Piran, ou mieux Pieran, que les règles de l’onomastique
interdisent de confondre avec Peran, alias Petran, est un quasi-inconnu au bataillon
des saints de la Bretagne armoricaine, avec son unique lieu de culte à
Trézilidé et deux mentions à la date du 5 mars dans les calendriers de Léon et
de Tréguier révisés au tournant des XVe-XVIe siècles :
c’est donc sans doute par goût du paradoxe que, dans le cadre de la nouvelle
opération de communication lancée par les promoteurs de la Vallée des saints[1], une statue de Piran, sculptée en Cornwall, sera implantée à l’été 2018, – au
terme d’un itinéraire fluvio-maritimo-terrestre supposé rendre compte
symboliquement de l’hypothétique venue du personnage sur le continent aux temps
héroïques –, dans le parc de Carnoët.
Laissons donc tout de suite de côté Peran, pourtant bien
attesté dans l’hagio-toponomastique de la Bretagne péninsulaire, mais sur
lequel l’hagio-littérature est pratiquement muette, à moins de reconnaître dans
ce personnage Petran (Petranus), le
père du futur saint Padarn (Paternus),
dont le biographe, au XIe siècle, indique explicitement l’origine
armoricaine : après la naissance de ce dernier, Petran aurait gagné
l’Irlande[2] et
le même nom Petran est d’ailleurs associé à ceux de plusieurs saints irlandais
venus ensemble s’établir en Champagne, au temps de Clovis, selon leur
hagiographe du IXe siècle[3].
On voit que la question est particulièrement complexe et que la pire des
réponses serait d’ajouter de la confusion à la confusion : peut-être une
partie de l’explication s’agissant de cette présence « irlandaise »
en Champagne est-elle à chercher du côté d’une sorte de « filière
interceltique » qui, au Haut Moyen Âge, parait avoir associé Scots et
Bretons dans une vaste démarche d’apostolat à l’échelle de l’Austrasie et de la
Burgondie ; encore chez les Bretons faudrait-il pouvoir distinguer entre
ceux de l’île, sans doute les plus nombreux, et ceux de la presqu’île
armoricaine et des confins neustriens. Notons au passage que le qualificatif
« Armoricain » (Armoricus)
attribué par l’hagiographe à Padarn pourrait plutôt renvoyer à ces confins
neustriens qu’à la péninsule bretonne.
*
Depuis sa « récupération » au tournant des XIXe-XXe
siècles par les revivalistes du mouvement culturel, qui ont repris aux mineurs
d’étain son patronage, Piran est célébré le 5 mars en tant que saint tutélaire
du Cornwall ; si son historicité reste inaccessible, du moins faisait-il l’objet,
à l’échelle régionale, d’un culte liturgique attesté depuis le Moyen Âge
central, ce qui n’est pas le cas de son acolyte, Chiwidden, saint de fantaisie
sorti tout droit de l’imagination fertile des populations corniques et dont le
nom parait désigner en fait le Jeudi Saint (invention qui est peut-être en
lien avec la tradition qui fixait rituellement à ce jour le début des
opérations de transformation du minerai d’étain en métal). Par-dessus tout, le
patronage de Piran en Cornwall s’est longtemps exprimé au travers d’une relation
de complicité avec ses protégés, dont l’expression la plus spectaculaire consistait
pour ces derniers à attribuer au saint leur propre penchant alcoolique. C’est ainsi
qu’à l’occasion de leurs libations, le jour de la saint Piran, ils racontaient sur
celui-ci des histoires, vingt pour le moins, jugées « vaines » par l’antiquaire
Thomas Tonkin, lequel, dans les premières décennies du XVIIIe
siècle, a rapporté le fait (twenty idle
stories of him)[4] ;
histoires qui eussent été pourtant très intéressantes à connaître du point de
vue de l’hagio-folklore et dont nous prive le dédain de Tonkin : sans
doute l’anecdote du passage du saint d’Irlande en Cornwall sur une meule à
grains appartenait-elle à ce répertoire[5].
En dépit de sa
popularité locale, Piran n’a pas suscité de véritable intérêt hagiographique et
sa vita [BHL 4658d-4659], que l’on
peut attribuer avec assez de vraisemblance à un chanoine de la cathédrale
d’Exeter, constitue un plagiat, ou plus exactement un copié-collé, de celle de l’Irlandais Ciarán de Saighir : seule
la dernière partie de ce texte apporte des précisions originales sur la venue du
saint en Cornwall et son installation à Perranzabuloe ; sa mort à plus de 200 ans (!) et même à plus de 300
(!), selon que l’on se réfère au résumé de la vita donné par John de Tynemouth vers le milieu du XIVe
siècle[6]
ou à sa rédaction longue, publiée par Paul Grosjean[7]
d’après un manuscrit de la même époque découvert en 1937 dans l’ex-bibliothèque
ducale de Gotha[8] ; la
destinée de son établissement érémitique ainsi que celle de ses reliques ;
enfin le développement de son culte. Sans doute plusieurs de ces éléments
rejoignaient-ils les traditions dont faisaient état ceux qui se réclamaient du
patronage de Piran, lors de la fête de leur saint patron : on peut ainsi
émettre l’hypothèse que les spéculations et les surenchères sur son âge mathusalémique ont conservé le souvenir
de discussions enflammées et arrosées entre ses protégés ; mais le premier
témoignage sur la célébration de la Saint-Piran par les mineurs du Cornwall est
daté seulement des années 1759-1764[9],
soit plusieurs siècles après la mise au net de sa vita et le propos de celle-ci peut donc aussi bien avoir été
inspiré en l’occurrence par le modèle biblique plutôt que par la tradition
locale.
*
On peut être plus affirmatif s’agissant des légendes sur
l’intempérance du saint et plus particulièrement ce qui concerne sa mort
accidentelle, en état d’ébriété, suite à sa chute dans un puits, anecdote que
l’on trouve répétée à plusieurs reprises dans les différents récits modernes qui
le concernent et que les algorithmes des moteurs de recherche sur la Toile
multiplient désormais à l’infini. Le pauvre Piran est pourtant hors de cause, du
moins si l’on en croit le récit de sa vita :
comme dans le cas de son identification fallacieuse avec le breton Peran, c’est
une homophonie, en l’occurrence avec le nom du gallois Pyr, Piron (Piro) qui a conduit à cette attribution
malheureuse, que l’on trouve signalée pour la première fois également sous la
plume de Tonkin[10]. Cet
auteur rapporte en effet, d’après l’abbé de Vertot dans son Histoire critique de l'établissement des Bretons dans les Gaules et de
leur dépendance des Rois de France et des Ducs de Normandie[11],
une anecdote qui, au XIIe siècle, avait suscité la réprobation de
Guibert de Nogent : celui-ci, sur un mode outragé, s’indignait des
circonstances de la mort de l’abbé Piron[12],
dont le récit figure dans la vita de
Samson, du VIIIe (?) siècle. Piron était à la tête d’une communauté
religieuse installée sur l’île de Caldey, en gallois Ynys Pyr, « l’île de
Piron » ; ou du moins l’ermitage de Caldey disposait-il de
dépendances continentales, sinon d’un véritable monastère (à Manorbier ?[13])
dont Samson, qui se trouvait alors à Llantwit Major (Llanilltud Fawr en
gallois) sous l’autorité d’Iltud, ambitionnait de devenir membre, car l’établissement
dirigé par Piron lui paraissait mieux correspondre à la manière dont il
souhaitait servir Dieu : ainsi avait-il fini par intégrer cette communauté
après en avoir obtenu permission de son maître. L’hagiographe à cette occasion
ne tarit pas d’éloges sur Piron, qu’il présente à bien des égards comme le
pasteur idéalement vertueux, ce qui ne rend que plus incongru le récit de la
fin tragique de ce personnage, dont nous empruntons la traduction au dernier
éditeur du texte samsonien :
« Le même Piron, en se
promenant seul dans le cloître du monastère, par une nuit obscure et, à ce
qu’on dit, chose plus grave, dans un stupide état d’ivresse, tomba la tête la
première dans un puits très profond. Il poussa un cri perçant et fut retiré de
la fosse presque mort par les moines ; puis il mourut la même nuit des suites
de sa chute »[14]
(Idem Piro in tenebrosa nocte, et quod
est gravius, ut aiunt, per ineptam ebrietatem in claustra monasterii
deambulans, solus in puteum valde vastum se præcipitavit, atque unum clamorem
ululatus emittens, a fratribus fere mortuus a lacu abstractus est, et ob hoc ea
nocte obiit).
Comme le souligne Pierre Flobert, « l’ivresse de Piron,
traitée ici avec indulgence, a suscité plus tard l’indignation de Guibert de
Nogent » : autres temps, autres mœurs, serait-on tenté de penser ; mais cette longue
chaine de témoignages, qui, comme on l’a dit, aboutit à Vertot, n’a-t-elle pas
surtout pour effet de diluer les informations que contient le plus ancien
d’entre eux ? Et si une interprétation au premier degré ne pose pas de
problème particulier, elle se révèle plus difficile lorsque le texte est
examiné avec sagacité. Le récit suscite en effet de nombreuses questions
circonstancielles, à commencer par ce qui concerne l’état d’ébriété de Piron,
dont l’hagiographe prend soin de préciser qu’il s’agit d’une tradition
recueillie sur place, – « à ce qu’on dit » (ut aiunt) –, sans doute à l’occasion du séjour qu’il effectua en ce
lieu (in qua insula et ego fui) ;
mais cette « ivresse » ne pourrait-elle avoir été provoquée par
l’absorption d’autres substances que l’alcool ? L’hagiographe a rapporté tout au long une
tentative d’empoisonnement à l’encontre de Samson, alors que le saint
séjournait encore à Llantwit Major[15] :
ce type d’assassinat, nous est-il montré, était grandement facilité par le
recours habituel dans les monastères à des plantes médicinales, préparées sous
forme d’élixir ou de liqueur[16].
Par ailleurs quid de ce grand puits
béant dans le cloître : installation permanente ou chantier en cours ? Et
surtout pourquoi Piron erre-t-il à l’aveugle, seul, dans son propre monastère
en pleine nuit ? Malgré son intérêt, reprendre cette enquête à nouveaux
frais dépasse de loin le propos de la présente notule[17].
*
La popularité de Piran en Cornwall est à l’origine de
nombreux avatars et légendes. Ainsi, dès le XIIe siècle, le saint figure
sous le nom de Piramus dans l’Historia regum Britanniae (chap. 151) de
Geoffroy de Monmouth, qui le présente comme le chapelain d’Arthur et le
successeur de Samson sur le siège archiépiscopal d’York : tout ceci est
fascinant pour l’histoire littéraire, – d’autant que Piran faisait l’objet d’un
culte à Tintagel attesté en 1457 –, mais ne contribue évidemment pas à
renforcer l’éventuelle historicité du saint. L’une des plus récentes anecdotes
colportées sur Piran consiste à lui attribuer la paternité de la croix blanche
sur fond noir, emblème signalé pour la première fois en 1835 et qui est devenu
aujourd’hui le drapeau officieusement « officiel » du Cornwall :
Philip Rendle a exposé avec mesure les raisons de ne considérer cette hypothèse
qu’avec la plus extrême circonspection[18].
En revanche, le dossier est quasiment vide s’agissant de la Bretagne armoricaine :
il n’est même pas certain que le saint ait fait l’objet d’un culte avant la
révision tardive des bréviaires diocésains de Léon et Tréguier. On attend donc avec
impatience les inévitables perles qui
seront suscitées par le débarquement de la statue de Piran[19]
et dont la légende du saint se verra ainsi parée, à l’instar des fourrures littéraires dont les auteurs
médiévaux ornaient leurs récits ; mais les hagiographes d’aujourd’hui
sauront-ils montrer autant de talent que leurs prédécesseurs ?
André-Yves Bourgès
[1] E. Caouissin, « La Vallée Des Saints Lance ‘’La
Traversée Des Géants’’ » : http://7seizh.info/2017/02/16/vallee-saints-lance-traversee-geants/ (consulté le 18 février 2017).
[2] W. Rees, Lives
of the Cambro-British Saints, Llandovery, 1853, p. 189.
[3] Acta Sanctorum,
Mai, vol. 2, Anvers, 1680, p. 301.
[4] R. Polwhele, The
History of Cornwall, vol. 2, Londres, 1803, p. 116.
[5] N. Orme (éd.), Nicholas
Roscarrock's Lives of the Saints: Cornwall and Devon, Exeter, 1992 (Devon
and Cornwall Record Society, new series 35), p. 167.
[6] C. Horstmann (éd.), Nova legenda Anglie, t. 2, Oxford, 1901, p. 320-327
[7] P. Grosjean, « Vita S. Ciarani episcopi de Saigir, ex codice hagiographico
Gothano », Analecta Bollandiana,
t. 59 (1941), p. 225-262.
[8] Ms Gotha, Landesbibliothek, I.81. Voir au sujet de ce
manuscrit P. Grosjean, « De Codice Hagiographico
Gothano » et « Codices
Gothani Appendix », Analecta
Bollandiana, t. 58 (1940), p 90-103 et 177-204.
[9] G.H. Doble, The
Saints of Cornwall, Part IV, Felinfach, 1998, p. 26 (il s’agit de notes
communiquées à Doble par A.K. Hamilton Jenkin).
[10] Cf. supra n. 4.
[11] R. Aubert de Vertot, Histoire critique de l'établissement des Bretons dans les Gaules,
t. 1, Paris, 1720, p. 348-349.
[12] Guibertus de Novigento, « De pignoribus sanctorum », J.-P. Migne (éd.), Patrologiae Cursus Completus. Series Latina, t. 156, Paris,
1853, col. 614 : Legi testor Deum et
iis, qui mihi praesto fuerant, cum nimia detestatione relegi : scilicet in Vita
Samsonis celeberrimi apud Francos et Britones sancti, abbatem quemdam, quem
sanctum Pyronem lectio illa agnominat ; cujus cum finem ut beatum putabam
rite legendo prosequerer, reperi cumulum sanctitatis, hominem videlicet
ebrietate madentem, puteum incidisse, sicque enectum.
[13] T. M. Charles-Edwards, Wales and the Britons, 350-1064, Oxford, 2013, p. 283, n. 27 :
« … Manorbier, Middle Welsh Maenawr Byr, which looks as though it may have
been the mainland estate attached to the island monastery known after the
founding saint, Pyr, as Ynys Byr, Caldey Island ».
[14] P. Flobert (éd.), La
Vie ancienne de saint Samson de Dol, Paris, 1997 (Sources d'histoire
médiévale publiées par l'Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, 31),
p. 199.
[15] Idem, p.
172-179.
[16] Ibidem, p.
172 (texte latin) et 179 (texte français).
[17] Nous nous réservons néanmoins la possibilité d’y
revenir à l’occasion.
[18] P. Rendle, « Cornwall – The Mysteries of St Piran », The XIX International Congress of
Vexillology, York 23-27 July 2001. Proceedings, s.l., 2009, p. 57-59.
[19] Cf. supra n. 1.