En marge de travaux menés sur les
saints de l’abbaye de Beauport, les origines et la destinée de la communauté
canoniale antérieure, installée sur l’île Saint-Rion, font ci-dessous l’objet d’une nouvelle
tentative d’éclairage dont les conclusions provisoires s’avèrent déjà prometteuses :
ces chanoines venaient vraisemblablement de Sainte-Croix de Guingamp et la
proximité de l’abbaye dont ils étaient sortis avec la cour comtale ne les
désignait probablement pas comme les plus aptes à renouer avec une forme de vie semi-érémitique.
La filiation victorine de Saint-Rion s’avère indirecte et
méconnue : elle passe en effet vraisemblablement par Sainte-Croix de
Guingamp, à qui une bulle de 1190 reconnaît à cette date la possession de l’île
de Guirguenis[1] ;
l’abbaye guingampaise avait reçu en 1134 son abbé et ses premiers chanoines de
Bourg-Moyen, à Blois[2],
laquelle suivait depuis 1122 la règle augustinienne[3]
selon l’usage de Saint-Victor de Paris[4].
Il faut donc reconnaître des chanoines de Sainte-Croix établis sur l’île
Saint-Rion dans « les frères de ce lieu » (fratribus illius loci), qui sont les bénéficiaires d’une donation
d’Alain, fils du comte Henri, en 1189 ou 1190[5],
de même qu’il convient de noter que, dans cet acte, il n’est pas (encore) question
d’une abbaye. L’établissement d’une communauté canoniale dotée d’une véritable
autonomie paraît être de peu postérieur ; mais l’acte qui rapporte cette fondation
n’est malheureusement pas daté : outre qu’il est attesté, entre autres
signataires, par l’abbé de Sainte-Croix, on y trouve la confirmation du nom
porté par l’île (Guirvinil, probable
cacographie pour *Guirvinis)[6],
qui figure à nouveau dans les actes relatifs aux débuts de Beauport (Guervenes)[7]. Ces différentes leçons du toponyme, corroborées en 1198 par la forme
hypercorrigée de la chancellerie épiscopale (Karoennes)[8],
orientent, comme le suggère B. Tanguy, vers une étymologie « île
rude » (*Garvenez)[9],
qui n’est pas sans rappeler le nom d’« île sauvage » (Gueldenes), donné par l’hagiographe de Maudez à l’espace sanctifié
par son héros : ainsi apparaît entre les deux lieux concernés, au-delà de
ce qui concerne leur commune destinée religieuse, une nouvelle expression de ce
que l’on pourrait désigner comme un ‘jumelage’.
Par ailleurs, l’explication du
départ des chanoines de Saint-Rion telle qu’elle est donnée par l’abbé Tresvaux
—« ne s'étant sans doute pas trouvés bien, ils se seront en allés »—
mérite peut-être mieux que la raillerie suscitée par son apparent simplisme[10] :
en effet, à l’époque de la fondation de l’abbaye insulaire, les chanoines de
Sainte-Croix étaient à Guingamp, comme ceux de Bourg-Moyen, à Blois, ou de
Saint-Victor, à Paris, les héritiers d’une tradition déjà vieille de plus d’un
demi-siècle de vie urbaine, ou du moins péri-urbaine. Le renfermement sur une
île de la côte nord, sans doute voulu par ceux d’entre eux que tentait une
expérience semi-érémitique, inspirée du « modèle de sainteté »
proposé par l’hagiographe de Maudez et, peut-être, par la tradition populaire
relative à Rion, était très éloigné du mode de vie qui avait cours dans les
parages immédiats de la cour comtale : on sait qu’à l’instar de ce qui
s’observait à Paris ou à Blois où les chanoines de Saint-Victor et de
Bourg-Moyen bénéficiaient des faveurs des souverains et des puissants, Moyse, qui
succéda à Jean comme abbé de Sainte-Croix, était le chapelain de Havoise[11],
épouse du comte Etienne et que les chanoines disposaient en ville, à côté de la
porte de Rennes, d’une maison qui avait jadis appartenu à la comtesse[12].
Au surplus, comme l’a souligné avec finesse Stéphane Morin, les chanoines de
Saint-Rion avaient commis une « erreur fatale » en installant leur
abbaye sur l’île, leur activité, autant pastorale qu’économique, ayant
évidemment besoin de disposer d’une solide « assiette
continentale » ; cette mésaventure allait à l’évidence servir de
leçon à leurs successeurs, car on constate que « le domaine maritime de
Beauport n’était que le prolongement de ses possessions terriennes »[13].
Si l’on souhaite, au-delà des arguments avancés ci-dessus,
une confirmation de l’origine guingampaise de la communauté canoniale installée
sur l’île Saint-Rion, il suffit de constater que les différends qui devaient par la suite opposer les chanoines de
Sainte-Croix et ceux de Beauport tenaient exclusivement aux possessions et aux
droits réclamés par les premiers aux seconds dans les paroisses de Plouézec et
de Pordic : en faisant bon marché, au profit de Beauport, des biens jadis
accordés à Sainte-Croix dans les paroisses en question par ses grands-parents,
le comte Etienne et la comtesse Havoise, comme on l’a dit, et aussi par son père, le comte Henri[14],
Alain s’était rendu coupable d’une véritable spoliation, à l’instar de celle
dont, au point de vue de son autorité diocésaine, l’évêque de Dol, déjà affaibli
par la récente condamnation de ses prétentions métropolitaines, avait eu à
pâtir ; cependant, s’agissant là d’aspects avant tout matériels, les deux
abbayes augustiniennes semblent être parvenues à liquider leur contentieux sans
dommages excessifs, mais au prix de procédures étalées sur près d’un
demi-siècle[15].
©André-Yves Bourgès
2013
[1]
Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à
l’histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1742, col. 718.
[2]
Gallia Christiana, 2e
édition, t. 8, Paris, 1744, col. 1390. Le premier abbé de Sainte-Croix fut Jean
qui, élu en 1143 au siège épiscopal d’Alet, déménagea celui-ci sur l’îlot de
Saint-Aaron et assujettit le chapitre cathédral à la règle de saint Augustin
selon l’usage victorin.
[3] Ibidem, « Instrumenta », col. 420-421.
[4]
F. Bonnard, Histoire de l’abbaye royale et de l’ordre des chanoines réguliers de
Saint-Victor de Paris. Première période (1113-1500), Paris, s.d. [1904], p.
175-176, 183, 252.
[5]
J. Geslin de Bourgogne et A. de
Barthélemy, Anciens évêchés de
Bretagne, t. 4, Paris-Saint-Brieuc,
1864, p. 9.
[6]
Ibidem, p. 8.
[7]
Ibid., p. 46 et 53.
[8]
Ibid., p. 10
[9]
B. Tanguy, Dictionnaire des noms de
communes, trèves et paroisses des Côtes d’Armor, Douarnenez, 1992, p. 206
[11]
Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à
l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 681.
[12] Ibidem, col. 718.
[13] S.
Morin, Trégor,
Goëllo, Penthièvre. Le
pouvoir des comtes de Bretagne du XIe au XIIIe siècle,
Rennes, 2010, p. 313.
[14]
Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à
l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 661-662 et 718.
[15]
Ibidem, col. 782 et 943-944.