"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

30 novembre 2005

Jean de Langouesnou, abbé de Landévennec, auteur du Chronicon Briocense ?

On doit à Gwenaël Le Duc (et à Claude Sterckx) d’avoir entrepris l’édition scientifique de la composition anonyme à laquelle on donne traditionnellement le titre de Chronicon Briocense[1]. Les efforts pour percer l’anonymat du chroniqueur n’ont pas encore abouti, même si les commentateurs retiennent aujourd’hui, à la suite de Jean Kerhervé, le nom de celui qui fut le « trésorier et garde des chartes de Bretagne » aux années 1395-1416, un certain Hervé Le Grant, originaire de Cornouaille, notaire, devenu secrétaire ducal puis conseiller en 1407[2].

Mais cette identification n’est pas sans susciter des objections : en particulier, on s’explique mal comment Hervé Le Grant, praticien chevronné et rigoureux, aurait produit une œuvre aussi foisonnante, désordonnée et donnant le plus souvent l’impression d’un véritable galimatias.

Nous suggérons aujourd’hui une autre piste : celle de Jean de Langouesnou, poète et hagiographe, qui fut abbé de Landévennec dans des circonstances troublées, à une époque qui s’accorde assez bien avec celle où a vécu l’auteur du Chronicon Briocense. Il sera question au passage des Gesta regum Britanniae, vaste épopée sortie de la plume de l’évêque de Vannes Cadioc (1231-1254), comme l’a montré Gwenaël Le Duc[3], et dont un manuscrit figurait très vraisemblablement dans la bibliothèque de la vieille abbaye bretonne.

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L’abbatiat de Jean de Langouesnou à Landévennec est largement méconnu, au point que des « antiquaires » du XIXe siècle ont mis en doute sa réalité[4] : l’ombre dans laquelle il se tient n’est en fait que le reflet de la disparition des actes où son nom était employé. La tradition érudite de Landévennec quant à elle n’a jamais refusé de l’inscrire dans la succession des abbés du lieu ; mais la place qu’il y occupe reste discutée. Dom Marc Simon, qui incarne aujourd’hui sur place cette tradition érudite, a proposé de placer l’élection de Jean de Langouesnou en 1380, à la suite de la mort de l’abbé Bernard, et concurremment avec la désignation de l’abbé Guillaume de Parthenay, un Augustin, lequel bénéficiait du soutien du pape[5] ; nous faisons nôtre cette hypothèse, qui ouvre d’intéressantes perspectives sur la suite de la carrière du personnage.

Celui-ci appartenait à la famille de Langouesnou, alias de Saint-Gouesnou, originaire de cette paroisse, aujourd’hui la commune de Gouesnou (Fin.). Yvon de Langouesnou, alias Eon de Saint-Gouesnou, qui reçut du pape en 1360 l’indulgence de la bonne mort, était un partisan actif du duc Jean IV : il figure à plusieurs reprises entre 1364 et 1369 dans les actes passés par ce prince ; nous croyons qu’il était le père de Hervé de Saint-Gouesnou, qualifié miles de Britannia en 1385, et de Jean, élu abbé de Landévennec en 1380.

On ne sait où ce dernier fit profession monastique ; on ignore également dans quelles circonstances il fut appelé sur le siège abbatial de Landévennec : peut-être appartenait-il déjà à la communauté ? A moins que son élection ne fût la conséquence de ses relations privilégiées avec les moines du lieu ? Quoi qu’il en soit, son court abbatiat devait déboucher sur une impasse, car le pape avait choisi pour la direction du prestigieux monastère cornouaillais un membre de la famille rennaise de Parthenay ; « la chose apparemment n’alla pas toute seule, puisque, par acte du 6 décembre 1382, Clément VII dut charger les évêques de Saint-Brieuc, Quimper et Tréguier, de mettre l’abbé Guillaume en possession de son monastère de Landévennec et de soumettre à son obédience les religieux de ce monastère sous menace de sanctions et, au besoin, d’appel au bras séculier »[6].

Il fallut à n’en pas douter « dédommager » Jean de Langouesnou, qui, de surcroît, ne pouvait plus rester sur place. Peut-être fit-il alors retour dans son Léon natal : J. Irien conjecture qu’il fut nommé, avec l’accord de l’évêque de Léon, par l’abbesse de Saint-Sulpice-des-Bois, pour desservir le prieuré Notre-Dame de Lesneven[7], couvent de moniales qui, suite à une donation ducale, dépendait depuis 1216 de l’abbaye rennaise[8] ; mais tout aussi bien a-t-il poursuivi sa carrière dans plusieurs autres monastères bénédictins de Bretagne.

C’est pendant son séjour à Landévennec que Jean de Langouesnou fut le témoin oculaire d’un miracle survenu sur la tombe d’un ermite nommé Salomon, en breton Salaün : ce dernier avait passé sa vie dans les parages de l’abbaye dont il avait été un temps le pensionnaire ; et le lieu de sa sépulture, le Folgoët, situé comme son nom l’indique au cœur de la forêt de Landévennec, relevait de la seigneurie des moines. Salaün faisait montre d’une grande vénération pour la sainte Vierge, laquelle, en ces temps de guerre civile, apparaissait plus particulièrement comme leur protectrice aux gens du peuple. En guise de « mode d’emploi » de la fort belle prose Languentibus in purgatorio qu’il avait composée en l’honneur de Marie et dont il se flattait qu’elle fût chantée à Landévennec, dans les différents prieurés dépendant de l’abbaye, « comme aussi en plusieurs autres lieux »[9], Jean de Langouesnou avait entrepris d’écrire l’histoire de Salaün et du miracle qui s’était produit sur la tombe de ce dernier ; si la perte de l’original (latin) de ce récit nous oblige désormais à recourir à ses paraphrases tardives en français, le succès de la prose Languentibus in purgatorio a permis sa transmission jusqu’à nous[10].

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Notre homme, sectateur de Notre Dame, était donc non seulement poète, mais encore chroniqueur : ce profil est également celui de l’auteur contemporain du Chronicon Briocense. En plusieurs endroits de cet ouvrage éclate la dévotion mariale de son auteur : ainsi attribue-t-il à l’intervention de la Vierge lors du combat opposant le roi Arthur à Frollo une influence déterminante dans l’issue heureuse de cet affrontement ; en conséquence de quoi Arthur aurait ordonné la construction de Notre-Dame de Paris[11]. Par ailleurs, cet écrivain était en relation à la fois avec l’église de Gouesnou, où il localise le manuscrit de la vita du saint éponyme[12], et avec l’abbaye de Landévennec, dont il attribue la fondation au roi Gradlon[13], conformément à ce qui figurait dans le nécrologe du monastère[14], compilé en 1293 par un certain Guillaume de Rennes[15] ; enfin, le chroniqueur a reproduit dans son ouvrage huit vers qui appartiennent aux Gesta regum Britanniae[16], dont l’un des rares manuscrits a précisément été copié par Guillaume de Rennes[17].

Sans pouvoir conclure de manière définitive, ces différentes précisions sont de nature à conforter l’hypothèse selon laquelle Jean de Langouesnou qui, lors de son séjour à Landévennec, avait pu prendre connaissance du nécrologe du lieu et de l’épopée composée par Cadioc, serait l’auteur du Chronicon Briocense. Curieusement, le cartulaire de l’abbaye ne semble pas avoir été mis à contribution, à la différence de ceux de Sainte-Croix de Quimperlé et de Saint-Sauveur de Redon[18] : peut-être Jean de Langouesnou, dont l’abbatiat contesté fut relativement bref, n’avait-il pas disposé du temps et du loisir nécessaires pour se livrer à une exploration approfondie des archives de son monastère ; mais, en supposant qu’il ait poursuivi sa carrière monastique à Quimperlé et à Redon, il lui était alors possible d’utiliser à plein les ressources que lui offraient les scriptoria de ces deux abbayes.

Le Chronicon Briocense contient de nombreux emprunts aux traditions hagiographiques bretonnes : c’est le cas en ce qui concerne saint Gobrien, saint Goëznou, saint Corentin, saint Trémeur, saint Samson, saint Tugdual, saint Malo, saint Judicaël, saint Méen, sainte Ninnoc, saint Conwoion et saint Magloire. On y trouve également l’histoire de la princesse Azénor et de son fils Budoc[19], avec des détails recueillis à Plourin-Ploudalmézeau (Fin.), principal lieu du culte du saint en Bretagne, à la fin du Moyen Âge ; or la famille de Langouesnou était possessionnée non loin de là, dans les paroisses de Ploudalmézeau et de Plouarzel. Enfin le chroniqueur connaissait l’épisode du concile du Méné Bré, tel qu’il figure dans la vita interpolée de saint Hoarvé (Hervé)[20] ; or il y a de bonnes raisons de penser que l’interpolateur, qui travaillait à la charnière des XIIIe-XIVe siècles, était un moine de Landévennec, car il s’est par ailleurs abondamment servi du cartulaire du lieu [21].


André-Yves Bourgès



[1] Chronicon Briocense. Chronique de Saint-Brieuc (fin XIVe siècle), t. 1 (seul paru), Paris-Rennes, 1972. Le plus ancien manuscrit de cette chronique était autrefois conservé dans la bibliothèque du chapitre de Saint-Brieuc.

[2] J. Kerhervé, « L’historiographie bretonne », dans Balcou (J.) et Le Gallo (Y.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, 2e édition, Spézet, 1997 (3 tomes en 1 volume), t. 1, p. 270-271.

[3] Cette étude est inédite, mais Gw. Le Duc nous en a communiqué le texte : nous l’en remercions bien vivement.

[4] A cet égard, l’attitude de Théodore de La Villemarqué est particulièrement déconcertante : il publie dans le Bulletin de la société archéologique du Finistère de l’année 1892, une étude sur l’hymne Languentibus in purgatorio où il nie brutalement l’existence de Jean de Langouesnou, au contraire de ses affirmations antérieures. En réponse, la courte note où Arthur de la Borderie privilégie le Folgoët de Landévennec au détriment de celui de Lesneven — note qui figure tout à fait hors de propos à la page 67 du premier tome de son Histoire de Bretagne, paru en 1896 — ouvre des perspectives inattendues sur un débat jusque là demeuré secret entre les deux hommes, dans le cadre d’un « marchandage » historico-idéologique dont le célèbre sanctuaire léonard et l’abbaye cornouaillaise constituaient les précieux enjeux. Mais nous sommes là sur un terrain d’investigations qui nécessite un flair quasi-holmésien pour avancer sans encombres.

[5] Dom M. Simon, L’abbaye de Landévennec de saint Guénolé à nos jours Rennes, 1985, p. 94.

[6] Ibidem, p. 93.

[7] J. Irien, A la recherche de la vérité sur Notre-Dame du Folgoët, s.l. [Tréflévénez], 1994, p. 11. En réalité, l’abbesse nommait le desservant de la paroisse Saint-Michel de Lesneven, église qui avait été donnée en 1216 à l’abbaye par l’évêque de Léon, Jean, pour compléter la donation de la « chapellenie Sainte-Marie de Lesneven » (capellaniam Beate Marie de Lesneven), effectuée la même année à la demande de Pierre de Dreux et de son épouse, Alix : voir le cartulaire de Saint-Sulpice, publié par l’abbé Anger, acte n° 89.

[8] A. de La Borderie, , Recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIe, XIIe, XIIIe siècles), Rennes, 1888 (extrait des Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine), p. 163-164.

[9] A. Le Grand, Les Vies des saints de la Bretagne armorique, 4e édition, Brest-Paris, 1837, p. 71-72.

[10] Y.-F. Riou, « Le graduel de chœur de 1693 à l’usage de l’église paroissiale de Plouégat-Guerrand », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 70 (1993), p. 445-448.

[11] Chronicon Briocense, p. 60-63.

[12] Ibidem, p. 236-237.

[13] Ibid., p. 138-139.

[14] Nécrologe de Landévennec, J.-L. Deuffic [éd.], ( = Britannia Christiana, Bibliothèque liturgique bretonne, fasc. 3/1), Daoulas, 1983, p. 4 : Nonas Januari obiit rex Grazlonus magnus, rex Britanniae, fundator istius monasterii....

[15] Ibidem, p. 3 et 7.

[16] Chronicon Briocense, p. 196-197.

[17] F. Lot, « Guillaume de Rennes, auteur des Gesta regum Britanniae », dans Romania, 28e année (1899), p. 332 : Explicit decimus liber Gestorum regum Britannie per manum Guilelmi dicti de Redonis, monachi. L’attribution par F. Lot de la composition de l’ouvrage à Guillaume de Rennes, qui n’en est que le copiste, était déjà contestée par G. Paris, comme le souligne F. Lot lui-même, p. 333, n. 2

[18] P. de Berthou, « Introduction à la Chronique de Saint-Brieuc », dans Bulletin archéologique de l’Association bretonne, 3e série, t. 18 (1900), p. 77.

[19] Ce texte est inédit, mais Gw. Le Duc nous en a communiqué la transcription : nous l’en remercions bien vivement. Voir également A. de Barthélemy, « La légende de saint Budoc et de sainte Azénor », dans Mémoires de la Société d’émulation des Côtes du Nord, t. 3 (1866), p. 235-251, avec la traduction du texte concerné (p. 240-248) et l’édition des leçons de l’office de saint Budoc dans les premiers bréviaires imprimés de Léon et de Dol.

[20] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire... de Bretagne, t. 1, col. 16-17.

[21] A.-Y. Bourgès, « Le bestiaire hagiographique de saint Hervé », dans Britannia Monastica n° 7 (2003), p. 80.

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