sua carnalia scandala delet. (J.F. Dimock [éd.], The Metrical Life of St Hugh, Bishop of Lincoln, Lincoln, 1860). — Quand il raconte les circonstances dans lesquelles, par deux fois, la chasteté du futur saint fut mise à l’épreuve, le biographe de Guillaume d’abord raconte comme une femme s’était glissée dans le lit de son héros : porro vir Dei ad tactum mulieris insolitum excitatus, non solum scelus abhorruit, verum etiam de lecto statim quasi de medio ignis exiliens, a facie colubri se abscondit. Puis, Guillaume devenu évêque de Saint-Brieuc, est entrepris par une veuve de la noblesse locale, qui cherche à l’intéresser à ses affaires par des caresses ; mais il repousse l’intrigante et s’époussette comme si des flammèches avaient sauté sur son rochet, marque de sa dignité épiscopale (et excutiens manu tunicam lineam ante pectus, qua more pontificis utebatur, quasi de sinu cordis ignem excluderet). On peut aisément constater que ces deux épisodes successifs reprennent l’essentiel de l’anecdote rapportée au sujet de saint Hugues, avec plusieurs des mots mêmes employés par l’hagiographe ; mais le geste excessif prêté à l’évêque de Lincoln est ici ramené à de plus justes proportions.

[51] Cette vita a été écrite entre 1268 et 1272 : voir D. Jones, « The Medieval Lives of St. Richard of Chichester », dans Analecta Bollandiana, vol. 105 (1987), n° 1-2, p. 105-129.

[52] J. Leclercq, « Le portrait de saint Bernard dans la littérature des exempla du bas Moyen Age », dans Collectanea Cisterciensia, vol. 50 (1988), n°3, p. 256-267. — La base de données THELMA (Thesaurus Exemplorum Medii Aevi), accessible en ligne à l’adresse http://gahom.ehess.fr/thema/index.php, comprend même 82 fiches mentionnant Bernard de Clairvaux.

[53] Pour un résumé de ces difficultés, voir B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, Les Papes et les Ducs de Bretagne…, p. 470, 471, 477-480.

[54] J.-Y. Copy, Art, société et politique au temps des ducs de Bretagne : les gisants haut-bretons, Paris, 1986, p. 213, 225 et 226.

[55] C. Prigent, Pouvoir ducal, religion et production artistique en Basse-Bretagne 1350-1575, Paris, 1992, p. 208, 353, 454.

[56] Même si l’on ne peut exclure là encore une certaine connotation « politique », car saint Bernardin figurait au nombre des saints pour lesquels le duc Pierre II témoignait d’une dévotion particulière.

[57] A. du Bois de la Villerabel, « Fragments inédits de Du Paz », dans Revue historique de l’Ouest, t. 1 (1885), Documents, p. 195. — Le second successeur de Jean Prégent, Christophe de Penmarc’h (1478-1505), témoigna le même intérêt à l’égard de celle qu’il appelle « ma recluse » ; mais, si l’on suit le témoignage de Du Paz, ce n’est pas à ce prélat qu’il faut attribuer le fait d’avoir autorisé la réclusion de Robine Lefrançois, comme l’ont écrit les auteurs des Anciens évêchés de Bretagne, t. 2 (1856), p. 236-237.

24 novembre 2009

Disparition du professeur François Kerlouégan

Nous avons appris avec émotion la disparition du professeur François Kerlouégan, spécialiste du De excidio Britanniae de Gildas mais aussi du sapeur Camember, éclectisme qui témoigne de l'immense culture, de la diversité des centres d'intérêt et de l'humour de ce grand universitaire.

François Kerlouégan fut pendant de nombreuses années le président du CIRDoMoC, où nous avons eu l'honneur de le côtoyer.

Voir également l'hommage rendu par Jean-Luc Deuffic à ce chercheur éminent.


André-Yves Bourgès

Sur l'agenda de Calenda

Les recueils hagiographiques.

Le cycle thématique annuel de l'Institut de recherche et d'histoire des textes, à Paris, est consacré en 2009-2010 aux recueils hagiographiques. Trois journées (ou demi-journées) sont prévues :
3 décembre 2009 : « Panorama des recueils hagiographiques dans les différentes aires culturelles et linguistiques » ;
27 mai 2010 : « Autour de la tradition manuscrite de la Légende dorée -- Recueils hagiographiques et identité » ;
14 octobre 2010 : « Les libelli latins ».

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Espace sacré, mémoire sacrée : les saints évêques et leurs villes

L'histoire des villes européennes est à lire bien souvent dans le rapport qu'elles ont eu avec leurs saints evêques depuis les temps paléochrétiens jusqu'aux périodes les plus récentes. Ces interactions peuvent se lire dans de nombreux domaines, liturgie, musique, hagiographie, architecture... Le colloque, organisé par le CERMAHVA, Université François-Rabelais de Tours et par Le Studium, se déroulera du 10 au 12 juin 2010.

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15 novembre 2009

La Bretagne et les Mérovingiens : le témoignage de la Descriptio reliquiarum de la cathédrale de Vannes ?


En écartant péremptoirement la Descriptio reliquiarum et notabilis recommandatio ecclesiae Venetensis au motif que son auteur est manifestement tributaire de la vita sancti Paterni pour ce qui touche aux rapports du saint avec le mythique roi Caradoc Brech Bras, Ferdinand Lot, une nouvelle fois auto-intoxiqué par son approche hypercritique des textes de nature hagiographique, a privé ses lecteurs de l’examen d’une pièce[1], qui, cependant, ne nous paraît pas sans intérêt pour l’histoire ancienne de la Bretagne ; mais laissons tout d’abord Arthur de la Borderie nous présenter le texte en question, avec ses propres commentaires[2], dont il convient à l’inverse de souligner le caractère notoirement hypocritique :

« Mais voici une pièce intéressante d'un genre assez rare, d'une antiquité notable pour un document traditionnel, qui va nous renseigner explicitement sur la tradition vannetaise. C'est une sorte de sermon composé au commencement du XIIIe siècle, contenant la description des reliques possédées par la cathédrale de Vannes, lequel débute ainsi :

« Mes très chers frères, nous surtout les fils de cette sainte Eglise [de Vannes], appliquons la force de notre esprit à louer la grandeur de la bonté divine, à glorifier de toutes nos forces, par dessus tout, Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, sans être incité par nos mérites ni arrêté par nos fautes, poussé uniquement par sa bonté, a visité son Eglise et l'a miséricordieusement comblée de ses grâces. Bien plus, dans la fondation et, on peut le dire, dans la création première de cette église-ci éclata le comble de la grâce divine, puisque le bienheureux Patern, sollicité par l'ange du Seigneur, obtint du roi Caradauc, surnommé Brech-Bras, ce lieu, où s'élevait sa demeure royale, pour y fonder le temple du Seigneur, que ce prince fit construire à, ses propres frais et dédier à Dieu en l'honneur de saint Pierre, prince des apôtres(*).



(*) « Circa hujus (ecclesie) fundacionem, ymo, ut ita dicam, primam creacionem, major cumulus divine gracie in hoc apparuit quod beatus Paternus a Domino per angelum sollicitatus, a rege Karadoco cognomento Brech-Bras locum istum, in quo prefati regis aula sita fuerat, ad fundandam domum Domino inibi impetravit, quam prememoratus rex et de propriis sumptibus fabricari et in honorem B. Petri, apostolorum principis, fecit Domino dedicari. » — Ce morceau, intitulé Descripcio reliquiarum et notabilis recommandacio ecclesie Venetensis, existe en écriture du XIVe siècle dans le ms. lat. 9093 (n° 13) de la Bibliothèque nationale. Il fut composé du temps des deux évêques qui y sont nommés, Guéthenoc, évêque de Vannes de 1183 à 1220, et Geofroi, évêque de Nantes de 1198 à 1213 (Voir Gallia Christiana, XIV, col. 925-926 et 818-819).


Dans les commencements de cette naissante Eglise, la douceur de la miséricorde divine se montra encore, en ce que Clovis d'heureuse mémoire, très illustre roi des Franks, lui transmit, par l'intermédiaire de notre patron le bienheureux Patern, un trésor des plus précieux, savoir, une partie de la bordure du vêtement de Notre-Seigneur, une partie du vêtement de la sainte Vierge, une dent de l'apôtre saint Pierre notre chef, des cheveux de la très glorieuse pécheresse sainte Marie-Magdeleine, et encore des reliques de saint Maurice et de ses quatre compagnons, Exupère, Candide, Victor et Innocent(*). »



(*) « Circa inicia eciam hujus nascentis ecclesie, divine misericordie dulcor in hoc se aperuit quod Clodoveus felicis recordacionis, rex Francorum illustrissimus, per beatum Paternum patronum nostrum transmisit huic ecclesie desirabilem thesaurum, videlicet, de vestimenti Dominici fimbriis, de vestimento beate Virginis, dentem B. Petri apostoli nostri ducis, de capillis beate Marie Magdalene, illius gloriosissime peccatricis... Contulit eciam prefatus rex huic ecclesie, per beatum. Paternum, de reliquiis Mauricii et quatuor sociorum ejus, Exsuperiit, Candidi, Victoris et Innocencii. » (Ibid.)



J'ai tenu à citer ici dans son texte cette pièce (encore inédite, digne pourtant d'être publiée en entier), parce qu'elle nous fait connaître la tradition de l'Eglise de Vannes au sujet de ses origines dans les dernières années du XIIe siècle : tradition très concordante avec celle portée, au Xe siècle, en Grande-Bretagne par les Bretons d'Armorique fuyant l'invasion normande. Ici, en effet, comme dans la Vie latine composée au pays de Galles et que William Rees a publiée, la fondation, la première création de l'Eglise de Vannes, est rapportée au temps du roi Caradauc Brech-Bras ; on ne dit pas toutefois que Patern soit venu de l'île de Bretagne, ni que Caradauc ait fondé l'évêché de Vannes (ce sont là des inventions galloises), mais seulement que ce roi donna son palais pour y édifier la cathédrale, c'est-à-dire qu'il s'établit dès l'abord d'excellentes relations entre l'évêque Patern, ordonné dans le concile de Vannes de 465, et le premier chef des émigrés bretons installés vers le même temps ou un peu après dans le pays de Vannes.

Après Caradauc, Clovis ; après les Bretons, les Franks — qui de 490 à 495 cherchent à s'étendre de plus en plus de la Seine à la Loire, luttent contre les cités armoricaines, puis, après la conversion de Clovis au catholicisme (496), voient ces cités accepter volontairement l'autorité de ce roi. Par suite de quoi la domination des Mérovingiens s'étendit jusqu'à Vannes, y compris cette ville, mais ne passa pas à l'ouest de cette cité, car là, à l'ouest, étaient établis les émigrés bretons et le petit royaume de Caradauc. — D'après le document que nous venons de citer, saint Patern et sa ville firent bon accueil à l'autorité de Clovis et en furent fort bien traités : non qu'il faille absolument prendre à la lettre les dons de reliques ci-dessus spécifiés ; mais il y a là tout au moins le souvenir traditionnel des excellents rapports qui unirent le premier évêque de Vannes au premier roi frank de la Gaule.

Entre cette donnée historique et celle du catalogue des évêques de Vannes inséré au cartulaire de Quimperlé, la différence est notable. Le catalogue fait vivre et siéger Patern sous le règne de Childebert Ier, ce qui est absolument contraire à l'histoire, puisque cet évêque eut, sur le siège de Vannes, avant la mort de Clovis, un successeur appelé Modestus, qui siégea et souscrivit au concile d'Orléans de l'an 511.

Au contraire, dans les notions fournies par la Descriptio reliquiarum, rien ne contrarie ni la vraisemblance ni les données historiques.

Il est parfaitement possible que l'épiscopat de saint Patern se soit prolongé jusqu'aux dernières années du Vème siècle ; dès lors, ce saint évêque dut se trouver en relation d'abord avec les Bretons émigrés dont les premières colonies arrivèrent en Armorique de 460 à 470, — puis avec les Franks de Clovis qui entrèrent en contact avec les cités armoricaines vingt ans plus tard. C'est aussi dans cet ordre qu'ils se présentent dans la Descriptio reliquiarum : Caradauc et ses Bretons d'abord, dès la première création de l'Eglise de Vannes ; Clovis ensuite, quand cette Eglise était encore à ses commencements (circa initia), mais avait déjà passé l'époque de sa fondation.

Outre cela, la Descriptio reliquiarum — cela est notable — écarte toutes les faussetés propagées dès le XIe et le XIIe siècles par la Vie latine composée en Angleterre, par le cartulaire de Quimperlé, par le bréviaire de Léon : elle se garde bien en effet de faire venir saint Patern de l'île de Bretagne, de l'assimiler au Padarn gallois ou au saint Patern d'Avranches, de le mettre en rapport avec saint Samson de Dol.

On peut donc considérer ce document comme l'organe d'une tradition ancienne et sérieuse, la meilleure source d'informations, la plus digne de foi que nous ayons sur l'épiscopat de saint Patern — après les actes du concile de 465. »

A quoi F. Lot, prenant prétexte d’un article de Gaston Paris récemment paru, intitulé « Caradoc et le serpent »[3], dans lequel l’auteur s’était, à son opinion, « laissé égarer par M. de La Borderie, qui, en matière de critique hagiographique, est bien le plus décevant des guides » — répond à ce dernier en donnant un avis tranché :

« Il importe de souligner les sources qui mentionnent ce Caradoc de Vannes. Elles sont au nombre de deux : 1° la Vita S. Paterni ; 2° un sermon prononcé dans l’église de Vannes vers l’an 1200. M. de la Borderie, suivi par M. Paris, prétend que ce dernier texte est indépendant du premier et nous représente une antique tradition vannetaise. C’est absolument faux. Il suffit de lire les quelques lignes de ce sermon pour voir que l’auteur a lu, sinon compris, la Vie de saint Patern ; et c’est ce que M. l’abbé Duchesne avait déjà remarqué. La soi-disant « tradition » vannetaise n’existe pas et pour cause. Nous sommes en présence d’un texte unique, la Vita S. Paterni. »

Exit donc, avec la bénédiction de l’abbé Duchesne[4], la Descriptio reliquiarum frappée de nullité, comme on vient de le voir, pour cause de contamination par la vita de saint Patern ! Cependant, cette pièce, qui est toujours inédite, ne mérite sans doute pas

ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Examinons, si vous le voulez bien, avec plus d’aménité que F. Lot et plus de circonspection qu’A. de la Borderie les deux passages qui ont été publiés par ce dernier, quand bien même cette édition partielle ne laisse pas d’inquiéter[5] ; et voyons si cette relecture, plus rassérénée, complétée par l’étude du catalogue des reliques concernées[6], pourrait permettre la formulation de nouvelles hypothèses.

I

Avant toute chose, est-il possible de déterminer l’époque et les circonstances de la rédaction de la Descriptio reliquiarum ?

A. de la Borderie préconise, comme on l’a vu, que ce texte « fut composé du temps des deux évêques qui y sont nommés, Guéthenoc, évêque de Vannes de 1183 à 1220, et Geofroi, évêque de Nantes de 1198 à 1213 », datation à laquelle souscrit F. Lot. Au demeurant, si la formulation du passage relatif à la châsse que Guéthenoc avait fait fabriquer pour abriter les reliques de la cathédrale laisse clairement entendre qu’il s’était écoulé un certain temps entre cette fabrication et l’époque de la composition de la Descriptio reliquiarum[7], ce décalage ne remet pas en cause le fait que l’auteur, incontestablement membre du clergé de la cathédrale de Vannes, travaillait en effet au temps même de Guéthenoc, car il parle de celui-ci sans évoquer sa mémoire, c’est-à-dire comme d’un contemporain toujours vivant. En outre, il est extrêmement tentant d’identifier l’écrivain avec l’un des deux clercs de la cathédrale mentionnés dans le texte, à savoir l’archidiacre Pierre[8], et le chanoine G. : la Descriptio reliquiarum nous apprend que ce sont eux qui avaient obtenu de l’abbé et des religieux de Saint-Germain-des-Prés la relique du bras de saint Turiau, accompagnée de son authentique dûment scellée[9].

L’auteur est bien évidemment tributaire de devanciers, l’hagiographe de Patern, comme l’a souligné F. Lot, mais également celui de Gildas comme l’a indiqué A. Oheix[10]. En revanche, malgré les efforts déployés à cette occasion pour montrer que l’écrivain pourrait avoir eu recours à un texte intermédiaire, aujourd’hui disparu, rédigé à Déols, en Berry, où les moines de Saint-Gildas s’étaient réfugiés au moment des incursions scandinaves, il n’y a pas de raison de suspecter que c’est bien la version de Rhuys qui a été utilisée : les emprunts textuels sont à cet égard suffisamment explicites[11] ; mais il n’en demeure pas moins que la pierre de chevet, thématique empruntée à l’histoire de Jacob et qui se retrouve dans deux autres vitae de saints « celtiques », ou plus particulièrement « scotiques », Finnian de Clonard et Colomba d’Iona — que la tradition hagiographique d’ailleurs intègre dans une sorte de « mouvance », sinon même de « filiation » gildasienne — se voit ici remplacée par un livre posé sous la tête du saint[12], comme c’est également le cas pour Yves de Kermartin au dire de plusieurs témoins de sa vie. En tout état de cause, la Descriptio reliquiarum apparaît comme un véritable « mode d’emploi » destiné principalement aux fidèles de la cathédrale : elle est sans doute à l’origine du « tableau contenant le catalogue des reliques contenues en ladite châsse » apposé sur le mur à proximité du reliquaire, que signalait en 1636 par Dubuisson-Aubenay[13].

La Descriptio reliquiarum a été amplement utilisée par Albert Le Grand dans sa notice sur Guéthenoc[14], qui reproduit verbatim les détails relatifs à la recluse nantaise Lecelina[15] ; l’hagiographe dominicain indique en outre que les reliques de cette dernière avaient été obtenues par l’évêque de Vannes de Geoffroi, évêque de Nantes, et des chanoines du lieu, ce que le texte latin ne dit pas expressément[16]. Albert Le Grand a surtout cherché à mettre en avant la personnalité de collectionneur de reliques de Guéthenoc, qui transparaît indiscutablement dans la Descriptio reliquiarum : c’est en effet à ce prélat que la cathédrale de Vannes devait de posséder du sang de saint Jean Baptiste, obtenu des chanoines de Saint-Jean d’Angers chez qui Guéthenoc avait chanté la messe le jour de la fête de l’église[17], ainsi que le bras de saint Félix de Nantes et une partie du crâne de saint Donatien, obtenus de l’évêque et des chanoines de Nantes, du fait de la grande amitié que ceux-ci lui témoignaient[18] ; mais Albert Le Grand omet de signaler que Guéthenoc avait obtenu de l’abbé et des moines de Saint-Aubin d’Angers un humérus de saint Julien du Mans, comme l’indique également la Descriptio reliquiarum [19].

II

Outre celles obtenues par le prélat, ou bien par ses auxiliaires, comme on l’a vu en ce qui concerne le bras de saint Turiau[20], ou encore par un moine originaire du pays de Vannes qui, inspiré par saint Patern, s’était procuré à Issoudun une grande partie de ses ossements et notamment un de ses bras , ainsi que de l’huile du martyre de saint Jean[21], on enferma dans la châsse commanditée par Guéthenoc[22] les reliques qui figuraient déjà au Trésor de la cathédrale et dont il est facile d’établir la liste par différence, à savoir : une partie de la frange du vêtement du Christ, une partie du vêtement de la Vierge, une dent de saint Pierre, des cheveux de sainte Marie-Madeleine, — ainsi que des reliques de saint Maurice et de quatre de ses compagnons (Exupère , Candide, Victor et Innocent). A part de ce premier ensemble dont la donation, qui serait intervenue dans les débuts de l’Église de Vannes, est expressément attribuée au roi Clovis[23], la Descriptio reliquiarum fait état d’autres reliques insignes : de saint André (une partie de son bras et de sa croix)[24], de saint Gildas avec son livre, comme il a déjà été dit[25], de saint Eloi[26], de saint Guénolé (une partie de son chef) [27], de saint Trémeur (une côte)[28] et de saint Salomon (une partie de son chef) [29], le corps de saint Guénaël [30], des reliques de sainte Cécile[31], de saint Brieuc[32], de saint Symphorien (une partie de son chef) [33], de saint Martin de Vertou[34], de sainte Brigitte[35], du sépulcre du Christ[36] et enfin des cheveux de la recluse nantaise Leceline, dont nous avons déjà fait mention[37].

Outre la vita de saint Patern et celle de saint Gildas, l’auteur de la Descriptio reliquiarum avait à sa disposition plusieurs listes anciennes, encore signalées au XVIIe siècle[38] et qui subsistaient en 1888, au moins pour l’une d’entre elles au témoignage de l’abbé Le Mené qui nous apprend que son écriture appartient au XIIe siècle[39]. Ces listes permettent de savoir quelles reliques étaient conservées ensemble : c’était notamment le cas des reliques des saints Maurice, Exupère, Candide, Innocent, Victor, de celles de la sainte Vierge et de saints Gildas, Martin et Patern et aussi de celles de saint Guénolé. Enfin, il faut compter au nombre des sources de la Descriptio reliquiarum les authentiques, dont certaines étaient encore attachées aux ossements en 1868, au témoignage de l’abbé Chauffier[40].

C’est dans cette perspective nettement documentaire qu’il convient de reprendre l’examen de la Descriptio reliquiarum, laquelle, pour refléter l’idée que se faisaient, au début du XIIIe siècle, les clercs de Vannes des origines de leur siège épiscopal, n’en est pas moins un témoignage très important sur les traditions de l’Église vannetaise. Les positions antinomiques et irréductibles d’A. de la Borderie et de F. Lot, que nous renvoyons ici dos à dos, ne constituent qu’une contribution au débat historiographique de leur époque, contribution importante certes, mais dont l’intérêt s’est émoussé, car plus d’un siècle après leurs échanges assez vifs, marqués par des divergences à la fois idéologiques et méthodologiques[41], il faut bien constater que ce type de débat a aujourd’hui perdu beaucoup de sa pertinence. En effet, tandis que les historiens, depuis les dernières décennies, se sont efforcés d’appréhender les vitae moins comme des textes se rapportant à l’histoire des saints qu’à « l’histoire de leur histoire », ils ont été amenés dans le même temps à solliciter d’autres documents de nature hagiographique, qui avaient été jusqu’alors assez largement ignorés ou méprisés : sans parler des ouvrages liturgiques ou paraliturgiques, les historiens se sont ainsi intéressés aux récits de translationes[42], aux recueils de miracula[43] et, en ce qui concerne le bas Moyen Âge, aux procès de canonisation[44]. D’autres matériaux doivent maintenant retenir leur attention : c’est le cas, malgré leur sécheresse apparente, des catalogues de reliques[45]. Au-delà des « objets historiques » [46] qui en ont inspiré la compilation, ces inventaires nous renseignent notamment sur le collectionnisme médiéval et, éventuellement, sur les collectionneurs[47] ; mais ils constituent également, au travers de la recopie régulière des authentiques à chaque reconnaissance des reliques, la mémoire de ces dernières et l’histoire de la constitution du « trésor » auquel elles appartiennent : au-delà de la question de l’authenticité intrinsèque des reliques, laquelle a perdu beaucoup de son acuité, il n’y a pas de raison de déconsidérer par principe la documentation qui s’y rapporte et d’envisager sur un mode hypercritique la fabrication systématique de « fausses authentiques » (ce qui bien sûr ne doit pas cependant être complètement exclu).

C’est dans cette perspective qu’il nous semble intéressant de revenir sur la donation de reliques à saint Patern dont l’auteur de la Descriptio reliquiarum fait honneur à « Clovis, illustre roi des Francs d’heureuse mémoire » : s’il s’agit bien du plus célèbre porteur de ce nom, cette attribution constitue un témoignage rare dans un texte breton de l’époque médiévale[48] ; à moins qu’il ne s’agisse d’une simple fantaisie de l’écrivain, plus ou moins librement inspirée par la mention chez les chroniqueurs d’un certain Paternus présenté comme l’ambassadeur ou l’espion de Clovis à la cour d’Alaric[49],— ou bien qu’une hypothèse assez déconcertante au premier abord ne vienne finalement apporter une explication plus satisfaisante.

III

Au dire de la Descriptio reliquiarum, la donation attribuée à Clovis comprenait deux séries distinctes de reliques : d’une part celles qui se rapportaient à des personnages du Nouveau testament, le Christ au premier chef, — sa mère, la Vierge Marie, — le prince des apôtres, saint Pierre, ici appelé par l’écrivain « notre chef » (ou « notre duc », avec une allusion métaphorique au duché de Bretagne dont la couronne venait d’être ceinte par Pierre de Dreux ?) — enfin sainte Marie Madeleine, « la très glorieuse pècheresse », formule qui paraît dans des actes de l’abbaye de Vézelay au XIIIe siècle ; d’autre part, des reliques de saint Maurice et de ses compagnons, saint Exupère, saint Candide, saint Victor et saint Innocent. La dimension politique de cette seconde série est manifeste, car le chef-lieu du culte des martyrs de la légion thébéenne était situé dans le royaume des Burgondes, dont les dynastes et la majorité de la population professaient l’arianisme : l’abbaye (re)construite sur place, à Agaune (aujourd’hui Saint-Maurice-en-Valais), en 515, par l’héritier du royaume, Sigismond — converti au catholicisme à peu près à la même époque que le roi des Francs[50] — était d’ailleurs située à un emplacement reconnu depuis longtemps stratégique, sur l’itinéraire qui, par le Summus Penninus (col du Grand-Saint-Bernard), reliait l'Italie au nord de la Gaule ; cet aspect de « lieu de pouvoir » resta attaché au monastère[51].

Les origines du culte de saint Maurice ont fait l’objet de nombreux travaux qui n’ont pas épuisé la question[52] et ne permettent pas d’apporter une réponse tranchée : son développement, spectaculaire, à partir du premier quart du VIe siècle, est mieux connu et paraît avoir été organisé à partir d’Agaune[53]. Dans ce sanctuaire furent également déposés les restes mortels du roi Sigismond, qui avait été, au dire de Grégoire de Tours, l’instaurateur en ce lieu de la laus perennis, dont Dagobert 1er s’efforça bien plus tard d’introduire la pratique à Saint-Denis au profit de la dynastie neustrienne. En 524, l’assassinat de Sigismond par Clodomir, dont il était alors le prisonnier, avait entrainé sa canonisation, sans doute au principal motif qu’il avait été victime de la trahison de ses compatriotes ariens[54] et occultant de fait le crime dont il s’était lui même rendu coupable sur son fils[55] ; le culte dont il faisait l’objet à Agaune est attesté à l’époque de Grégoire de Tours[56], lequel a donné le récit de sa fin tragique[57]. Quant au culte de saint Maurice — magnifié notamment par Avit[58], le métropolitain de Vienne, dont la cathédrale devait être finalement placée sous le vocable du martyr thébéen au début du VIIIe siècle— il avait rencontré très tôt un écho favorable à l’ouest de la Gaule, plus particulièrement en Troisième Lyonnaise où, au VIIIe siècle également, les cathédrales lui sont dédiées dans les deux cités de Tours et Angers[59]. Les traditions de ces Églises au XIIe siècle faisaient remonter le culte local de saint Maurice à Martin lui-même : sans doute ces traditions avaient-elles été inspirées par un passage des Dix livres d’histoires qui traite des reliques de la cathédrale de Tours ; mais Grégoire se contente de dire qu’au témoignage de prêtres très âgés, celles des bienheureux d’Agaune avaient été apportées « de toute antiquité » (ab antiquis) dans cette église[60], formule qui justement ne saurait constituer la garantie de l’ancienneté de ces traditions. En tout état de cause, il est peut être ici question des premières décennies du VIe siècle, d’autant qu’il faut attendre 534, dix ans après la mort de Sigismond, pour voir les Burgondes, à la suite d’un long conflit, reconnaître pour roi un dynaste mérovingien.

Peut-on aller plus loin en ce qui concerne l’époque à laquelle a été rassemblée la collection de reliques des martyrs thébéens dont on a prélevé une partie pour être donnée à l’Église de Vannes ? Saint Innocent, qui ne figure pas dans le texte attribué à Eucher [BHL 5737-5739], apparaît dans la passio interpolata de saint Maurice et de ses compagnons [BHL 5741-5745], du VIIe siècle[61]. Dans les martyrologes, la liste des compagnons de Maurice comprend le plus souvent, outre le nom d’Innocent, celui de Vital, dont on voit la première apparition dans le sacramentarium gregorianum (vers 650-680). En tout état de cause, parce que celles d’Innocent y figurent, mais non pas celles de Vital, cette collection de reliques des saints d’Agaune a toute chance d’avoir été formée au plus tôt dans la première moitié du VIIe siècle.

Il y a donc peu d’arguments pour soutenir que la donation de ces reliques à l’Église de Vannes revient à Clovis au temps de saint Patern : l’auteur de la Descriptio reliquiarum en a-t-il menti ?

IV

La fourchette chronologique qui vient d’être évoquée ouvre cependant de nouvelles perspectives : le nom de Clovis, maladroitement associé ici à celui de saint Patern, comme on l’a dit plus haut, désigne peut-être, non pas le « grand » Clovis, mais son descendant Clovis II, dont la courte existence se confond presque avec un règne de presque vingt années (janvier 638-octobre ou novembre 657). Ce personnage, dont on a fait le prototype du « roi fainéant », est extrêmement et sans doute injustement décrié — comme en témoigne notamment la légende noire des « énervés de Jumièges », dont l’apocryphité saute aux yeux — d’autant plus que son père, Dagobert Ier, au contraire, « truste » les suffrages des historiens et du public. Cependant, Clovis II a visiblement su inscrire son action dans une certaine continuité, s’efforçant de contrebalancer l’influence des maires du Palais par celle d’anciens conseillers de son père, comme le fameux Eloi, qui continua d’officier auprès de lui comme monetarius[62] avant d’être nommé en 641 à l’évêché de Noyon et dont on voit la souscription juste à côté de celle du roi dans un diplôme daté de Clichy le 22 juin 654 en faveur de l’abbaye de Saint-Denis[63] : cette continuité et cette volonté politiques s’observent en particulier lors du « coup d’État » tenté par le maire du palais Grimoald en Austrasie (656). De plus, la dévotion de Clovis II à l’égard du saint tutélaire de la Neustrie, à l’instar là encore de celle qu’avait témoignée Dagobert, paraît traduire, au-delà de ses croyances religieuses, un sens politique très avisé — trop peut-être comme en témoigne l’épisode fameux rapporté par l’auteur du Liber historiae Francorum, qui montre le roi s’emparant de la relique d’un bras de saint Denis et recevant aussitôt le châtiment de son geste sacrilège[64]. D’autres considérations ont pu également inspirer cette mainmise sur le « trésor » de l’abbaye : au dire de l’auteur tardif des Gesta Dagoberti, Clovis II ordonna à cette occasion que la voûte de l’endroit où reposaient les reliques fût enlevée et les lames d’argent qui la recouvraient vendues pour venir en aide aux plus démunis. Enfin, à l’occasion de ce trop bref rappel du règne de Clovis II, il faut souligner, dans le contexte plus large des l’action politique des « reines mérovingiennes »[65], les rôles irremplaçables joués par la mère, Nanthilde, et surtout par la femme du monarque, Bathilde : dans sa vita Eligii, Dadon, plus connu sous le nom de (saint) Ouen, leur contemporain, usant d’une formule sans doute un peu lénifiante, rapporte que le roi et la reine vivaient ensemble dans la paix et le bonheur (Et rex ac regina pacifice grateque consisterent), bien loin là encore de la légende noire colportée par l’auteur du Liber historiae Francorum qui, une soixante d’années après la mort de Clovis II, décrit celui-ci comme « un fornicateur, séducteur de femmes, s'abandonnant à la gourmandise et à l'ivrognerie » (Fuit autem ipse Chlodoveus omne spurcitia deditus, fornicarius et inclusor feminarum, gulae et ebrietate contentus). Un Sermo ad regem, dans lequel il faut reconnaître — si ce document anonyme, souvent attribué à Eloi n’est pas apocryphe, — un prototype, sans grande originalité, de la littérature de « miroirs des princes », nous donne « en creux » le portrait d’un personnage à qui incontestablement manquaient nombre de qualités pour ressembler à Clotaire II, présenté comme un modèle de roi : ce Sermo s’achève sur le rappel de l’obligation de chasteté hors du seul lit conjugal et sur la nécessité de traiter les fils des Francs avec une paternelle affection ; mais seul un travail d’ensemble sur les données éparses que nous venons de rappeler et sur bien d’autres que nous n’avons pas pris ici la peine de relever permettrait de donner un bilan plus objectif du règne de Clovis II.

Nous intéresse plus particulièrement le fait que Clovis II a témoigné un très grand intérêt pour l’abbaye Saint-Maurice d’Agaune : c’est à sa demande expresse, comme le rappelle Eugène Ier dans un acte des années 654-657, que le pape a approuvé et confirmé la fondation du monastère et ses privilèges[66] ; et, dans le diplôme en faveur de Saint-Denis du 22 juin 654, précédemment mentionné, Clovis II évoque « le chant par escouades, tel qu’il fut institué ici au temps de mon père et tel qu’il est pratiqué jour et nuit dans le monastère de saint Maurice à Agaune » (sicut tempore domni genitoris nostri ibidem psallencius per turmas fuit institutus vel sicut ad monasterium Sancti Mauricii Agaunis die nocteque tenetur). Peut-être Clovis II, roi des Francs de Neutrie et des Burgondes souhaitait-il disposer chez ces derniers d’un sanctuaire prestigieux, trésor de reliques, lieu de pouvoir, qui aurait été le pendant local de l’abbaye neustrienne de Saint-Denis ? En tout cas, la donation de reliques des martyrs d’Agaune à l’Église de Vannes, si elle est avérée, prend dans ce contexte une dimension véritablement insoupçonnée ; car on est irrésistiblement amené à supposer qu’elle prolonge la politique de normalisation entre les Francs et les Bretons, voulue et parachevée par Dagobert 1er et Eloi, dont le principal succès diplomatique, après l’ambassade réussie d’Eloi en Bretagne, a consisté dans la venue au palais royal de Clichy du « roi des Bretons », Judicaël[67] : cette rencontre donna lieu à des échanges de cadeaux, dont sans doute déjà des reliques. D’ailleurs, au monastère de Chelles, originellement fondé par Clotilde, mais rebâti et agrandi après la mort de Clovis II par sa veuve Bathilde, deux reliques au moins de saint Samson, figure tutélaire de la dynastie judicaëlienne, faisaient partie, comme l’avait souligné L. Fleuriot, de l’imposante collection locale[68] : on a conservé de celle-ci de nombreux vestiges accompagnés de leurs authentiques de l’époque, qui sont autant de précieux témoignages sur le culte des saints à l’époque mérovingienne[69]. Nous ne connaissons pas les circonstances dans lesquelles cette collection a été rassemblée, ni les différentes époques de sa constitution ; mais il ne nous paraît pas indifférent d’y voir figurer notamment des restes de Marie Madeleine, des fragments du vêtement porté par le Christ lors de la Cène ou encore du manteau de la Vierge, à l’instar de reliques dont la tradition de l’Église de Vannes, comme on l’a vu, attribue également la donation à Clovis II.

Les documents du VIIe siècle n’ont pas gardé le souvenir d’une intervention directe de Clovis II au sein de l’espace territorial que formait au Moyen Âge central le duché de Bretagne ; mais il faut verser au dossier que nous venons d’ouvrir les traditions de l’abbaye Saint-Jouin de Marne qui, au XIe siècle, présentaient ce monarque comme le fondateur d’une abbaye au lieu-dit Le Pertre, aux confins des cités de Rennes et du Mans.



©André-Yves Bourgès 2009



[1]
F. Lot, « Caradoc et saint Patern », dans Romania, t. 28 (1899), p. 568-569.

[2]
A. de la Borderie, Saint Patern, premier évêque de Vannes, sa légende et son histoire, Vannes, 1862 [extrait de la Revue morbihannaise, vol. 1 et 2], p. 26-29.

[3]
G. Paris, « Caradoc et le serpent », dans Romania, t. c., p. 214-231.

[4]
L. Duchesne, « Saint Patern », dans Revue celtique, t. 14 (1893), p. 238-240.

[5]
A. de la Borderie aurait-il volontairement écarté les éléments du texte qui pouvaient contredire certaines de ses conclusions ?

[6]
Ce catalogue, qui reprend les termes mêmes de la Descriptio reliquiarum, a été donné par le chanoine Peyron dans Les Vies des Saints de la Bretagne Armorique, par Albert Le Grand, de Morlaix... [annotées par A.-M. Thomas & J.-M. Abgrall, avec les catalogues des évêques, abbés et abbesses, et des princes souverains de Bretagne, par P. Peyron], Quimper-Brest-Paris-Rennes, 1901, p. 108*, n. 1. On dispose de deux autres listes de ces reliques : l’une a été dressée par J.-M. Le Mené, « Les reliques de la cathédrale de Vannes », dans Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, année 1888, p. 4-29, l’autre par J.-L. Deuffic, “L’exode des corps saints hors de Bretagne : des reliques au culte liturgique », dans Reliques et sainteté dans l’espace médiéval (= PECIA, Ressources en médiévistique, vol. 8-11), Saint-Denis, 2006, p. 420-423 ; mais ce dernier auteur prévient honnêtement que son étude « est essentiellement tirée » de celle de l’abbé Le Mené.


[7]
Harum [reliquiarum] veneracioni invigilans Guedh[enocus] hujus ecclesie sacerdos providus, episcopatus sui administrator strenuus, locellum argenteum fabricari fecit, in quo hodierna die Sanctorum apud nos quiescencium corpora locavit.— La châsse en argent a été conservée jusqu’en 1771 ; nous ne savons pas si le fameux coffret historié du XIIe siècle, présenté comme le reliquaire proprement dit, faisait dès l’origine partie de cet ensemble : voir E. BONNET, « Un siècle de révélations et d'interrogation, le point sur le coffret de la cathédrale de Vannes », dans Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, t. 106, Mémoires de l’année 1978 (1979), p.11-30.

[8]
Pierre est cité es-qualité dans un acte de 1199 : L. Rosenzweig, Cartulaire du Morbihan, t. 1 (seul paru), Vannes, 1895, p. 194. — Il avait été remplacé dans ses fonctions d’archidiacre dès 1219 : Ibidem, p. 201.

[9]
Brachium quoque S. Thuriavi Dolen[sis] Archiepiscopi, quod abbas et monachi S[ancti] Germani Parisiensis per Petrum archidiaconum et Magistrum G. Canonicum Veneten[sis] in hac ecclesia transmiserunt cum litteris suis hoc testificandibus, que apud nos extant sigilli sui testimonio roboratis.

[10]
A. Oheix, « Un livre d’histoire » (compte rendu de Mélanges d’histoire bretonne, de F. Lot), dans Revue de Bretagne, t. 39 (1908), p. 232-233.

[11]
Et de beato Gildasio et libellus quem suppositum capiti ejus in navi narrat ejus historia per tres menses [le texte souligné appartient à la vita même du saint, désignée ici comme son historia, laquelle rapporte en outre, les recommandations données à ses disciples par Gildas à l’article de la mort : supponite humeris meis lapidem illum super quem recumbere solitus eram.— A la place de la leçon in navi, le chanoine Peyron, op. cit., p. 108*, n.1, donne in mare et R. Valéry, « La bibliothèque de la première abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys », dans Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, t. 83 (2005), p. 58, n. 121, privilégie in mari ; mais A. Oheix, art. cit., p. 233, n. 2, laisse prudemment un blanc après in, attendu qu’il n’a pu déchiffrer le mot correspondant « par suite d’un pli dans le parchemin ».

[12]
Naturellement, on peut aussi supposer que le ms de la vita de Gildas était particulièrement corrompu à cet endroit, ce qui aurait encouragé l’auteur du catalogue à lire librum illum et librum quidem au lieu de lapidem illum et lapidem quidem. L’inverse est également possible, d’autant que nous ne disposons pas de manuscrit ancien pour ce texte. — Le motif du livre englouti dans la mer apparaît dans un poème du Moyen Âge central, qui semble faire partie du patrimoine commun aux Bretons insulaires et à ceux du continent : voir D. Laurent, « La gwerz de Skolan et la légende de Merlin », dans Ethnologie française, t. 1 (1971), n°3-4, p. 19-54. — Par ailleurs, les hagiographes de Colomba d’Iona parlent de manuscrits du saint miraculeusement préservés après un long séjour dans l’eau : là encore, il faut peut-être envisager la possibilité d’une forme de contamination des motifs hagiographiques à l’intérieur de la « mouvance » gildasienne dont nous avons conjecturé l’existence.

[13]
A. Croix [éd.], La Bretagne d’après L'Itinéraire de Monsieur Dubuisson-Aubenay, Rennes, 2006, p. 442.

[14]
[14] A. Le Grand, Les Vies des Saints…, p. 108*.

[15]
Ce nom a parfois été lu Secelina ; mais il s’agit incontestablement de Lecelina, Leceline en langue vulgaire, dont la popularité est bien attestée, surtout au XIIe siècle, dans toutes les classes de la société en Normandie et en Angleterre. Si ce nom paraît sans rapport avec celui de la sainte bretonne Leuferine, dont le culte, originellement centré, dès le début du IXe siècle, sur la petite région de Ruffiac, s’était par la suite répandu jusqu’en Saintonge, il est possible qu’ils aient été parfois confondus, comme le montre, au sujet de la maison-Dieu devant être construite à Tréal la forme S. Lefelinae virginis qui figure dans deux documents pontificaux datés du 26 juin 1309 : voir B. Tanguy, « D’une sainte bretonne honorée en Saintonge : sainte Leuferine », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 128 (1999), p. 223-225. — Peut-être même faut-il supposer que c’est la dévotion dont était entourée la recluse nantaise qui a réveillé le culte de la sainte vannetaise ?

[16]
De capillis Leceline Nanneten[sis] recluse cui Dominus, ut dicitur, crebro se ostendere dignatus est visibiliter, videns itaque Dominus eam a multis hostibus angustandam ei fulcimentum summum prestitit (« Des cheveux de Leceline, recluse nantaise, à qui le Seigneur, dit-on, daigna souvent se manifester d’une manière visible ; ainsi, le Seigneur, la voyant pressée par de nombreux ennemis, lui apporta son appui souverain »). —Le phénomène des reclusoirs féminins, qui apparaît au XIe siècle et connaît un développement important jusqu’à la fin du Moyen Âge, est encore méconnu : la mention de Leceline est donc précieuse, de même que les détails donnés par l’auteur du catalogue, qui mentionne les apparitions du Christ dont elle aurait été favorisée.

[17]
De sanguine Johannis Baptiste quem canonici beati Johannis Andegavensis domino Guedh[enoco] episcopo in festo ecclesie beati Johannis Baptiste et in ejusdem ecclesia missam cantanti dederant.

[18]
Brachium Felicis Nanneten[sis] e[pisco]pi et de capite Donaciani martyris quod G. episcopus et canonici Nanneten[ses] G. episcopo Venetensi magna ejus amicicia devicti dederunt.

[19]
Humerus beati Juliani Cenomanen[sis] e[pisco]pi quem abbas et monachi beati Albini Andegaven[sis] d[omi]no G. e[pisco]po Veneten[si] dederunt.

[20]
Voir supra n. 9.

[21]
Maxima pars ossuum beati Paterni et brachium ejus quod de Exodum ubi reliquum corpus ejus quiescat attulit nobis quidam monachus, per beatum Paternum crebro admonitus in sompnis, de pago Venetico oriundus, attulit eciam nobis in quadam appula de oleo in quo fuit missus Johannes evangelista.— Ce moine anonyme et quelque peu gyrovage semble donc avoir été un contemporain de l’auteur de la Descriptio reliquiarum, qui lui-même écrivait au temps de Guéthenoc, sans doute dans les dernières années de l’épiscopat de ce prélat. Or, il a été procédé en 1186 et en 1243 à Issoudun, sous le contrôle de l’archevêque de Bourges, à des reconnaissances des reliques de saint Patern, dont il résulte que le corps du saint et son chef étaient conservés localement dans deux châsses distinctes et qui ne mentionnent pas la soustraction par le moine vannetais au profit de la cathédrale de son pays natal. D’ailleurs, la précision que ce moine aurait reçu en songe une injonction du saint paraît plutôt s’inscrire dans la tradition des « subtilisations » de reliques, qui a donné naissance à partir de l’époque carolingienne à un genre littéraire spécifique, la translatio : voir infra n. 42. — Nous ignorons si de l’huile du martyre de saint Jean était conservée à Issoudun, où existait en effet une église sous ce vocable, dont il n’est pas assuré cependant que le titulaire fût l’Evangéliste.

[22]
Voir supra n. 7.

[23]
Circa inicia eciam hujus nascentis ecclesie divine misericordie dulcor in hoc se apparuit quod Clodoveus felicis recordacionis rex Francorum illustrissimus, per beatum Paternum patronum nostrum, transmisit huic ecclesie desirabilem thesaurum, videlicet : de vestimentum Dominici fimbriis, de vestimento beate Virginis, dentem b[eati] Petri apostoli, nostri ducis, de capillis b[eate] M[arie] Magdalene illius gloriosissime peccatricis. O quam felix hujus ecclesie nuditas que tam preciosas habere meruit vestituras ! Contulit eciam prefatus rex huic ecclesie per beatum Paternum de reliquiis beati Mauricii et quatuor sociorum ejus Exsuperii, Candidi, Victoris et Innocencii.

[24]
Pars de brachio s[ancti] Andree apostoli et de cruce ejusdem.

[25]
Voir supra n. 11.

[26]
De sancto Eligio confessore.

[27]
De capite Guengaloei confessoris.

[28]
Costa s[ancti] Tremori...

[29]
Et de capite s[ancti] Salomonis martyrum.— les reliques de Trémeur et celles de Salomon sont ici associées et renvoient au statut de martyr partagé par ces deux personnages.

[30]
Corpus s[ancti] Guenhaeli confessor.

[31]
De reliquiis s[anc]te Cecilie virg[inis] et mart[yris].

[32]
De sancto Brioco confessore.— Ses reliques étaient conservées à l’abbaye Saint-Serge-Saint Bach d’Angers. En 1210 l’évêque de Saint-Brieuc, Pierre, obtint de l’abbé et des moines du monastère angevin deux côtes, un bras et une vertèbre du patron éponyme de son diocèse.

[33]
De capite sancti Simphoriani martyris.

[34]
De sancto Martino Vertavensi.

[35]
De beata Brigida. — Des reliques de sainte Brigitte étaient également conservées à Issoudun.

[36]
De sepulchro Domini.

[37]
Voir supra n. 16.

[38]
L. Chauffier, « Essai sur un coffret du XIIe siècle appartenant à la cathédrale de Vannes », dans Bulletin de la Société polymathique du Morbihan (1874), p. 95.

[39]
J.-M. Le Mené, « Les reliques de la cathédrale de Vannes », p. 20.

[40]
L. Chauffier, dans Bulletin de la Société impériale des antiquaires de France (1868), p. 100.

[41]
B. Merdrignac, Les saints bretons entre légendes et histoire. Le glaive à deux tranchants, Rennes, 2008, p. 15 : « Mais, dans l’ambiance des affrontements entre cléricaux et anticléricaux du début du siècle, les études hagiographiques n’étaient pas les plus indiquées pour retenir longtemps l’intérêt des chercheurs influencés par le positivisme. Tant que la recherche s’est focalisée sur la personnalité historique des saints bretons, il était inévitable que l’hagiographie bretonne sorte du débat discréditée en tant que source de l’histoire événementielle. Dans la mesure où il était alors inconcevable de lui poser d’autres questions (celles précisément dont elle détient les réponses), il ne restait plus aux « hypercritiques » qu’à quitter le terrain et à se tourner vers d’autres champs d’études ».

[42]
P. J. Geary, Furta Sacra. Thefts of Relics in the Central Middle Ages, 1e éd., Princeton, 1978 ; traduction française, Le vol des reliques au Moyen Âge. Furta sacra, s.l. [Paris], 1993 ; M. Heinzelmann, Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979 (Typologie des sources du Moyen Âge occidental).

[43]
P.-A. Sigal, « Histoire et hagiographie : les Miracula aux XIe et XIIe siècles », dans Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 87 (1980), p. 237-257 ; L’homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-XIIe siècle), Paris, 1985 ; « Le travail des hagiographes aux XIe et XIIe siècles : sources d'information et méthodes de rédaction », dans Francia, t. 15 (1987), p. 149-182.

[44]
A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, 1981 (Bibliothèque des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome, 241).

[45]
« Derrière les notations souvent sèches des catalogues de reliques », souligne Ph. George, « se profilent les traits d'une histoire qui n'est pas toujours facile à saisir », paraphrasant Dom D. Misonne qui écrivait « se profilent les traits d'une histoire sociale qui dépasse largement la chronique locale » : D. Misonne, « Gérard de Brogne et sa dévotion aux reliques », dans Sacris erudiri, vol. 25 (1982), p. 1-26 ; Ph. George, Reliques et arts précieux en pays mosan. Du haut Moyen Age à l'époque contemporaine, Liège, 2002.

[46]
L. Tran-Duc, « De l’usage politique du Précieux Sang dans l’Europe médiévale », dans Tabularia « Études », n° 8 (2008), p. 89, met en avant « le renouveau historiographique des études consacrées aux reliques, devenues un « nouvel objet historique », si l’on en croit Philippe George. Depuis le début des années 80, les historiens y voient un instrument pour la connaissance des mentalités, des sociétés ou encore des institutions. L’une des pistes actuellement suivie est celle de leur fonction politique, les restes des saints conférant un ou des pouvoirs à un individu, une collectivité ou une institution. Ce thème de recherche s’avère pour le moins fécond si l’on en juge par le nombre de travaux lui ayant trait ».

[47]
Voir à ce sujet les considérations à la fois d’ordre pratique et d’ordre méthodologique développées par Ph. Cordez, « Gestion et médiation des collections de reliques au Moyen Age. Le témoignage des authentiques et des inventaires », dans J.-L. Deuffic [éd.], Reliques et sainteté dans l’espace médiéval, PECIA, vol. 8-11 (2005), p. 33-63.

[48]
[J.-C. Cassard, « Clovis... connais pas ! Un absent de marque dans l'historiographie bretonne médiévale », dans Médiévales, n° 37 (automne 1999), p. 141-150.

[49]
Ce personnage, absent chez Grégoire de Tours, fait son apparition chez Frédégaire, à qui l’ont repris successivement Hincmar, Roricon et Aimoin.

[50]
M. Rouche, Clovis, Paris, 1996, p. 571. — Cet auteur souligne (p. 572) « les prétentions de Sigismond à se poser en rival direct de Clovis pour la domination des Gaules », comme il se voit notamment au travers de la biographie du prince burgonde, composée au VIIIe siècle, dont l’auteur anonyme « place Sigismond en compétition catholique avec Clovis, mais sans citer ce dernier ».

[51]
B.H. Rosenwein, « One Site, Many Meanings: Saint-Maurice d'Agaune as a Place of Power in the Early Middle Ages », dans F. Theuws, M. De Jong, C. van Rhijn, Topographies of Power in the early Middle Ages, 2001, p. 271-290.

[52]
La bibliographie sur le sujet est immense : voir la page dédiée sur l’excellent site de la Fondation des Archives historiques de l'Abbaye de Saint-Maurice [http://www.digi-archives.org/pages/historique.html consulté le 12 novembre 2009].

[53]
Le récit de l’inventio des reliques de saint Maurice, Exupère, Candide et Victor, intervenue à la fin du IVe siècle aurait été écrit une cinquantaine d’années plus tard par Eucher, évêque de Lyon ; mais, à la génération suivante, cette inventio ne semble pas être connue de Sidoine Apollinaire, un Lyonnais pourtant, comme il se voit dans une lettre adressée à Mamert de Vienne (vers 470) : Et quia tibi soli concessa est, post avorum memoriam, vel confessorem Ambrosium duorum martyrum repertorem, in partibus orbis occidui, martyris Ferreoli solida translatio, adjecto nostri capite Juliani, quod istinc turbulento quondam persecutori manus retulit cruenta carnificis: non injurium est, quod pro compensatione deposcimus, ut nobis inde veniat pars patrocinii, quia vobis hinc rediit pars patroni.

[54]
M. Rouche, Clovis, p. 359.

[55]
Grégoire de Tours, Dix livres d’histoires, livre 3, chap. 5.

[56]
Idem, Huit livres de miracles, livre 1 [« De la gloire des martyrs »], chap. 74 (75).

[57]
Id., Dix livres d’histoires, livre 3, chap. 6.

[58]
L. Delisle, A. Rilliet, H. Bordier, Études paléographiques et historiques sur des papyrus du VIe siècle en partie inédits renfermant des homélies de saint Avit et des écrits de saint Augustin, Genève, 1866, p. 101-103 ; Monumenta Germaniae Historica. Auctores Antiquissimi, t . 6/2, Berlin, 1883, p. 145 146 (n° 25) ; D. Shanzer, I. Wood [ed. & transl.], Avitus of Vienne : Letters and Selected Prose, Liverpool, 2002, p. 377-381.

[59]
G. Jarousseau, à qui nous empruntons ces intéressantes constatations, fait en outre remarquer que dans les limites modernes du royaume de France, quatre cathédrales seulement — Angers, Tours, Vienne et Mirepoix — sont dédiées à ce saint ; encore à Mirepoix, l’église Saint-Maurice était-elle devenue tardivement cathédrale, quand le pape Jean XXII fit de cette localité le siège d’un nouvel évêché (1317) [http://www.digi-archives.org/pages/besancon/besancon16.html consulté le 12 novembre 2009].

[60]
Grégoire de Tours, Dix livres d’histoires, livre 10, chap. 31. — Le texte de Grégoire de Tours mérite d’être cité dans son intégralité, car il laisse entendre que les reliques de saint Maurice et de ses compagnons avaient été dès l’origine partagées entre la cathédrale, dont nous ignorons le vocable à cette époque, et la basilique dédiée à saint Martin : Nonus decimus Gregorius ego indignus ecclesiam urbis Turonicae, in qua beatus Martinus vel ceteri sacerdotes Domini ad pontificatus officium consecrati sunt, ab incendio dissolutam dirutamque nanctus sum, quam reaedificatam in ampliori altiorique fastigio septimo decimo ordinationis meae anno dedicavi; in qua, sicut a longevis aevo presbiteris conperi, beatorum ibidem reliquiae Acaunensium ab antiquis fuerant collocatae. Ipsam etiam capsulam in thesauro basilicae sancti Martini repperi, in qua valde putredine erat pignus dissolutum, quod pro eorum religionis est virtute delatum. Ac dum vigiliae in eorum honore celebrarentur, libuit animo haec iterum, praeluciscente cereo, visitare. Quae dum a nobis attente rimantur, dicit aedis aedituus: « Est hic », inquit, « lapis opertorio tectus, in quo quid habeat, prorsus ignoro, sed nec praecessores ministros huius custodiae scire comperi. Deferam eum et scrutamini diligenter quid contineat infra conclusum ». Quem delatum reseravi, fateor, et inveni in eum capsulam argenteam, in qua non modo beatae legionis testium, verum etiam multorum sanctorum tam martyrum quam confessorum reliquiae tenebantur. Nancti etiam sumus et alios lapides, ita ut hic erat concavos, in quibus sanctorum apostolorum cum reliquorum martyrum pignora tenebantur. Quod munus ego divinitus indultum admirans et gratias agens, celebratis vigiliis, dictis etiam missis, haec in ecclesia collocavi. (« Le 19e [évêque] moi Grégoire, indigne, trouvai consumée et détruite l’église de la ville de Tours, dans laquelle le bienheureux Martin et plusieurs autres prêtres du Seigneur avaient été consacrés à la fonction épiscopale ; rebâtie avec un faîtage plus large et plus haut, j’en fis alors la dédicace, la dix-septième année de ma consécration. Comme je l'appris de prêtres très-âgés, les reliques des bienheureux d’Agaune avaient été apportées de toute antiquité dans cette église. J'en retrouvai la châsse au trésor de la basilique de saint Martin, dans laquelle se trouvait une relique grandement corrompue par la putréfaction, mais que l’on conservait pour la vertu de la religion de ceux [à qui elle appartenait]. Célébrant des vigiles en leur honneur, il me plut de la visiter de nouveau, à la lueur d'un cierge. Tandis que nous l’examinions avec attention, le gardien du sanctuaire dit : « Il y a ici une pierre fermée par un couvercle, dont j'ignore ce qu'elle contient, et je n'ai pu l’apprendre de mes prédécesseurs en charge de la custodie. Je vais l'apporter et vous examinerez avec soin ce qu'elle contient. » Lorsqu'il me l'eut apportée, je l'ouvris, je le déclare, et j'y trouvai une capsule d'argent dans laquelle non seulement étaient renfermées les reliques des martyrs de la sainte légion, mais encore celles de beaucoup d'autres saints, tant martyrs que confesseurs. Nous trouvâmes aussi d'autres pierres creuses comme la première, et dans lesquelles étaient des reliques des saints Apôtres, et de plusieurs autres martyrs. Plein d'admiration de ce présent que m'accordait la volonté divine, je rendis à Dieu des actions de grâces, je célébrai des vigiles, je dis des messes et je plaçai les reliques dans l’église »).

[61]
Cette date de composition est défendue par H. Leclercq, « Maurice d’Agaune (saint) », Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, t. 10/2, Paris, 1932, col. 2699-2729 et D. van Berchem, Le martyre de la légion thébaine. Essai sur la formation d'une légende, Bâle, 1956 (Schweizer Beiträge zur Altertumswissenschaft, 8). Certains auteurs — L. Dupraz en 1961, M. Zufferey en 1983, E. Chevalley en 1990 — inclinent pour leur part à une datation du Ve siècle : voir J.C. Sánchez Leon, E. Geny, J. Annequin, Les sources de l'histoire des Bagaudes. Traduction et commentaire, Besançon, 1996 (Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté, 603), p. 44. En revanche, c’est probablement trop retarder la composition de ce texte que de lui assigner le VIIIe voire le IXe siècle, comme paraît le supposer B. Krusch : en tout état de cause, la passio interpolata bénéficiait déjà d’une assez large diffusion à cette époque, puisqu’elle a été utilisée par Walafridus Strabo (+ 849). Elle était également connue de l’auteur de la vita Conwoionis, comme l’a fait remarquer J.C. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion de Redon. A propos d'une édition récente », dans Francia, t. 18/1 (1991), p. 158 ; mais la datation de ce dernier texte, incontestablement tardif, demeure problématique.

[62]
[J. Lafaurie, « Eligius monetarius », dans Revue numismatique, vol. 6 (1977), n° 19, p. 111-151.

[63]
J. Vezin, « L'autographie dans les actes du haut Moyen Âge », dans Comptes-rendus des séances de l'année... - Académie des inscriptions et belles-lettres, vol. 148 (2004), n° 3, p. 1421-1422

[64]
Liber historiae Francorum, chap. 44.

[65]
Voir, par exemple, l’étude d’E. Santinelli, « La politique territoriale des reines mérovingiennes », publiée sous le titre « Les reines mérovingiennes ont-elles une politique territoriale ? » dans R. Compatangelo-Soussignan, E. Santinelli [dir.], Territoires et frontières en Gaule du nord et dans les espaces septentrionaux francs. Revue du Nord, n° 351 (juillet-septembre 2003), p. 631-353 [http://cour-de-france.fr/article924.html consulté le 12 novembre 2009]

[66]
L’authenticité de ce privilège papal a longtemps été mise en doute ; mais elle est désormais admise sur le fond, depuis la magistrale étude que lui a consacrée H.H. Anton, Studien zu den Klosterprivilegien der Päpste im frühen Mittelalter, unter besonderer Berücksichtigung der Privilegierung von St. Maurice d'Agaune, Berlin-New York, 1975 (Beiträge zur Geschichte und Quellenkunde des Mittelalters, 4).

[67]
Le récit de ces événements est donné par Frédégaire, livre 4, chap. 78 sous l’année 635 (que copie servilement l’auteur des Gesta Dagoberti, chap. 38) : Dagobertus ad Clippiaco residens mittit nuntios in Britanniam, quod Brittones male admiserant velociter emendarent, et ditioni suae se traderent; alioquin exercitus Burgundiae, qui in Wasconiam fuerat, de praesenti in Britannias debuissent irruere. Quod audiens Judacaile, rex Britannorum, cursu veloci Clippiacum cum multis muneribus ad Dagobertum perrexit, ibique veniam petens, eum cuncta quae sui regni Britanniae pertinentes leudibus Francorum illicite perpetraverant, emendandum spondidit; et semper se, et regnum quod regebat Britanniae, subjectum ditioni Dagoberti et Francorum regibus esse promisit. Sed tamen cum Dagoberto ad mensam vel ad prandium discumbere noluit, eo quod esset Judacaile religiosus et timens Deum valde. Cumque Dagobertus resedisset ad prandium, Judacaile egrediens de palatio ad mansionem Dadonis referendarii, quem cognoverat sanctam religionem sectantem, accessit ad prandium, indeque in crastino Judacaile rex Britannorum Dagoberto valedicens in Britanniam repedavit. Condigne tamen a Dagoberto muneribus honoratur.— Le rôle joué par Eloi comme ambassadeur auprès des Bretons est décrit dans la vita Eligii, dont l’auteur, Dadon, reçut dans sa demeure Judicaël, comme l’indique Frédégaire.

[68]
L. Fleuriot, « Samsoni, Uurgonezlo, noms de saints bretons dans les reliques de Chelles », dans Etudes celtiques, t. 24 (1987), p. 194-197.

[69]
Y. Hen, Culture and religion in Merovingian Gaul, A.D. 481-751, Leiden, 1995 (Cultures, Beliefs And Traditions, 1), p. 92-97.

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