On connaît la complexité du problème des origines
quimpéroises : si l’on s’accorde généralement à penser que l’ancienne paroisse
de Locmaria a pu constituer l’embryon de l’agglomération moderne, en raison
notamment de la présence de vestiges antiques qu’on chercherait vainement au
cœur de Quimper ; si la présence sur place jusqu’à la fin de l’Ancien
Régime d’un monastère de femmes qui, au début du XIe siècle, avait
sans doute succédé à un
établissement masculin, en intégrant celui-ci dans le cadre d’un modèle inédit
dont devait plus tard s’inspirer Robert d’Arbrissel[1],
vient renforcer l’idée d’une présence religieuse ancienne, l’époque et les
circonstances de la fondation initiale de ce monastère, ainsi que le nom de son
fondateur, font toujours l’objet de nombreux questionnements.
*
Le témoignage le plus ancien concernant l’histoire de
Locmaria est constitué par une sorte de
résumé des actes passés en faveur du sanctuaire[2],
où figure notamment une donation, vers 1020, par Benoît, évêque et comte de
Cornouaille, à « Sainte Marie dans la cité aquilone » (Sancte Marie in aquilonia civitate)[3].
Cette désignation un peu étrange – à quel « nord » est-on ainsi renvoyé,
si du moins il s’agit bien ici du sens à donner à l’adjectif aquilonia ? – paraît encore renforcée
par l’emploi du substantif aquilo dans
deux actes postérieurs, vers 1120 (monasterium
Sancte Marie in aquilone quod britannice Locmaria vocatur)[4]
et en 1172 (aecclesiam Beate Marie de aquilone
ubi sanctimoniales Domino famulantur)[5] :
aquilo désigne en effet, en latin
classique, le « vent du nord ». Cependant, en dépit d’une telle
acception, il faut évidemment considérer ce terme comme un toponyme per se : le monastère de Locmaria était
établi en un lieu, décoré du titre de « cité » et appelé *Aquilon. Par ailleurs,
comme l’avait suggéré dès 1923 Camille Jullian[6],
c’est sans doute du côté de l’hydronymie qu’il convient d’aller chercher
l’origine et l’explication de ce nom. A l’instar de ce qui s’est passé par
exemple à Aquilonia, aujourd’hui la
petite ville de Lacedonia, arrosée par l’Osento, aux confins de la Campanie,
des Pouilles et de la Basilicate, le site de Locmaria pourrait avoir été désigné
Aquilonia en raison de de son voisinage fluvial :
le nom Aquilo se serait alors
appliqué à l’Odet, comme dans le cas de l’actuelle rivière Celone, dont on voit
à San Vito, Faeto (Pouilles), sourdre la fontaine[7],
à l’extérieur du mur d’enceinte d’une vieille auberge qui prolonge l’existence
de la Mutatio Aquilonis sur la Via Trajana[8].
On peut encore signaler Aquileia (Frioul-Vénétie julienne) dont on connaît, à
l’époque antique, l’importance du port fluvial sur la Natissa. Ces différents
noms sont en fait à rapprocher du latin aquilus,
« (eau) sombre »[9],
ou plutôt d’un prototype plus ancien, d’origine indo-européenne, qui pourrait d’ailleurs
avoir également donné naissance à un hydronyme gaulois (*).
Que la qualité de « cité » fût plutôt attachée à la
ville épiscopale, dont Locmaria n’aurait alors constitué qu’une dépendance, est
évidemment possible, comme l’a suggéré naguère le regretté Bernard Tanguy[10],
arguant notamment de la présence d’une capella
Beate Marie de civitate dans la ville même[11] ;
mais il convient de souligner que cette « chapelle de la cité » n’a
été construite qu’en 1209-1210, au moment où, pressés par le pouvoir ducal, les
évêques de Quimper s’efforçaient de lui opposer, entre autres moyens de
résistance[12], une
véritable hagio-historiographie des origines de leur siège, dont la vita de Corentin, composée dans les
années 1230, constitue l’expression la plus achevée[13].
Au demeurant, il est possible, sinon vraisemblable, que la qualité de
« cité » dont *Aquilon était parée avait effectivement conservé,
avant de disparaitre à la fin du XIIe siècle, le souvenir de l’ancien siège de l’évêché, d’origine
carolingienne, tandis que le qualificatif attribué à « Notre-Dame de la
cité », après la construction de cette chapelle au début du XIIIe
siècle, témoigne de la revendication par Quimper de son statut de ville épiscopale, acquis
peut-être aussi tardivement que le XIe siècle.
*
S’agissant des origines du monastère de Locmaria, nous avons
dit plus haut que l’on avait peut-être affaire à une communauté d’hommes passée
sous l’autorité des religieuses selon un modèle que Robert d’Arbrissel établira
à Fontevraud par l’intermédiaire de l’abbaye Saint-Sulpice de Rennes, à qui
l’évêque de Quimper, Robert, avait confié la direction et la gestion de
Locmaria vers 1120. Nous disposons sur cette communauté masculine originelle
des témoignages des deux premiers actes résumés dans la « pancarte »
de Locmaria[14] :
outre celui de Benoît, vers 1020, où il est question, parmi les témoins, d’un
certain Gurchi gubernante locum cum
donationibus[15], celui
de son fils Alain, devenu comte à son
tour, mentionne Gurchi abba [sic] cum clericis suis. Un
« abbé » entouré de « ses clercs » : dans le
prolongement de l’hypothèse qui situe à Locmaria le siège primitif de l’évêché,
s’agissait-il d’une partie de l’ancien personnel épiscopal organisée sous forme
d’une communauté canoniale sous la direction d’un abbé, comme le conjecture
Joëlle Quaghebeur ?[16]
Ultime indication, et non la moindre, apportée par le résumé
de l’acte de Benoît, la délimitation du territoire concédé par le comte-évêque au
monastère, à savoir « depuis la pierre que l’on appelle maen Tudi, jusqu’à la croix qui est à
côté du mont Frugy, de cet endroit jusqu’à la fontaine que l’on appelle Pabu, ensuite vers le fleuve Odet »
(a lapide qui dicitur maen tudi, usque ad
crucem que est juxta montem chuchi, hinc usque ad fontem q[ue dicitu]r pabu,
deinde ad flumen oded). Entre autres précisions topographiques et
toponymiques, la pierre et la fontaine, éléments quasi-incontournables de la
sacralisation d’un territoire, renvoient ici au culte de Tugdual, lequel est ici désigné par une forme
hypocoristique de son nom (Tudi) et par son surnom habituel (Pabu) : « avant
d’être dédié à la Vierge, sans doute à partir du XIe siècle comme on
peut l’induire de son nom, le monastère de Locmaria », écrit B. Tanguy,
« aurait donc eu pour titulaire, et peut-être fondateur, saint Tutgual »[17] ;
hypothèse qui paraît confirmée par la présence attestée à Landévennec, au
tournant des IXe-Xe siècles, à l’occasion d’une donation à cette abbaye
par le comte Wrmaelon, d’un certain Urvoet, abbé de saint Tugdual (abbas sancti Tutguali), qui figure parmi
les témoins de cette donation en compagnie de l’évêque de Saint Corentin et,
bien sûr, de l’abbé de saint Guénolé[18].
*
Un monastère placé sous la protection de saint Tugdual et
connu au moins depuis le tournant des IXe-Xe siècles, situé
en un lieu vraisemblablement nommé *Aquilon, lui-même sans doute érigé en
« cité », à l’occasion de la normalisation diocésaine voulue par les
Carolingiens : l’hypothèse, qui a déjà fait l’objet de formulations plus
ou moins hardies, apparaîtra fragile à bien des égards, d’autant qu’elle ne
repose que sur la seule exploitation de matériaux locaux, sans recoupement
possible, du moins jusqu’à aujourd’hui, avec une documentation extérieure.
Or, il semble possible de briser ce silence des sources :
il s’agit en l’occurrence de recourir à une pièce, appartenant à la
documentation de l’abbaye rhénane de Deutz[19],
et dont il convient d’attribuer la rédaction à Thierry, qui exerçait les
fonctions de coûtre du monastère. La
critique de ce texte est malaisée, car il se présente sous la forme d’une
longue énumération de tituli supposés
avoir été relevés sur les tombes de la vaste nécropole romaine, découverte au
début du XIIe siècle, près de l’église Saint-Cunibert, à Cologne et
où l’on situait la sépulture des Onze mille Vierges : on sait que le
chantier de fouilles de cette nécropole, placé durant les années 1155-1164 sous
l’autorité des abbés de Deutz, en l’occurrence Gerlach puis Hartpern, et sous
la direction effective de Thierry, a régulièrement fonctionné pendant toute
cette période comme une fabrique de faux[20] et
qu’il convient en conséquence d’observer la plus grande prudence à l’égard du
matériel recueilli, sur lequel l’abbé Gerlach lui-même avait eu initialement des
doutes, finalement levés par la célèbre visionnaire Elisabeth de Schönau[21] ;
mais tout cela ne tire pas à conséquence pour notre propos, qui est de mesurer
la diffusion du culte cornouaillais de Tugdual à l’époque où apparaissent les
premières mentions d’Aquilo et d’Aquilonia pour désigner le territoire où
était situé le monastère qui gardait le souvenir du saint. Or, c’est bien en
qualité d’abbé de ce lieu, mais également de martyr, que notre personnage est
mentionné dans la liste dressée par Thierry où l’on peut lire Sanctus Tutuualus martir abbas Aquileiensis[22] :
la forme Tutuualus est conforme à
celle qui figurait dans les litanies du psautier de Reims du Xe
siècle, aujourd’hui perdu, où Tutwale
est invoqué entre Guiniave et Germane[23] ;
et la leçon Aquileiensis s’est
imposée à la place d’Aquilonensis au copiste médiéval ou à
l’éditeur moderne[24],
parce que le prestigieux siège patriarcal d’Aquileia était évidemment plus
connu que l’*Aquilon de Cornouaille. Quant au supposé martyre de Tugdual, c’est
un tropisme qui devait s’appliquer à lui comme à tous les personnages supposés
avoir suivi les Onze mille Vierges dans leur tragique destinée.
Le texte du titulus
consigné par Thierry de Deutz ne présente aucune pertinence s’agissant d’une hypothétique
participation de Tugdual à la non moins
hypothétique geste d’Ursule et de ses compagnes. En revanche, il atteste de la
relative popularité du saint breton et de son association originelle avec ce
qui deviendra le faubourg quimpérois de Locmaria et qui, aux XIe-XIIe
siècles, portait le nom d’Aquilo.
André-Yves Bourgès
(*) P. Lajoye, que nous remercions bien vivement nous indique que "les termes en -qu- en celtique continental sont rarissimes, car le -qu-
est remplacé par un -p-. Ainsi, le nom de la Seine, Sequana, est un
archaïsme, isolé dans l'hydro-toponymie continentale. Note aussi que
très tôt, dès le VIe siècle (ou peut-être même avant), Sequana est
devenue Sigona. Si même Aquilonia avait été un archaïsme du même type,
une source du haut Moyen Âge l'aurait noté *Agilonia. Et en domaine
roman, on aurait obtenu quelque chose comme *Elone ou *Ailone".
[1] A.-Y.
Bourgès, « Robert d'Arbrissel, Raoul de la Fûtaie et Robert de *Locunan :
la trinité érémitique bretonne de la fin du 11e siècle », Britannia monastica, 10 (2006), p. 9-19.
[2] Ms
Rennes, AD d’Ille-et-Vilaine, 24 H 110. Ce texte a été édité à plusieurs
reprises : voir en dernier lieu l’édition donnée par le regretté Gwenaël
Le Duc, « Les premiers temps de l’évêché de Quimper ? »
[Appendice II. La pancarte de Locmaria], Britannia
monastica, 3 (1994), 164-166. Le passage dont il s’agit est à la page 164.
[3] Gw. Le
Duc, « Les premiers temps… », p. 98-102.
[4] Ibidem, p. 102-103.
[5] Ibid., p. 106.
[6] C.
Jullian, « Chronique gallo-romaine », Revue des études anciennes, 25 (1923), p. 174-175.
[7] Connu
par une dédicace de l’année 213 qui mentionne le lucum aquilonensem (Vittorio Russi, Indagini storiche e archeologiche nell'alta Valle del Celone,
Foggia, 2000, p. 46-49), nous fournissant ainsi l’adjectif toponymique aquilonensis, le souvenir de cette fontaine
était encore vif au XVIe siècle, comme en témoigne l’inscription de
1576 qui figure sur le monument même : Aquilonem
Fontem Aquilonis, etc.
[8] Giuseppe
Ceraudo, « Cartographie finalisée et Aérotopographie archéologique. La via Trajana et la centuriation attribuée
à l'ager Aecanus dans le Tavoliere des Pouilles », Medieval Europe Paris 2007. 4e Congrès
International d'Archéologie Médiévale et Moderne, en ligne : http://medieval-europe-paris-2007.univ-paris1.fr/G.Ceraudo.pdf (consulté le 10 novembre 2015) ; Idem,
« Indagini Aerotopografi che lungo la Via Traiana in Daunia », 29o
Convegno Nazionale sulla Preistoria – Protostoria – Storia della Daunia, San
Severo 15-16 novembre 2008. Atti a cura di Armando Gravina, San Severo,
2009, p. 5.
[9] Voir par
exemple l’Eichel, un affluent de la Sarre, qui s'appelle Aquilus ou Aquela dans
les documents anciens.
[10] B.
Tanguy, « Des cités et diocèses chez les Coriosolites et les Osismes »,
Bulletin de la Société archéologique du
Finistère, 113 (1984), p. 110-115.
[11] Ibidem, p. 110.
[12] Voir
les démêlés de l’évêque Guillaume avec Gui de Thouars, qui remplissait les
fonctions ducales au cours de ces années 1209-1210 : P. Peyron (éd.), « Cartulaire
de l’Église de Quimper », Bulletin
de la Commission diocésaine d’architecture et d’archéologie, 1 (1901), p.
183-186 et 226-229.
[13] A.-Y.
Bourgès, « A propos de la vita de
saint Corentin », Bulletin de la Société
archéologique du Finistère, 127 (1998), p. 291-303.
[14] Gw. Le
Duc, « Les premiers temps… », p. 164.
[15] Le sens
de donationibus nous échappe ici, à
moins qu’il ne faille y reconnaître un barbarisme suscité par l’absence de
pluriel à cette époque pour le terme donatus
; auquel cas, ces donationes
pourraient constituer le prototype des « condonats » que l’on trouve plus
tard associés aux religieuses de Saint-Sulpice dans l’administration
spirituelle et matérielle des possessions de l’abbaye rennaise. En tout état de
cause, cette hypothèse n’est pas exclusive de celle proposée par J. Quaghebeur.
[16] J.
Quaghebeur, La Cornouaille du IXe
au XIIe siècle. Mémoire, pouvoirs, noblesse, 1ère
éd., Quimper, 2001, p. 206-207.
[17] B. Tanguy,
« Hagionomastique et histoire : Pabu Tugdual alias Tudi et les origines du diocèse de Cornouaille », Bulletin de la Société archéologique du
Finistère, 115 (1986), p. 124.
[18] R.-F.
Le Men et E. Ernault (éd.), « Cartulaire de l’abbaye de Landévennec »,
Mélanges historiques. Choix de documents,
5, Paris, 1886, p. 561.
[19] Theodor
Josef Lacomblet, « Die Benedikter-Abtei zu Deutz », Archiv für die Geschichte des Niederrheins,
5 (1865), p. 292-299.
[20]
Léon Levillain, CR de Wilhelm Levison, Das
Werden der Ursula-Legende, Köln, 1928, Bibliothèque
de l'École des chartes, 90 (1929), p. 166 : « Thierry de Deutz
nous a laissé, dans un précieux manuscrit de la collection des princes de
Hohenzollern à Sigmaringen, des Revelationes titulorum vel nominum sanctorum,
martyrum et sanctarum virginum, c'est-à-dire des corps trouvés de 1155 à
1164 et apportés à Deutz sous l'abbé Gerlach et son successeur. Thierry les
groupe en martyrs et martyres, accréditant ainsi la présence parmi les vierges
d'un pape inconnu, Cyriaque, d'autres ecclésiastiques et même de laïques. Les
inscriptions dont il reproduit le texte sont des faux incontestables, et les
noms de martyrs qu'elles nous livrent, sont empruntés à ceux des soldats de la
Légion thébaine, à d'autres saints connus, à des personnages historiques, ou
sont tout simplement inventés ».
[21]
Laurence Moulinier, « Elisabeth, Ursule et les Onze mille Vierges : un cas
d'invention de reliques à Cologne au XIIe siècle », Médiévales, 22-23 (1992), p. 173-186.
[22] Theodor
Josef Lacomblet, « Die Benedikter-Abtei zu Deutz », p. 295.
[23] Jean
Mabillon, Vetera analecta, 2e
édition, Paris, 1723, p. 168.
[24] Nous
n’avons pas vu le ms Sigmaringen, Fürstlich Hohenzollernsche Sammlungen und
Hofbibliothek, 6, f. 50-53v, où figure le texte des Revelationes titulorum vel nominum et il ne nous a donc pas été possible
de vérifier si la lecture de T.-J. Lacomblet est conforme à ce ms.
Un article qui apporte un peu de lumière sur cet '"obscure" dossier quimpérois.
RépondreSupprimerLe rapprochement de la "cité d'Aquilon" avec le latin aquilus offre une explication plus satisfaisante - car plus logique - au toponyme.
La découverte de cette mention d'un Sanctus Tutuualus martir abbas Aquileiensis est précieuse. Il ne semble plus permis de douter du lien entre l'abbaye de Locmaria et l'abbas sancti tugduali cité en 884-908.
Je suis plus circonspect concernant l’idée de transfert définitif du siège épiscopal à "Quimper-même" au Moyen Age central. Dans mon esprit tout est en place à la période carolingienne. L'évêque de Cornouaille est appelé episcopus sancti Chorentini dans l'acte de donation de l'église de Saint-Thois. La cathédrale Saint-Corentin existe à l'orée du Xe siècle.
Comme j'ai essayé de le démontrer dans ma thèse c'est sans doute IXe-Xe que se met en place l'organisation bipolaire de Quimper (pôle Locmaria/ pôle Saint-Corentin). Les découvertes archéologiques ne s’opposent pas à cette idée. J.-P. Le Bihan propose de dater le mur le plus ancien de la cathédrale de la seconde moitié du Xe siècle mais l’édifice est peut être plus "vieux" qu'il n'y paraît. L’hypothèse du chercheur s’appuie sur la mise au jour à proximité de l’église d’une inhumation « des années 950 » mais cette découverte n’apporte qu’un terminus ante quem.