Nous proposons ici de couper court à certaine interprétation
récente d’un passage de la vita de
Gildas [BHL 3541] qui pourrait, pensons-nous, nuire à sa compréhension. Disons
d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un problème de traduction, ni de compétence des traducteurs.
Interrogée sur la différence entre traduire et comprendre, Sophie Rabau, elle-même
transfuge de la philologie gréco-latine et passée depuis à la théorie littéraire, répond :
« Je dirais que la traduction
marque à la fois le summum et l’échec de la compréhension. Je ne sais pas bien
traduire et préfère largement comprendre sans traduire »[1].
*
Le passage en question concerne le fameux Commor, au moment
même où ce dernier est introduit dans le récit par l’hagiographe :
Erat ergo in illis diebus quidam tyrannus, nomine Conomerus, in
superioribus partibus illius regionis(…)…[2]
Dans une très intéressante étude[3],
Goulven Péron, soulignant « l’imprécision des sources » relatives à
« la localisation du personnage », oppose cette indication à celles
fournies par la vita Ia de
Mélar [BHL 5906c, 5904]:
« Alors que, dans la Vie de saint Mélar, nous l'avons vu habiter Lanmeur, dans la Vie de saint Gildas (XIe) Conomer réside dans la partie
montagneuse de la Bretagne armoricaine, in
superioribus partibus illius regionis, ce qui ne semble pas désigner la
région de Lanmeur »[4].
Il nous semble au
contraire que, – s’agissant d’un écrivain qui selon toute probabilité,
travaillait à l’abbaye de Rhuys, – la formulation in
superioribus partibus illius regionis, pour autant que l’on y reconnaisse l’écho
d’un passage des Actes des Apôtres[5],
peut aisément s’entendre de la partie septentrionale de la Bretagne, et vient donc
conforter la possibilité d’une résidence de Commor à Lanmeur. Description un peu
vague d’un espace assez vaste et composite, couvrant approximativement la
région comprise entre Dol et Brest, et qui, dans les textes hagiographiques,
reçoit, aux époques carolingienne et romane, le nom de Domnonée[6] :
voilà qui pouvait effectivement correspondre à l’idée qu’un hagiographe du XIe
siècle, – après avoir lu la plus ancienne vita
de Samson [BHL 7478-7479], ainsi que sa réfection [BHL 7481, 7483], et la vita de Malo par Bili [BHL 5116ab], – se faisait du territoire
contrôlé par Commor. En revanche, la traduction de superior par « montagneux », – traduction prise à bonne
source puisqu’elle figure déjà sous la plume de Christiane Kerboul-Vilhon[7],
– nous paraît solliciter le texte latin d’une manière excessive : en tout
état de cause, on devrait plutôt
rencontrer dans ce cas une formulation de type montanis partibus, comme on peut le lire au XIIe siècle
dans la vita de Bernard de Clairvaux par
Alain d’Auxerre [BHL 1232] ou dans celle, anonyme, d’Anastase de Terni [BHL
407b][8],
par exemple. Il convient donc au plus, sinon au mieux, de s’en tenir à la
proposition de Jean-Yves Le Moing qui traduit : « dans la partie la
plus élevée de la région »[9].
*
Ces interprétations nouvelles,
qui mettent l’accent sur la dimension « topographique » plutôt que « géographique »
du passage concerné, sont en rupture avec la longue tradition philologique
initiée par Charles Lenormant[10],
laquelle faisait écho aux informations contenues dans les vitae de Goëznou [BHL 3608-3609], Hervé [BHL 3859], Lunaire [BHL
4880] et Tugdual [BHL 8351 et 8353] : tous ces textes en effet, – au
surplus de ceux consacrés à Samson, Malo et Mélar, déjà évoqués, – situent
clairement l’action de Commor dans la partie septentrionale de la Bretagne. Quant
au terme mene(z),
« montagne », par lequel on désigne en breton, de manière
hyperbolique, le relief qui forme l’échine de la péninsule, il n’apparaît qu’en
quelques occasions, sous sa forme latine (mons),
dans le corpus hagiographique régional[11],
notamment à propos du concile réuni sur le Méné Bré pour excommunier
Commor[12] ;
mais précisément le Méné Bré, aux confins des communes actuelles de Pédernec,
Tréglamus et Louargat, est une butte isolée, très à l’écart des hauteurs
centrales.
Certes, il arrive fréquemment
que, dans les textes médiévaux, superior
s’applique à une hauteur, ou du moins à un niveau ou à une strate plus élevés :
l’amont d’une rivière par exemple, opposé à son aval qui sera, quant à lui,
caractérisé par l’adjectif inferior[13].
Certes, l’emploi de superior pour
indiquer la partie septentrionale d’un pays, ou d’une région, est amplement
concurrencé par de nombreuses autres dénominations, sans oublier que la
représentation des cartes en T du Moyen Âge central a eu souvent pour effet de
réserver à l’Asie les appellations formées avec l’expression superiores partes ; mais pour
autant, comme on peut le voir chez Guillaume de Malmesbury par exemple, le
recours à l’un n’est pas exclusif du recours à l’autre[14].
Par-dessus tout, on
retrouve une formulation très proche de celle qui figure dans la vita de Gildas sous la plume de l’un des
deux hagiographes de Maudez : cet écrivain, auteur de la vita brève du saint [BHL 5722] composée sensiblement
à la même époque que la vita de
Gildas, indique en effet, de manière aussi claire qu’indiscutable, que son
héros, avant son établissement définitif sur l’île-Maudez en Pleubian, avait
parcouru, accompagné d’un grand concours de peuple, « les régions
supérieures de la petite Bretagne », dans lesquelles il est possible de
reconnaître avec une quasi-certitude, compte tenu du contexte exclusivement
trégorois de la vita, le nord de la
péninsule (Peragratis vero hujus minoris
Britanniæ superioribus partibus, magna populi caterva comitatus).
*
Nous convenons bien
volontiers que notre (courte) notule n’apporte pas tous les éléments
nécessaires à l’appréhension globale de la problématique dans laquelle elle
s’inscrit ; mais du moins ceux qu’elle met en évidence nous paraissent-ils
suffisamment dirimants à l’encontre d’une interprétation « topographique »
(par le relief) de la formulation qui
concerne le territoire soumis à l’autorité de Commor ; nous avons donné
par ailleurs les raisons qui nous encouragent à reconnaître dans ce personnage
un puissant chef britto-romain, dont le pouvoir tenait à sa capacité à contrôler
le littoral nord de la Bretagne continentale et les relations trans-Manche[15].
André-Yves Bourgès
[1] Entretien avec Sophie Rabau (22 février 2007), La vie des classiques [en ligne https://laviedesclassiques.fr/article/entretien-avec-sophie-rabau
(consulté le 20 septembre 2019)].
[2] F. Lot, Mélanges
d’histoire bretonne, Paris, 1907, p. 450.
[3] G. Péron, « Conomor et Méliau. Des mythes
insulaires à la littérature hagiographique », A.-Y. Bourgès et V. Raydon
(éd.), Hagiographie bretonne et
mythologie celtique, Marseille-Croix, 2016, p. 317-340.
[4] Ibidem, p.
336-337.
[5] Quand l’auteur des Actes évoque (19 : 1) la tournée de Paul dans les provinces
d’Asie mineure, au nord et à l’est d’Ephèse, avant sa venue dans cette dernière
ville (factum est autem cum Apollo esset
Corinthi ut Paulus peragratis superioribus partibus veniret Ephesum et inveniret
quosdam discipulos).
[6] A.-Y. Bourgès, « En marge de la vita ancienne de Samson [BHL 7478-7479],
le ‘’royaume double’’ de Domnonée des deux côtés de la Manche : un faux débat
mais de vraies interrogations », Hagio-historiographie
médiévale (22 avril 2019) [en ligne https://www.academia.edu/38891074/
(consulté le 20 septembre 2019)].
[7] C.M.J. Kerboul-Vilhon, Gildas Le Sage. Vies et œuvres, Sautron, 1997, p. 151 :
« Il y avait à cette époque, dans la partie montagneuse de la région, un
roi nommé Conomore (…) … ».
[8] Respectivement « Rediens a montanis partibus pater sanctus jam Alpes transcenderat »
et « Unus vero de montanis partibus
erat ».
[9] J.-Y. Le Moing, « La légende de sainte Tréphine
au service de l’imaginaire », F. Favereau et H. Le Bihan (dir.), Littératures de Bretagne. Mélanges offerts à
Yann-Ber Piriou, Rennes, p. 2006, p. 283.
[10] Lettres à M. F. de Saulcy membre de l'Institut, sur les plus anciens
monuments numismatiques de la série mérovingienne, Paris, 1854, p. 62
[11] Voir dans la vita
de Mélar une référence au mont Frugy, à Quimper et une autre aux Monts d’Arrée
(dans l’appendix) ; dans la vita de Lunaire et dans celle de
Judicaël [BHL 4503], les « montagnes » sont avant tout symboliques et
apparaissent dans les songes.
[12] Vita de
saint Hervé : Quo autem haec facta
fuerunt, nomen est Montis Brea, in cujus summitate in honorem sanctorum
Britanniae fabricata est ob hoc ecclesia.
[13] P. Bonenfant, « L’origine des villes
brabançonnes et la ‘’route’’ de Bruges à Cologne », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 31 (1953), n°2-3, p.
417 : transeuntes ad partes
inferiores et superiores (cette formulation concerne le trafic de
batellerie sur la Petite Gette à Léau, au début du XIIIe siècle).
[14] R. M. Thomson in collaboration with M. Winterbottom
(ed.), William of Malmesbury, Gesta
Regum Anglorum, The History of the
English Kings, vol. 2, Oxford, 1999, p. 17-18.
[15] Voir supra n. 6.