"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

11 décembre 2005

Un fragment méconnu du Livre des Faits d'Arthur et les prétentions généalogiques des vicomtes de Léon.

Déjà A. de La Borderie en son temps [1] et plus près de nous d'autres chercheurs parmi lesquels il faut citer au premier rang Gw. Le Duc [2] et le regretté L. Fleuriot [3] ont signalé l'existence d'une sorte de poème épique dont Le Baud s'est beaucoup servi [4] et qui, au témoignage de ce chroniqueur se serait intitulé le Livre des Faits d'Arthur (LFA). Mais justement il n'est pas question d'Arthur dans les 183 vers conservés — sans doute par Le Baud, en tout cas dans le cahier de notes que la critique historique moderne suppose avec assez de vraisemblance être le sien [5] — ce qui souligne avec assez de force qu'il s'agit là d'un fragment, ou de plusieurs fragments de ce poème, et non de son intégralité. D'ailleurs, nous venons de dire que Le Baud avait utilisé cette source dans sa propre composition ; or, non content de traduire un certain nombre des vers dont il a assuré la conservation, il allègue à plusieurs reprises l'autorité de « l'acteur du Livre des faits d'Artur » pour des faits qui ne sont pas rapportés dans les vers en question : nouvelle démonstration, compte tenu de la rigueur et de l'honnêteté bien connues de Le Baud pour tout ce qui touche à ses sources, que le Livre des faits d'Arthur était bien plus développé que ce qui en est aujourd'hui connu.

Cette perte occasionne de surcroît un problème corollaire de datation : ce qui est conservé du poème est précédé dans le manuscrit qui le contient par un texte qui sonne comme la dédicace du poème en question [6] ; or cette dédicace s'adresse sans conteste au duc Arthur II (1305-1312) et, pour A. de La Borderie, elle nous renseigne, non seulement sur l'époque de composition de l'oeuvre, le tout début du XIVe siècle, mais aussi « sur le but et les sentiments de son auteur » [7]. Cette opinion n'est pas celle de Gw. Le Duc qui date la rédaction du Livre des Faits d'Arthur entre 954 et 1012 et évoque son utilisation par un poète léonard au début du 14e siècle [8], non plus que celle de L. Fleuriot qui conclut que « tout indique que la préface et l'arrangement en vers sont postérieurs à la rédaction du texte primitif » [9].

Sans entrer dans le débat de fond, car il a pu effectivement exister un poème plus ancien remanié tardivement, nous croyons pouvoir apporter un élément susceptible de nourrir valablement la discussion. Il s'agit en l'occurrence de la mise en relation de deux textes connus depuis longtemps auxquels, à notre connaissance, personne n'a porté véritablement attention.

Le premier est une brève notation contenue dans la seconde version de la compilation de Le Baud :

« L'acteur du Livre des faits d'Artur appelle les vicomtes de Léon Conanigènes, c'est à dire qu'ils sont du lignage Conan » [10].

Le second texte, en fait 5 vers isolés que Dom Morice met en relation avec la cession faite en 1239 (1240 n. st.) au duc de Bretagne Jean 1er de la ville de Brest par Hervé, vicomte de Léon, est rapporté par le bénédictin qui le dit extrait d'un recueil manuscrit de l'église de Nantes (ex coll.mss.ecclesiae Namnet.) [11] : cette description et cette localisation de la source constituaient a priori l'indice de la parenté de celle-ci avec le carnet de notes attribué à Pierre Le Baud[12], où se trouve bien le texte en question (p. 187), précisément entre la dédicace et les vers subsistants du LFA, mais présenté comme de la prose. Nous restituons les vers correspondants, comme l’a fait en son temps Dom Morice :

"Tantus honor patriae, te praesule, contigit urbi

Olim quantus honor illustri quantaque creuit

Laus Conanigenae cum Sancte Ronane lutoso

Ponte Trio Britonum Ducis, inclytus ille, phalangas

Fregit et obtinuit, gladio mediante, triumphum".

Ces vers ne manquent pas d'une certaine tenue et appartiennent sans nul doute au LFA ; d’ailleurs le nom Conanigena, substantif masculin formé par le poète sur le modèle classique indigena, ae et qui, d'après Dom Morice, désigne le vicomte de Léon, se retrouve, comme on l'a vu, dans un passage de Le Baud qui l'attribue expressément à « l'acteur du Livre des Faits d'Artur ».

Autant dire que l'origine « conanique » des vicomtes de Léon était tradition établie au moins depuis l'époque de (re)composition de ce poème (début du XIVe siècle ?), sans pouvoir être pour l'instant assuré que son auteur a effectivement travaillé d'après des documents plus anciens qui auraient mentionné cette origine.

André-Yves Bourgès



[1] A. de la Borderie, Histoire de Bretagne, t. 3, Rennes-Paris, 1899, p. 388-390.

[2] Gw. Le Duc, « L'Historia Britannica avant Geoffroy de Monmouth », dans Annales de Bretagne, t. 79 (1972), p. 819-835.

[3] L. Fleuriot, Les Origines de la Bretagne , ²1982, p. 245-246 ; « Sur quatre textes bretons en latin... » dans Etudes Celtiques, t. 18 (1981), p. 197-213, particulièrement p 201-206.

[4] Voir l'édition de la seconde rédaction de la compilation de Le Baud par C. de La Lande de Calan, tome 3, Nantes, 1911, notamment p. 30, 31, 32, 35, 36, 37, 38, 41, 47, 48, 49, 50, 51, 85.

[5] Cette attribution, suggérée par A. de La Borderie, a été depuis reprise par Gw. Le Duc et L. Fleuriot dans les travaux cités ci-dessus : le cahier de notes en question se trouve aux Archives Départementales d'Ille et Vilaine, 1 F 1003 (nous le désignons désormais Ms ADIV, 1 F 1003). — Avec son amabilité coutumière, Gw. Le Duc a bien voulu nous communiquer sa propre copie des 183 vers en question, p 188-190 et 195.

[6] Ms ADIV, 1 F 1003, p. 187.

[7] A. de La Borderie, op.cit., p. 388.

[8] Gw. Le Duc, « L'Historia Britannica… », p. 825 et 833, ainsi que la lettre que nous a adressée Gw. Le Duc le 7.10.1994.

[9] L. Fleuriot, Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, t. 1, 1987, p. 99.

[10] Le Baud, p. 85.

[11] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1746, col. 911.

[12] Voir l'Introduction à la Chronique de Nantes par René Merlet, Paris, 1896, p. VII-XXII, en particulier p XXI-XXII.

30 novembre 2005

Jean de Langouesnou, abbé de Landévennec, auteur du Chronicon Briocense ?

On doit à Gwenaël Le Duc (et à Claude Sterckx) d’avoir entrepris l’édition scientifique de la composition anonyme à laquelle on donne traditionnellement le titre de Chronicon Briocense[1]. Les efforts pour percer l’anonymat du chroniqueur n’ont pas encore abouti, même si les commentateurs retiennent aujourd’hui, à la suite de Jean Kerhervé, le nom de celui qui fut le « trésorier et garde des chartes de Bretagne » aux années 1395-1416, un certain Hervé Le Grant, originaire de Cornouaille, notaire, devenu secrétaire ducal puis conseiller en 1407[2].

Mais cette identification n’est pas sans susciter des objections : en particulier, on s’explique mal comment Hervé Le Grant, praticien chevronné et rigoureux, aurait produit une œuvre aussi foisonnante, désordonnée et donnant le plus souvent l’impression d’un véritable galimatias.

Nous suggérons aujourd’hui une autre piste : celle de Jean de Langouesnou, poète et hagiographe, qui fut abbé de Landévennec dans des circonstances troublées, à une époque qui s’accorde assez bien avec celle où a vécu l’auteur du Chronicon Briocense. Il sera question au passage des Gesta regum Britanniae, vaste épopée sortie de la plume de l’évêque de Vannes Cadioc (1231-1254), comme l’a montré Gwenaël Le Duc[3], et dont un manuscrit figurait très vraisemblablement dans la bibliothèque de la vieille abbaye bretonne.

1

L’abbatiat de Jean de Langouesnou à Landévennec est largement méconnu, au point que des « antiquaires » du XIXe siècle ont mis en doute sa réalité[4] : l’ombre dans laquelle il se tient n’est en fait que le reflet de la disparition des actes où son nom était employé. La tradition érudite de Landévennec quant à elle n’a jamais refusé de l’inscrire dans la succession des abbés du lieu ; mais la place qu’il y occupe reste discutée. Dom Marc Simon, qui incarne aujourd’hui sur place cette tradition érudite, a proposé de placer l’élection de Jean de Langouesnou en 1380, à la suite de la mort de l’abbé Bernard, et concurremment avec la désignation de l’abbé Guillaume de Parthenay, un Augustin, lequel bénéficiait du soutien du pape[5] ; nous faisons nôtre cette hypothèse, qui ouvre d’intéressantes perspectives sur la suite de la carrière du personnage.

Celui-ci appartenait à la famille de Langouesnou, alias de Saint-Gouesnou, originaire de cette paroisse, aujourd’hui la commune de Gouesnou (Fin.). Yvon de Langouesnou, alias Eon de Saint-Gouesnou, qui reçut du pape en 1360 l’indulgence de la bonne mort, était un partisan actif du duc Jean IV : il figure à plusieurs reprises entre 1364 et 1369 dans les actes passés par ce prince ; nous croyons qu’il était le père de Hervé de Saint-Gouesnou, qualifié miles de Britannia en 1385, et de Jean, élu abbé de Landévennec en 1380.

On ne sait où ce dernier fit profession monastique ; on ignore également dans quelles circonstances il fut appelé sur le siège abbatial de Landévennec : peut-être appartenait-il déjà à la communauté ? A moins que son élection ne fût la conséquence de ses relations privilégiées avec les moines du lieu ? Quoi qu’il en soit, son court abbatiat devait déboucher sur une impasse, car le pape avait choisi pour la direction du prestigieux monastère cornouaillais un membre de la famille rennaise de Parthenay ; « la chose apparemment n’alla pas toute seule, puisque, par acte du 6 décembre 1382, Clément VII dut charger les évêques de Saint-Brieuc, Quimper et Tréguier, de mettre l’abbé Guillaume en possession de son monastère de Landévennec et de soumettre à son obédience les religieux de ce monastère sous menace de sanctions et, au besoin, d’appel au bras séculier »[6].

Il fallut à n’en pas douter « dédommager » Jean de Langouesnou, qui, de surcroît, ne pouvait plus rester sur place. Peut-être fit-il alors retour dans son Léon natal : J. Irien conjecture qu’il fut nommé, avec l’accord de l’évêque de Léon, par l’abbesse de Saint-Sulpice-des-Bois, pour desservir le prieuré Notre-Dame de Lesneven[7], couvent de moniales qui, suite à une donation ducale, dépendait depuis 1216 de l’abbaye rennaise[8] ; mais tout aussi bien a-t-il poursuivi sa carrière dans plusieurs autres monastères bénédictins de Bretagne.

C’est pendant son séjour à Landévennec que Jean de Langouesnou fut le témoin oculaire d’un miracle survenu sur la tombe d’un ermite nommé Salomon, en breton Salaün : ce dernier avait passé sa vie dans les parages de l’abbaye dont il avait été un temps le pensionnaire ; et le lieu de sa sépulture, le Folgoët, situé comme son nom l’indique au cœur de la forêt de Landévennec, relevait de la seigneurie des moines. Salaün faisait montre d’une grande vénération pour la sainte Vierge, laquelle, en ces temps de guerre civile, apparaissait plus particulièrement comme leur protectrice aux gens du peuple. En guise de « mode d’emploi » de la fort belle prose Languentibus in purgatorio qu’il avait composée en l’honneur de Marie et dont il se flattait qu’elle fût chantée à Landévennec, dans les différents prieurés dépendant de l’abbaye, « comme aussi en plusieurs autres lieux »[9], Jean de Langouesnou avait entrepris d’écrire l’histoire de Salaün et du miracle qui s’était produit sur la tombe de ce dernier ; si la perte de l’original (latin) de ce récit nous oblige désormais à recourir à ses paraphrases tardives en français, le succès de la prose Languentibus in purgatorio a permis sa transmission jusqu’à nous[10].

2

Notre homme, sectateur de Notre Dame, était donc non seulement poète, mais encore chroniqueur : ce profil est également celui de l’auteur contemporain du Chronicon Briocense. En plusieurs endroits de cet ouvrage éclate la dévotion mariale de son auteur : ainsi attribue-t-il à l’intervention de la Vierge lors du combat opposant le roi Arthur à Frollo une influence déterminante dans l’issue heureuse de cet affrontement ; en conséquence de quoi Arthur aurait ordonné la construction de Notre-Dame de Paris[11]. Par ailleurs, cet écrivain était en relation à la fois avec l’église de Gouesnou, où il localise le manuscrit de la vita du saint éponyme[12], et avec l’abbaye de Landévennec, dont il attribue la fondation au roi Gradlon[13], conformément à ce qui figurait dans le nécrologe du monastère[14], compilé en 1293 par un certain Guillaume de Rennes[15] ; enfin, le chroniqueur a reproduit dans son ouvrage huit vers qui appartiennent aux Gesta regum Britanniae[16], dont l’un des rares manuscrits a précisément été copié par Guillaume de Rennes[17].

Sans pouvoir conclure de manière définitive, ces différentes précisions sont de nature à conforter l’hypothèse selon laquelle Jean de Langouesnou qui, lors de son séjour à Landévennec, avait pu prendre connaissance du nécrologe du lieu et de l’épopée composée par Cadioc, serait l’auteur du Chronicon Briocense. Curieusement, le cartulaire de l’abbaye ne semble pas avoir été mis à contribution, à la différence de ceux de Sainte-Croix de Quimperlé et de Saint-Sauveur de Redon[18] : peut-être Jean de Langouesnou, dont l’abbatiat contesté fut relativement bref, n’avait-il pas disposé du temps et du loisir nécessaires pour se livrer à une exploration approfondie des archives de son monastère ; mais, en supposant qu’il ait poursuivi sa carrière monastique à Quimperlé et à Redon, il lui était alors possible d’utiliser à plein les ressources que lui offraient les scriptoria de ces deux abbayes.

Le Chronicon Briocense contient de nombreux emprunts aux traditions hagiographiques bretonnes : c’est le cas en ce qui concerne saint Gobrien, saint Goëznou, saint Corentin, saint Trémeur, saint Samson, saint Tugdual, saint Malo, saint Judicaël, saint Méen, sainte Ninnoc, saint Conwoion et saint Magloire. On y trouve également l’histoire de la princesse Azénor et de son fils Budoc[19], avec des détails recueillis à Plourin-Ploudalmézeau (Fin.), principal lieu du culte du saint en Bretagne, à la fin du Moyen Âge ; or la famille de Langouesnou était possessionnée non loin de là, dans les paroisses de Ploudalmézeau et de Plouarzel. Enfin le chroniqueur connaissait l’épisode du concile du Méné Bré, tel qu’il figure dans la vita interpolée de saint Hoarvé (Hervé)[20] ; or il y a de bonnes raisons de penser que l’interpolateur, qui travaillait à la charnière des XIIIe-XIVe siècles, était un moine de Landévennec, car il s’est par ailleurs abondamment servi du cartulaire du lieu [21].


André-Yves Bourgès



[1] Chronicon Briocense. Chronique de Saint-Brieuc (fin XIVe siècle), t. 1 (seul paru), Paris-Rennes, 1972. Le plus ancien manuscrit de cette chronique était autrefois conservé dans la bibliothèque du chapitre de Saint-Brieuc.

[2] J. Kerhervé, « L’historiographie bretonne », dans Balcou (J.) et Le Gallo (Y.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, 2e édition, Spézet, 1997 (3 tomes en 1 volume), t. 1, p. 270-271.

[3] Cette étude est inédite, mais Gw. Le Duc nous en a communiqué le texte : nous l’en remercions bien vivement.

[4] A cet égard, l’attitude de Théodore de La Villemarqué est particulièrement déconcertante : il publie dans le Bulletin de la société archéologique du Finistère de l’année 1892, une étude sur l’hymne Languentibus in purgatorio où il nie brutalement l’existence de Jean de Langouesnou, au contraire de ses affirmations antérieures. En réponse, la courte note où Arthur de la Borderie privilégie le Folgoët de Landévennec au détriment de celui de Lesneven — note qui figure tout à fait hors de propos à la page 67 du premier tome de son Histoire de Bretagne, paru en 1896 — ouvre des perspectives inattendues sur un débat jusque là demeuré secret entre les deux hommes, dans le cadre d’un « marchandage » historico-idéologique dont le célèbre sanctuaire léonard et l’abbaye cornouaillaise constituaient les précieux enjeux. Mais nous sommes là sur un terrain d’investigations qui nécessite un flair quasi-holmésien pour avancer sans encombres.

[5] Dom M. Simon, L’abbaye de Landévennec de saint Guénolé à nos jours Rennes, 1985, p. 94.

[6] Ibidem, p. 93.

[7] J. Irien, A la recherche de la vérité sur Notre-Dame du Folgoët, s.l. [Tréflévénez], 1994, p. 11. En réalité, l’abbesse nommait le desservant de la paroisse Saint-Michel de Lesneven, église qui avait été donnée en 1216 à l’abbaye par l’évêque de Léon, Jean, pour compléter la donation de la « chapellenie Sainte-Marie de Lesneven » (capellaniam Beate Marie de Lesneven), effectuée la même année à la demande de Pierre de Dreux et de son épouse, Alix : voir le cartulaire de Saint-Sulpice, publié par l’abbé Anger, acte n° 89.

[8] A. de La Borderie, , Recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIe, XIIe, XIIIe siècles), Rennes, 1888 (extrait des Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine), p. 163-164.

[9] A. Le Grand, Les Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e édition, Brest-Paris, 1837, p. 71-72.

[10] Y.-F. Riou, « Le graduel de chœur de 1693 à l’usage de l’église paroissiale de Plouégat-Guerrand », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 70 (1993), p. 445-448.

[11] Chronicon Briocense, p. 60-63.

[12] Ibidem, p. 236-237.

[13] Ibid., p. 138-139.

[14] Nécrologe de Landévennec, J.-L. Deuffic [éd.], ( = Britannia Christiana, Bibliothèque liturgique bretonne, fasc. 3/1), Daoulas, 1983, p. 4 : Nonas Januari obiit rex Grazlonus magnus, rex Britanniae, fundator istius monasterii....

[15] Ibidem, p. 3 et 7.

[16] Chronicon Briocense, p. 196-197.

[17] F. Lot, « Guillaume de Rennes, auteur des Gesta regum Britanniae », dans Romania, 28e année (1899), p. 332 : Explicit decimus liber Gestorum regum Britannie per manum Guilelmi dicti de Redonis, monachi. L’attribution par F. Lot de la composition de l’ouvrage à Guillaume de Rennes, qui n’en est que le copiste, était déjà contestée par G. Paris, comme le souligne F. Lot lui-même, p. 333, n. 2

[18] P. de Berthou, « Introduction à la Chronique de Saint-Brieuc », dans Bulletin archéologique de l’Association bretonne, 3e série, t. 18 (1900), p. 77.

[19] Ce texte est inédit, mais Gw. Le Duc nous en a communiqué la transcription : nous l’en remercions bien vivement. Voir également A. de Barthélemy, « La légende de saint Budoc et de sainte Azénor », dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes du Nord, t. 3 (1866), p. 235-251, avec la traduction du texte concerné (p. 240-248) et l’édition des leçons de l’office de saint Budoc dans les premiers bréviaires imprimés de Léon et de Dol.

[20] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire... de Bretagne, t. 1, col. 16-17.

[21] A.-Y. Bourgès, « Le bestiaire hagiographique de saint Hervé », dans Britannia Monastica n° 7 (2003), p. 80.

09 octobre 2005

L'influence de l'école d'Auxerre en Bretagne au Xe siècle ; la vita de saint Gildas et celle de saint Goustan

Le dernier tome (n° 83) des Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Bretagne, qui vient de paraître, contient un article de M. Raphaël Valéry sur "la bibliothèque de la première abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys" : travail riche, dense et fouillé, un peu conjectural parfois (mais les vrais chercheurs ont souvent l’occasion d’affronter le même amical reproche) ; nous aurons à y revenir sans doute, mais nous voulons dès à présent signaler un détail qui n’est peut-être pas inutile pour la démonstration de l'auteur.

La place des livres en rapport avec Auxerre dans la bibliothèque supposée de l’abbaye de Rhuys, dont M. Valéry dit qu'il s'agit d'un trait original de ce fonds, est peut-être à rapprocher de la formation intellectuelle de l’abbé Daoc ; celui-ci, présenté comme l’initiateur de l’exode de sa communauté en Berry, avait été en effet l’un des principaux disciples de Remi d’Auxerre (+ 908), comme il se voit dans une « Diadochè des Grammairiens », éditée par L. Delisle dans ses Notices et extraits des manuscrits de la Bibilothèque Nationale et autres bibliothèques, XXXV/1, Paris, 1896, p. 311, et citée par M. Sot dans son ouvrage Un historien et son Eglise au Xe siècle : Flodoard de Reims, Paris, 1993, p. 67, n. 58 :
Remigii porro cum plurimi extiterint successores, hi fuerunt eminentiores : Gerlannus, Senonum archiepiscopus, Uuido Autissiodorensium praesul, Gauzbertus quoque ipsius germanus, Nervernensium pontifex, Daoch quoque Brittigena, qui omnes Gallias doctrinae suae radiis inlustrarunt.

En ce qui concerne la vita de saint Gildas, nous ne sommes pas sûr, malgré le consensus des chercheurs, que cet ouvrage ait été composé par Vital. Vers 1025, on décide, « à cause de la sainteté du site, de donner la priorité à la restauration de Rhuys sur celle de Locminé, qui demeure dès lors un prieuré » (B. Merdrignac) : ce pourrait être l’époque de la composition de la vita. Un peu plus tard, probablement aux années 1060-1067, l’abbé Vital, dans un ouvrage unique [BHL 3541], aura fait suivre sa réfection de la biographie du saint d’une sorte de chronique du monastère, où il présentait à la vénération des fidèles non seulement saint Gildas (dont il signale l'invention, fort opportune, des reliques), mais aussi le restaurateur de l’abbaye, Félix, et les compagnons de celui-ci : Ehoarn, Gingurien, Goustan. La vie et les miracles de ce dernier ont, à leut tour, donné lieu à la rédaction d'un ouvrage spécifique, utilisé par Albert Le Grand et dont Du Buisson-Aubenay nous a conservé un fragment [BHL vacat] : il y est question d’Omnès, évêque de Léon dans la seconde moitié du XIe siècle, qualifié ici Oxismorum episcopus.


André-Yves Bourgès

24 août 2005

II. L'hagiographie bretonne à l'époque féodale : 1. Le contexte politique de la composition de la vita de saint Jaoua, ou un écho du "modèle Becket" en Bretagne.

L’assassinat, le 25 janvier 1171, au pied du château de Morlaix (Fin.), de l’évêque de Léon, Hamon, sans doute à l’instigation de son frère le vicomte Guyomarc’h — événement exceptionnel intervenu moins d’un mois après la fin tragique de Thomas Becket — peut être interprété comme la réplique et le prolongement du meurtre de l’archevêque de Canterbury. La résonance de ces faits divers dramatiques fut considérable ; leur association dans l’esprit des contemporains, au delà des seuls rédacteurs de chroniques, ne fait aucun doute, comme en témoigne la mention rigoureusement contemporaine par un moine de Saint-Serge d’Angers dans un manuscrit de l’abbaye. Depuis, une étude rigoureuse menée par les spécialistes a montré comment ces évènements avaient contribué à la définition d'un modèle de sainteté médiévale, le « modèle Becket » selon l'expression de M. André Vauchez.

Becket on le sait, après avoir été le proche du roi Henri II Plantagenêt, s’était opposé à ce dernier ; de même Hamon, après avoir été le fidèle allié de son père, le comte Hervé, et de son frère, notamment en 1163 à l’encontre de leurs turbulents voisins cornouaillais, les vicomtes de Châteaulin, avait souscrit aux choix politiques effectués par le duc Conan IV et se trouvait ainsi soutenir de facto depuis 1166 l’action du roi d’Angleterre, lequel s’efforçait à cette époque de réduire la résistance léonarde à sa main-mise sur la Bretagne. En fonction du principe qui régit les basculements d’alliance, on avait alors assisté à un rapprochement entre les ex-vicomtes de Châteaulin, devenus vicomtes du Faou, et ceux de Léon : sous la pression de son frère, Hamon avait été contraint en 1169 de quitter l’évêché de Léon et n’avait pu reprendre possession de son siège qu’après la défaite militaire infligée par l’ost ducal aux troupes de Guyomarc’h, probablement grossies de renforts cornouaillais, dans les landes de Commana (Fin.), aux confins du Léon et du pagus du Faou.

L’assassinat de l’évêque de Léon a constitué la réponse sanglante, cinglante au meurtre de Thomas Becket, dont le culte fut rapidement propagé en Bretagne et en particulier en Cornouaille par les chanoines réguliers de Daoulas. Or la *vita perdue de saint Jaoua, connue par la paraphrase française qu’en a donnée Albert Le Grand, rapportait les origines légendaires de cette dernière communauté : un seigneur du Faou, neveu par sa mère d’un puissant seigneur nommé Arastagn, avait assassiné deux saints abbés de Bretagne pendant le sacrifice de la messe ; en expiation de ce double meurtre, il avait fondé au lieu même de son forfait et par arrangement de son oncle, un monastère, lequel, pour commémorer le drame, reçut le nom de « Mouster Daougloas, c’est à dire le monastère des deux plaies ». Si la traduction est à peu près exacte, l’étymologie proposée est totalement fallacieuse ; mais il faut souligner que sa paternité n’en revient peut-être pas à Albert Le Grand, comme on l’a souvent reproché à ce dernier. La réfection étymologique Daougloas est en effet directement inspirée de celle à laquelle avait procédé en son temps Guillaume le Breton (apud Douglasium) et qui ne se rencontre que sous la plume de cet écrivain ; voilà qui constitue un élément péremptoire quant à l’identification de l’auteur de la vita de saint Jaoua : ce texte est probablement à mettre, avec les vitae de saint Goëznou, de saint Goulven et de saint Ténénan, au nombre des notices de l’ouvrage relatif aux *Gesta episcoporum Leonensium, composé par le futur chantre de Philippe Auguste, Guillaume le Breton, alors chapelain de l’évêque de Léon, Ivo. En outre, de même que le roi Henri II Plantagenêt, en expiation de son rôle indirect mais indiscutable dans la mort tragique de Thomas Becket, s’était engagé à fonder trois monastères, les vicomtes de Léon ont accéléré et renforcé la fondation de l’abbaye de Daoulas ; mais les vicomtes du Faou ont eux aussi contribué à l’établissement de cette maison et il est possible qu’un tel engagement soit l’indice de leur implication dans le meurtre de l’évêque Hamon.

Cette bonne langue de Robert de Torigni, lequel, pour complaire à son maître le roi d’Angleterre, a choisi délibérément de ne rien dire ou presque de « l’affaire Becket », prit bien soin au contraire de rapporter dans sa précieuse chronique que la rumeur publique accusait le vicomte Guyomarc’h et son fils Guyomarc’h junior d’avoir fait disparaître Hamon. Il est clair cependant que les vicomtes de Léon n’avaient pas directement porté la main sur le prélat, ni même donné l’ordre explicite de ce meurtre : il s’agissait simplement d’une volonté plus ou moins exprimée de leur part, qui avait été librement interprétée par l’assassin comme devant être suivie d’exécution. Ainsi, quand l’auteur de la vita de saint Jaoua indique que l’abbaye de Daoulas a été fondée par un vicomte du Faou suite au meurtre de deux abbés, il est possible d’y voir — compte tenu de la dimension nettement expiatoire, déjà soulignée, de cette fondation, dans laquelle les vicomtes de Léon ont joué le rôle le plus important — la confirmation de la complicité qui unissait dans le crime les deux dynasties vicomtales.

L’absence de véritable émotion quand Guillaume le Breton traita par la suite de la mort de l’évêque Hamon, s’explique sans doute parce que le prélat, curialis de Conan IV et peut-être même son chancelier, pouvait apparaître aux yeux du chroniqueur royal comme un renégat de la triple cause vicomtale, ducale et royale ; mais nous ne disposons en l’occurrence que de simples notes, qui d'ailleurs ne sont guère plus laconiques que celles relatives à la capture du jeune duc Arthur par Jean sans Terre ou bien à la guerra féodale intervenue en 1222 entre Pierre de Dreux et les vicomtes de Léon. Or, Guillaume a fait de ces évènements, dans la Philippide, un récit agrémenté d’importants développements poétiques : il faut donc envisager la possibilité que le chroniqueur ait pu traiter, dans la partie disparue de ses *Gesta episcoporum Leonensium, le cas de l’évêque Hamon avec l’ampleur et la chaleur nécessaires. Néanmoins, le plus probable paraît que, à l’instar de Robert de Torigni pour « l’affaire Becket » et en prenant l’exact contre-pied de ce dernier, Guillaume le Breton a occulté les tenants et les aboutissants de « l’affaire Hamon », tandis qu’il a souligné la dévotion immédiate dont le martyr de Canterbury avait fait l’objet, et notamment de la part de Louis VII.


André-Yves Bourgès

31 juillet 2005

III.- Bretagne ducale et novi sancti : 1. Ultime mission diplomatique de Vincent Ferrier.

Nous entamons la mise en ligne de notules d’hagio-historiographie bretonne sous le titre général de SAINTS DE BRETAGNE. Ces notules sont rangées dans 3 séries : I.- Les saints bretons du Haut Moyen Âge ; II.- L’hagiographie bretonne à l’époque féodale (XIe-XIIIe siècles) ; III.- Bretagne ducale et novi sancti.

Les textes sont mis en ligne sans leur appareil critique (qui figure dans les publications conventionnelles) ; ils n’en sont pas moins protégés par les lois internationales relatives au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle. Leur utilisation, reproduction ou simple citation est autorisée, mais sous réserve absolue de la mention du nom de leur auteur.

Parce qu’il a fortement marqué la Bretagne de l’empreinte de sa pastorale, parce qu’il trouva la mort (le 5 avril 1419) et reçut sa sépulture à Vannes, parce que l’enquête préliminaire en vue de sa canonisation fut en grande partie instrumentée en Bretagne, le dominicain catalan Vincent Ferrier peut être sans conteste rangé dans la cohorte des novi sancti bretons du Bas Moyen Âge.

Cette dimension locale ne doit pas occulter la stature du personnage qui attend, en France du moins, son biographe moderne ; on peut encore recourir à l’ouvrage ancien de l’abbé J.-M. Mouillard, paru en 1856 : travail solidement documenté certes, car il s’appuie sur les témoignages recueillis lors de l’enquête de canonisation, mais dont l’approche et le style sont évidemment dépassés, sans compter quelques erreurs patentes en particulier au plan chronologique. Le chapitre consacré au dominicain par A. de la Borderie dans son Histoire de Bretagne (t. 4) vaut surtout par la tentative de reconstitution de l’itinéraire du futur saint en Bretagne et en Normandie (p. 166-170) ; mais il est manifeste que l’érudit avait hâte d’en venir « à l’objet principal de ce chapitre, c’est-à-dire aux sermons, à l’éloquence de saint Vincent Ferrier ». Enfin, le P. Fagès a donné en 1904 une édition du Procès de la canonisation, … pour faire suite à l’histoire du même saint.

Absent de la thèse monumentale consacrée à La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge par A. Vauchez, le prédicateur catalan a fait récemment l’objet de l’intérêt de chercheurs comme H. Martin ou J.-C. Cassard, qui lui ont consacré plusieurs études ; mais de nombreuses facettes de sa personnalité demeurent dans l’ombre, ainsi que certains épisodes de son existence.

Ainsi, le rôle qu’il a pu jouer dans la diplomatie franco-anglaise doit-il être reconsidéré à la lumière du témoignage d’une chronique anglaise anonyme de 1513 : témoignage révoqué en doute par G. Peyronnet et à sa suite par J.-C. Cassard, eu égard au fait que le chroniqueur mentionne une entrevue entre le dominicain et le roi Henry V à Rouen en 1419, alors qu’une telle rencontre avait déjà eu lieu à Caen en 1418, selon plusieurs témoins entendus lors de l’enquête de canonisation. Cependant, il est tout à fait possible que se soit tenue une seconde entrevue à Rouen, peu de temps avant la mort de Vincent Ferrier.

En effet, les tentatives de reconstitution de l’itinéraire du prédicateur en Bretagne et en Normandie, de l’avis même de ceux qui s’y sont essayé depuis A. de la Borderie, demeurent très aléatoires et finalement assez vaines : échappent en particulier à l’investigation les semaines qui ont précédé la mort du futur saint à Vannes ; mais il paraît assuré que, juste avant son retour définitif à Vannes (soit fin mars-début avril 1419), Vincent Ferrier se trouvait à Nantes, prêt à prendre la route à destination de son pays natal.

Curieusement, les historiens n’ont pas souligné la présence de Jean V dans la capitale de son duché à cette même période. La coïncidence est pourtant de nature, sinon à emporter la conviction, du moins à nourrir la conjecture : le duc et le prédicateur ne seraient-ils pas revenus ensemble à Nantes depuis Rouen, où Jean V avait séjourné avec une suite impressionnante en février-mars 1419 et rencontré à plusieurs reprises le roi d’Angleterre. Le chroniqueur anonyme de 1513, qui a puisé à bonne source (et qui la cite), nous révèle la nature politico-diplomatique de la mission qui aurait été confiée à cette occasion à Vincent Ferrier : mission à laquelle fait d’ailleurs allusion de manière explicite le 2e témoin entendu lors de l’enquête de canonisation ; mission absolument distincte du voyage effectué en 1418 par le prédicateur jusqu’à Caen, à l’invitation expresse du roi Henry V.


André-Yves Bourgès


09 juillet 2005

Liens utiles

Mise en ligne de plusieurs liens en rapport avec le sujet de notre "blog" : les excellentes pages de Graham Jones, la Celtic Christianity Electronic Library, dont le "conservateur" est le Dr Jonathan Wooding, et la base de données des saints bretons ; MENESTREL, The Internet Medieval Sourcebook et Reti medievali, trois sites incontournables en "médiévistique". Enfin du manuscrit à l'édition, un parcours en trois étapes : l'IRHT, la "Base de données géographiques et chronologiques de la littérature et des manuscrits hagiographiques latins" (annexée à "l'histoire de la littérature hagiographique") et une édition électronique de la célèbre Légende Dorée, de Jacques de Voragine.


André-Yves Bourgès

07 juillet 2005

Robert d’Arbrissel, Raoul de la Fûtaie et Robert de *Locunan : la trinité érémitique bretonne de la fin du XIe siècle

Nous mettons en ligne, sans son appareil critique, le texte de l’intervention que nous avons donnée lors du colloque annuel du CIRDoMoC en juillet 2004 ; ces quelques pages sont dédiées à la mémoire du maître trop tôt disparu, Hubert Guillotel, qui avait lui aussi cherché à mieux connaître « les premiers temps de l’abbaye de Saint-Sulpice-la-Forêt ».

La production hagiographique bretonne médiévale est majoritairement constituée d’ouvrages composés aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Or c’est l’époque de l’apparition en Bretagne de nombreux novi sancti, en corrélation d’abord avec le renouveau bénédictin, puis avec le renouveau érémitique et enfin avec le renouveau mendiant : cette floraison débute avec les saints « fabriqués en série » à Saint-Gildas de Rhuys après la restauration du monastère et s’achève avec Yves de Kermartin, dont le modèle de sainteté, largement tributaire de l’idéologie mendiante, a pu également subir l’influence du prêtre normand Thomas Hélie. Le mouvement érémitique, qui connaît ses plus grands développements aux marches du duché à la charnière des XIe-XIIe siècles, n’a pas beaucoup intéressé jusqu'à aujourd'hui les historiens de la Bretagne, lesquels ont avant tout utilisé les sources hagiographiques pour dresser (avec des résultats contrastés) le tableau des origines bretonnes. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire, nous semble-t-il, sur la mise en place de « modèles de sainteté » inspirés par le comportement des novi sancti en général et des ermites en particulier, modèles qui ont été largement utilisés par les hagiographes tardifs dans les vitae de saints « primitifs ». Il nous semble également qu’il conviendrait de s’intéresser à la position inconfortable de certains promoteurs de la Réforme grégorienne en Bretagne, dont l’action est contemporaine du mouvement érémitique : c’est notamment le cas du fameux Robert d’Arbrissel, à l’origine curé héréditaire, peut-être de surcroît concubinaire, qui fut aux années 1089-1093 le coadjuteur de l’évêque de Rennes, Sylvestre de la Guerche, lui-même prélat simoniaque.

Parmi les novi sancti bretons, d’origine ou d’acclimatation, qui ont été impliqués dans le mouvement érémitique, deux sont rigoureusement contemporains et leurs relations sont marquées au coin d’une véritable affinité : il s’agit de Robert d’Arbrissel, mort en 1116, et de Raoul de la Fûtaie, mort en 1129 ; mais leur principal point commun et véritable titre de gloire consiste dans la fondation de différents établissements monastiques, dont les plus célèbres sont respectivement Fontevraud et le Nid-de-Merle, abbayes « doubles » où l’autorité de l’abbesse s’étendait à tous les religieux, aussi bien les hommes que les femmes.

Un troisième personnage, moins célèbre et qui n’est pas reconnu comme Bienheureux, doit être associé aux précédents, car il est manifeste qu’il appartenait à la même communauté de pensée ; d’ailleurs, nous avons des témoignages sur les liens privilégiés qui l’unissaient à Raoul de la Fûtaie : il s’agit de Robert qui, après avoir été ermite, devint en 1113 évêque de Quimper et siégea jusqu’à sa mort en 1130.

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Pas question pour nous de donner ici un portrait de Robert d’Arbrissel dont « l’étonnante figure » et « l’impossible sainteté » ont fait récemment l’objet d’approches renouvelées par le regretté Jean-Marie Bienvenu et l’innovant Jacques Dalarun ; mais seulement dire que certains éléments de sa biographie doivent être reconsidérés à la lumière des travaux de ces deux chercheurs, de même que les caractères originaux de la fondation de Fontevraud. Ainsi en est-il de la durée de la retraite au « désert » de Robert : sans doute moins de cinq années au total, divisées en deux périodes, ce qui est finalement assez court rapporté à la durée de vie d’un septuagénaire. Egalement de la question du synéisaktisme, qui paraît avoir été l’ascèse privilégiée par Robert : cette pratique contenait-elle en germe la dimension de mixité de Fontevraud ; ou bien le fondateur du monastère s’est-il inspiré en l’occurrence d’un modèle préexistant ?

Le dossier de Raoul de la Fûtaie fait exception parmi ceux qui constituent les sources écrites de l’histoire du mouvement érémitique : ermite renommé et fondateur dans la forêt de Rennes, au lieu-dit le Nid-de-Merle, d’un établissement monastique consacré à la Vierge et à Saint-Sulpice, qui devait être promu par la suite abbaye chef d’ordre, on pouvait s’attendre légitimement à ce que le personnage bénéficiât d’un traitement hagiographique approprié au travers de la composition d’une vita, comme ce fut le cas pour les autres ermites fondateurs d’abbayes devenues chefs d’ordre, Robert d’Arbrissel, Vital de Mortain et Bernard d’Abbeville, avec lesquels il est d’ailleurs placé sur un pied d’égalité par le biographe de ce dernier ; mais ce n’est malheureusement pas le cas. Il faut se contenter de quelques maigres et donc précieux éléments documentaires : inscription au nécrologe de l’abbaye Saint-Sulpice, qui le décrit comme un moine de l’abbaye Saint-Jouin de Marnes ; emploi dans quelques actes de la pratique ; mentions dans les chroniques de Robert d’Auxerre et d’Aubri des Trois-Fontaines, mentions d’ailleurs inspirées par la vita de Bernard d’Abbeville. D’autres sources, plus difficiles à contrôler et, partant, à utiliser peuvent néanmoins être intégrées dans notre corpus : traditions populaires, vestiges archéologiques, etc. Ce déficit documentaire ne doit cependant pas décourager les chercheurs, mais plutôt les conduire à s’interroger sur la possibilité qu’il ait existé une vita de Raoul de la Fûtaie, laquelle aurait disparu par l’injure du temps ou par l’exécution d’un dessein particulier : cette hypothèse et la seconde possibilité que nous évoquons doivent être considérées avec d’autant plus d’attention que Raoul a joué un rôle majeur au sein du mouvement érémitique qui s’est étendu dans l’ouest de la France à la charnière des XIe-XIIe siècles. De plus, l’exemple de Geoffroi du Loroux, d’abord écolâtre d’Angers, lui-même engagé un temps dans une carrière érémitique (vers 1126-1136), avant d’accéder au siège archiépiscopal de Bordeaux, et qui portait un grand intérêt à l’abbaye Saint-Sulpice, montre surabondamment que Raoul comptait, parmi ses disciples, des hommes dont le talent d’écriture était certain et qui auraient pu être ses biographes.

Peut-être pour être natif de cette région, Raoul de la Fûtaie s’était d’abord établi dans le Bas-Maine, ou plus exactement dans le « Petit Maine », entre les rivières de Glaine et d’Airon, territoire dépendant jusqu’au début du XIIIe siècle de la seigneurie de Fougères et dont l’appartenance diocésaine n’était sans doute pas encore bien définie à l’époque. Zone de confins, très boisée, où l’encellulement restait incomplet : terrain propice donc à l’exercice de la marginalité, dont la vie érémitique était incontestablement une des formes. C’est sans doute dans ces parages que leur appétit du « désert » devait également amener Robert d’Arbrissel et Vital de Mortain ; et c’est là que les vint rejoindre Bernard d’Abbeville, au dire du biographe de ce dernier, qui d’ailleurs ne mentionne pas la forêt de Craon. L’ermitage de Raoul fut probablement à l’origine de l’« église Notre-Dame de la Fûtaie » mentionnée dans une bulle de 1179 en faveur de Saint-Jouin (ecclesiam sancte Marie de Fusteia), prieuré situé sur le territoire de Saint-Mars-sur-la-Fûtaie, dont l’église paroissiale est également mentionnée dans la bulle de 1179 (ecclesiam sancti Medardi) ; non loin de là, au lieu-dit L’Habit, en Pontmain, qui dépendait à cette époque de la paroisse de la Bazouge-du-Désert, au nom significatif, s’était établi un autre ermite, nommé Aubert, qui est peut-être le même que le socius de Raoul de la Fûtaie, dont le souvenir nous a été transmis par la tradition qui avait cours à Saint-Sulpice.

La fondation de cette dernière abbaye résulte de l’installation ultérieure de Raoul et de sa communauté dans la forêt de Rennes, dépendante du domaine ducal, ce qui laisse à penser que le monastère a bénéficié en l’occurrence du soutien d’illustres auxiliaires laïques, Alain Fergent bien sûr et peut-être plus encore sa femme Ermengarde, dont on connaît le rôle éminent dans la vie religieuse de la Bretagne à la charnière des XIe et XIIe siècles.

Le troisième personnage dont il est question ici, Robert, est mieux connu que Raoul de la Fûtaie ; mais c’est au titre de la carrière épiscopale qu’il a parcourue de 1113 à 1130 sur le siège de Quimper. Sa période érémitique avait pris place juste auparavant : Robert ermite et son compagnon Christian sont mentionnés immédiatement après un prêtre nommé Israël (Israel presbyter, Rothbert heremita et Christianus socius ejus) dans un acte passé vers 1107-1112 qui constate l’accord entre l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé et un certain Donguallon, au sujet de biens et de droits appartenant à l’abbaye ; Christian figure en qualité d’ermite (Christianus heremita) dans un acte de 1126 qui mentionne à nouveau Israël, cette fois en tant qu’archidiacre, acte donné au profit de Marmoutier par Robert, évêque. L’identification de ce dernier avec l’ermite Robert est confirmée par la tradition de l’Église de Quimper, tradition établie depuis le début du XVe siècle au moins : en effet, le catalogue épiscopal qui figure dans le cartulaire du lieu, compilé au XIVe siècle, a été enrichi en 1417 d’une addition qui fait explicitement référence à la carrière érémitique de Robert et à la localisation de l’endroit où il s’était établi (Robertus episcopus qui fuit heremita apud Locuuan) ; mais la lecture du toponyme concerné a donné lieu à bien des discussions, dont l’enjeu dépasse la simple satisfaction érudite.

Il n’y aurait d’ailleurs pas lieu de revenir sur la lecture la plus récente et la plus assurée, Locuuan, si celle-ci ne posait pas plus de problèmes qu’elle n’en résout : c’est ainsi que Gildas Bernier avait proposé d’y voir le doublet en loc- du nom de la paroisse de Pluguffan ; tout récemment, Joëlle Quaghebeur a émis l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de Loc-Amand, en Fouesnant. Pour mémoire, rappelons qu’Albert Le Grand avait identifié l’ermitage de Robert avec Locronan, hypothèse qui s’est révélée la plus durable et que l’on retrouve encore dans les ouvrages de Jean-Marc Bienvenu et Jacques Dalarun déjà cités ; cependant cette identification doit être rejetée avec vigueur.

En fait, il faut, comme c’est souvent le cas, élargir la problématique pour permettre de trouver un début de solution. Si le toponyme transcrit en face du nom de Robert dans le catalogue épiscopal doit effectivement être lu Locuuan, ce que personne ne conteste, il faut également constater que la source de cette transcription demeure inconnue. Or, il y a fort à parier que l’interpolateur a travaillé d’après une source écrite et d’accès restreint ; car s’il s’était agi d’une source orale et déjà largement diffusée au début du XVe siècle, nous ne serions pas aujourd’hui encore dans l’ignorance de la localisation précise de l’ermitage de Robert. Compte tenu de l’habituelle confusion entre n et u dont ont souvent été victimes les scribes du bas Moyen Âge à l’occasion de la transcription de pièces plus anciennes, il est possible de restituer la forme du toponyme qui nous intéresse en *Locunan, aujourd’hui le nom de lieu Loconan, en Trébrivan (Côtes d’Armor), où s’élève une chapelle dédiée à Notre-Dame de la Clarté, monument tardif comme c’est bien souvent le cas, mais qui a peut-être succédé à un édifice plus ancien. Dans la vallée située en contrebas du Minez-Loconan (la « montagne de Loconan »), se trouve un endroit idéal pour se retirer du « monde », car véritable « désert » au sens religieux du terme : le souvenir en est conservé par le toponyme le Nézert, qui est généralement associé à un ermitage de l’époque médiévale ; mais ce type de « solitude » s’accommodait en général assez bien d’un passage continuel à proximité, comme c’était le cas dans la haute vallée de l’Hyères.

Quant à la position de Robert avant son entrée au « désert », elle n’est pas connue avec certitude, mais il est tentant de reconnaître en lui un membre du personnel canonial de la cathédrale de Quimper : ainsi s’expliquerait son élévation à l’épiscopat à la suite d’une élection au sein du chapitre. D’ailleurs un chanoine du nom de Robert est mentionné dans un acte de 1093 ; mais il peut s’agir d’un homonyme, qui exerça successivement les fonctions de chapelain auprès de l’évêque Benoît, puis de notre Robert. Enfin, il faut noter que le nom de ce dernier, ainsi que celui de son compagnon dans la vie érémitique, Christian, ne sont pas spécifiquement bretons et que le neveu de l’évêque Robert s’appelait quant à lui Daniel.

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Certaines traditions tardives, dont Balthazar Pavillon s’est fait l’écho au XVIIe siècle, présentaient Robert de Loconan comme un disciple de Robert d’Arbrissel. Même si ces traditions ont été révoquées en doute par Jean-Marc Bienvenu, elles constituent le témoignage que le mouvement qui a abouti à la fondation de Fontevraud était perçu comme ayant formé un tout avec les autres expériences érémitiques de l’époque et qu’il paraissait que leurs promoteurs respectifs avaient entretenu les uns avec les autres des relations suivies. L’unité perceptible du phénomène érémitique caractéristique de l’histoire religieuse de l’ouest de la France aux XIe-XIIe siècles découle évidemment de contacts directs et indirects entre ses principaux acteurs ; mais la manière dont se sont exercées les influences des uns sur les autres doit être, à notre avis, reconsidérée : la place accordée par l’historiographie à Robert d’Arbrissel dans le développement de ce mouvement résulte peut-être moins du rôle certes éminent joué par le fondateur de Fontevraud que du déficit documentaire qui caractérise les dossiers littéraires de ses disciples, prétendus ou supposés tels.

Pour ce qui est de Raoul de la Fûtaie et de Robert de Loconan, nous savons qu’ils ont entretenu des relations suivies : Robert, devenu évêque de Quimper, est présent en 1117 lors de la rédaction de l’acte de donation de la Fougereuse, qui fait intervenir les religieuses de Nid-de-Merle et leur maître Raoul, dans un rapport complexe déjà observé par Jacques Dalarun en ce qui concerne les moniales de Fontevraud et Robert d’Arbrissel ; mais surtout le prélat est sans doute à l’origine du rattachement en 1124 à l’abbaye Saint-Sulpice du monastère de Locmaria, établi non loin du siège épiscopal. En tout état de cause, Robert, cette année là, a confirmé la donation effectuée par Conan III de la communauté quimpéroise à l’établissement rennais : le récipiendaire désigné dans l’acte est à l’évidence Raoul de la Fûtaie, modestement qualifié de prieur, assisté de l’abbesse de Saint-Sulpice, Marie, et des autres religieuses (Radulfo priori atque Mariae abbatissae nec non et sororibus ibidem Domino servientibus). La communauté de Locmaria était nécessairement bien connue du prélat, en vertu de la proximité du monastère et du siège épiscopal et des relations entre l’un et l’autre : peut-être même lui était-elle familière depuis l’époque où Robert avait été ermite près de Loconan, car l’abbaye était alors possessionnée à Quelen-Locarn, non loin de Trébrivan.

Or, Locmaria, dont les débuts ont donné lieu à la rédaction d’une « pancarte » qui résume six ou sept actes passés entre 1022 et 1058, présentait un profil particulier parmi les rares monastères féminins bretons des XIe-XIIe siècles : il s’agit en effet d’une abbaye double, dont la création a sans doute résulté de la soumission d’une communauté masculine, originellement dirigée par un abbé, à une communauté de femmes, dont l’abbesse devait par la suite exercer son autorité sur tous ; puis l’abbé avait été substitué par un prieur, office que Raoul de la Fûtaie ne dédaigna pas de remplir à Saint-Sulpice, comme il vient d’être dit. La première abbesse de Locmaria, Hodierne, n’était autre que la fille du comte de Cornouaille, Alain Caignard, et de Judith de Nantes : il est vraisemblable que pour permettre à Hodierne, dont la vocation religieuse était peut-être avérée, de disposer d’un établissement religieux approprié à son rang et localisé à proximité de la capitale comtale, il parut plus efficace à ses parents de transformer en un modèle inédit d’abbaye double une communauté masculine qui remontait au moins au temps du père d’Alain, l’évêque-comte Benoît, plutôt que de créer ex nihilo un monastère féminin ; cette solution permettait en outre de pallier au difficile recrutement local d’un nombre suffisant de moniales, dont témoigne une onomastique marquée au coin de l’influence germanique.

Modèle inédit, car nous n’avons pas de traces antérieures en Bretagne de ce type de monastère qui avait été répandu à l’échelon de toute l’Europe chrétienne, par exemple dans l’Angleterre anglo-saxonne, où les abbayes doubles, particulièrement nombreuses, furent fondées majoritairement au VIIe siècle et disparurent vers le milieu du IXe. Voici donc, vers le milieu du XIe siècle, un monastère honoré des faveurs des comtes de Cornouaille et dont la régularité ne paraît pas devoir être remise en cause, quand bien même cet établissement ne se situait pas dans la filiation d’un ordre particulier et semble avoir présenté certaines particularités : les religieux étaient placés à l’origine sous l’autorité d’un personnage qui, dans les deux premiers actes de la pancarte de Locmaria, porte le titre d’« abbé », abbas ; mais les religieux furent quant à eux désignés comme étant des « clercs », clerici, avant que ne s’impose la terminologie « frères », fratres, qui se retrouve également à Saint-Sulpice et à Fontevraud. Peut-être faut-il comprendre que ces « clercs » appartenaient originellement au monde canonial, hypothèse qui semble avoir la faveur de Joëlle Quaghebeur ? Surtout, ce qui constitue une innovation importante, Locmaria devait intégrer rapidement des religieuses et la supérieure de celles-ci se vit alors attribuer, avec le titre d’abbesse, la direction de l’ensemble du monastère ; les religieuses quant à elles sont classiquement désignées comme étant des « moniales ».

Comme l’a souligné Jean-Hervé Foulon, « la riche chronique de Saint-Maixent » se révèle « plus attentive aux fondateurs du nouveau monachisme » que les autres sources historiographiques du mouvement érémitique : ainsi, « tous les grands noms de l’Ouest s’y trouvent réunis », parmi lesquels celui de Raoul, moine de Saint-Jouin, qui, en 1095 selon le chroniqueur, coepit instruere suos et sua loca. Cette mention annalistique a fait couler une assez grande quantité d’encre, car les archéologues et les historiens de l’art ont voulu reconnaître dans ce Raoul l’architecte ou du moins le maître d’œuvre de l’abbaye de Marnes ; mais reprenant à son compte la traduction donnée par Jean Verdon, lequel n’en avait pas tiré toutes les conséquences, Anat Tcherikover a montré qu’il s’agissait très certainement d’une allusion à la prédication de Raoul de la Fûtaie et aux différentes fondations qui ont résulté du succès rencontré. La date de 1095 situerait l’époque de l’entrée au « désert » de Raoul quelque temps auparavant celles de Robert d’Arbrissel, Vital de Mortain et Bernard d’Abbeville, contemporaines du voyage du pape Urbain II dans l’ouest de la France.

Ainsi, la chronologie ne s’oppose pas à ce que Robert d’Arbrissel, compagnon de Raoul de la Fûtaie, ait pu subir l’influence de ce dernier, lequel, au travers de ses contacts avec Robert de Loconan, pouvait lui même avoir eu connaissance de l’existence d’une abbaye double à Quimper : ne peut-on dès lors proposer comme une hypothèse que Locmaria a peut-être constitué le modèle des communautés du Nid-de-Merle et de Fontevraud, modèle adapté à l’occasion des fondations successives de ces deux abbayes et venu renforcer les pratiques synéisaktiques de leurs fondateurs ?

3

Si André Vauchez a raison de souligner que la dimension érémitique de la sainteté médiévale fut certainement la plus manifeste pour les gens du peuple, il n’en est pas moins vrai que certains aspects de ce « modèle de sainteté » pouvaient tout autant constituer un véritable repoussoir que susciter de l’attirance et de l’admiration : la vita de saint Ronan constitue à cet égard un témoignage exceptionnel sur l’ambivalence des sentiments éprouvés par les populations à l’égard des ermites ; cependant ce témoignage ne se rapporte pas à l’époque, d’ailleurs imprécise, où vivait le saint, mais bien plutôt à celle de la composition de sa biographie, datation qui n’est pas encore établie avec une complète certitude.

La vita de saint Ronan, évidemment écrite avant 1219 puisque l’hagiographe y déplore que la Cornouaille soit privée de toute relique de saint Corentin, ne doit pas être antérieure au premier tiers du XIIe siècle : sinon Gurheden, rédacteur vers 1124-1127 du cartulaire de Quimperlé, n’eut certainement pas manqué de l’intégrer à sa propre compilation, comme il l’a fait pour les vitae de sainte Ninnoc et de saint Gurthiern ; or si la vita de saint Ronan a effectivement été connue à Sainte-Croix de Quimperlé, c’est postérieurement à l’époque à laquelle a travaillé le compilateur du cartulaire. Du même coup, l’attribution proposée par le regretté H. Guillotel, à savoir Bernard de Moëlan, et la datation déduite, c’est à dire l’époque laquelle Bernard a occupé le siège épiscopal de Quimper aux années 1159-1167, s’en trouveraient singulièrement confortées ; mais R. Largillière a depuis longtemps établi que la vita de saint Ronan, tout comme l’ouvrage primitif sur saint Corentin, sont sortis de la plume du compilateur de la pancarte de Quimper, qui travaillait vers la fin du XIe siècle.

Dès lors il existe une autre possibilité : que les textes hagiographiques en question aient été composés à l’instigation de Robert de Loconan devenu évêque de Quimper, sinon même par ce prélat. Cette identification est suggérée par la parenté stylistique de ces textes avec une charte-notice et une charte données par Robert aux années 1118-1126 au profit de Marmoutier, ainsi que dans la charte de 1124 relative à Locmaria : voyez en particulier l’adverbe unanimiter — que R. Largillière déjà avait remarqué comme étant une marque distinctive et qu’il jugeait « amusant » — et aussi les paraboles sur l’eau qui éteint, ou bien qui n’éteint pas le feu (c’est selon), la référence au « clergé » (clerus) qui assiste l’évêque, etc. ; autant de formules qui se retrouvent dans les ouvrages hagiographiques mentionnés. Bien que nous ne disposions que d’un matériau documentaire très modeste, d’autant plus que certaines pièces qui le citent sont manifestement des faux, le personnage de Robert mériterait d’être mis en valeur au travers d’un travail spécifique. En tout état de cause, s’il s’avérait que le prélat était bien l’auteur de travaux hagiographiques sur saint Ronan et saint Corentin, cela constituerait un excellent moyen de mieux cerner sa personnalité, du moins en ce qui concerne sa formation intellectuelle et culturelle.

Saint Ronan, dans sa retraite cornouaillaise, fut en butte, selon son biographe, aux persécutions d’une femme du peuple, qui portait le surnom de Kéban et dont les accusations peuvent être résumées comme suit :

1°) Kéban avait répandu le bruit que Ronan était un loup-garou qui, non content de ravager le bétail, s’en prenait également aux humains ; l’hagiographe nous renseigne sur les raisons qui ont dicté cette attitude de Kéban, à savoir que le mari de cette dernière se détournait d’elle au profit des enseignements du saint. Quant à l’accusation de lycanthropie, elle était motivée par la capacité de l’ermite à exercer sur les loups un véritable pouvoir, dont lui-même n’avait pas originellement pris conscience.

2°) La deuxième accusation portée par Kéban à l’encontre de Ronan était beaucoup plus grave et ce dernier avait été d’ailleurs contraint de s’en justifier devant la cour du roi Grallon : les faits incriminés relevaient de ce que la justice aujourd’hui doit instruire sous le nom de pédophilie, avec les mêmes conséquences dramatiques pour les enfants, mais aussi pour les innocents accusés à tort comme l’ont montré récemment les débats du procès d’Outreau. En faisant dire à Kéban que Ronan avait dévoré sa fille, l’hagiographe donne à son récit une connotation fantas(ma)tique qui nuit à son intelligibilité, d’autant plus que la fillette étant morte étouffée dans le coffre où l’avait enfermée sa mère, le saint fut ainsi amené à procéder à un miracle de résurrection ; mais, selon Kéban, le crime dont elle avait accusé l’ermite renvoyait à ceux qui avaient été précédemment commis par lui et pour lesquels il avait été obligé de quitter son pays d’origine.

3°) Dernière accusation, finalement plus banale et qui pourtant eut raison de la résistance de Ronan : ce dernier aurait abusé de Kéban, ce qui évidemment disqualifiait le « modèle de sainteté » auquel le mari de son accusatrice ambitionnait de se conformer. Comme l’a écrit Bernard Merdrignac, qui préfère insister quant à lui sur la dimension folklorique du récit filé de lycanthropie, « on a l’impression que si Kéban avait pensé plus tôt à accuser Ronan de l’avoir violée, elle en serait venue à bout bien plus rapidement ! » Mais surtout cette conclusion, qui fait suite, comme l’a montré Bernard Merdrignac, à un processus complexe de « remodelage » de motifs issus du paganisme, nous révèle, au-delà des multiples « restrictions verbales » de l’hagiographe, le point de vue de ce dernier, qui semble d’ailleurs parler d’expérience.

Le passage en question pourrait donc bien constituer un écho des rumeurs qui courraient alors sur le compte des ermites, rumeurs sans doute encouragées à l’occasion par certains membres du clergé, aussi bien régulier que séculier, et dont les victimes se plaisaient à se reconnaître le caractère d’épreuve : témoignent de cette situation les remontrances dont Robert d’Arbrissel a fait l’objet de la part de Marbode et de Geoffroy de Vendôme. Ainsi, la vita de saint Ronan, dont la composition est certainement contemporaine de Robert de Loconan, ne donnerait-elle pas à voir, de façon sublimée, emblématisée, transcendée, ce que l’évêque de Quimper avait subi à l’époque de sa retraite érémitique, surtout dans le cas où l’hagiographe ne ferait qu’un avec le prélat ?


André-Yves Bourgès

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