Aux dires du dominicain Albert Le Grand, auteur de la Vie des saincts de la Bretaigne armorique[1],
l’hagiographie de Guénégan (recte :
Conogan) pouvait se lire dans un « légendaire » (recte : légendier) conservé à l’église de Beuzit, près de
Landerneau[2].
De l’église, il ne reste pratiquement plus aujourd’hui que le clocher et le
légendier a depuis longtemps disparu ; mais l’on sait que l’histoire de
Conogan était également connue d’un autre curieux d’hagiographie, le P. Jacques
Bernard, jésuite, lequel a transmis vers 1624 les éléments qu’il avait
collectés à Jacques Malbrancq[3],
à qui les ont ensuite empruntés les Bollandistes[4].
Comme nous ignorons les libertés qu’Albert Le Grand a pu
prendre avec son modèle disparu, – dont nous ne connaissons pas, au demeurant,
l’époque de la composition –, il
convient en tout état de cause de conserver une distance critique à l’égard de
sa paraphrase en français[5] ;
du moins peut-on être assuré, par comparaison avec le texte de Malbrancq, que
la trame générale du récit a été globalement respectée, en dépit des
enjolivements attribués par les Bollandistes à l’imagination du dominicain[6].
De toute manière, Il n’est évidemment pas question de discuter de l’historicité
de Conogan, laquelle est inaccessible, même si nous disposons d’un acte du cartulaire
de Landévennec qui décrit comment le saint s’était « commandé », en
même temps que ses biens, à Guénolé et était ainsi entré dans la dépendance de
la vieille abbaye cornouaillaise[7].
L’acte, qu’il convient de considérer au point de vue diplomatique comme une
notice, présente, tant sur la forme que sur le fond, de grandes similitudes
avec celui qui, dans le même cartulaire, concerne un saint du nom de Morbret[8].
Ces deux notices, relatives à des possessions léonardes de Landévennec, ont
donc sans doute été composées à la même date, – c’est-à-dire vraisemblablement celle
de la compilation du cartulaire, vers le milieu du XIe siècle –, à
partir du même formulaire[9]
et probablement pour répondre à un même objectif, qui malheureusement nous
échappe : en tout état de cause, il est intéressant de noter que, dans les
deux cas, les possessions dont il s’agit sont entrées par la suite dans le
temporel de l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre ; mais nous ignorons si
celle-ci existait à cette époque. En outre, il faut noter que Conogan est cité
avec Morbret, ainsi que Majan, dans la composition hagiographique sur Hoarvé,
qui les présente comme trois abbés présents aux funérailles de ce dernier ;
et, dans la vita de Goëznou, l’on
retrouve à nouveau mentionnés « Hoarvé, Conogan et Majan et d’autres dont
les noms sont écrits dans les cieux » (Hoarvei,
Conagani et Majani et aliorum quorum nomina sunt in celiis scripta), – ce
qui, dans les deux cas, témoigne d’un intérêt particulier de l’hagiographe pour
notre saint.
Dans sa paraphrase, Albert Le Grand évoque notamment les
origines familiales de Conogan, « cadet de la Maison de la Palüe, près de
la ville de Landerneau » et ses père et mère « proches alliez du
vicomte de Léon Guyomarc » : cette précision rend compte de
l'alliance (vers 1460) d'Olivier, seigneur de La Palue et de Jeanne Guiomar,
héritière de La Petite Palue, dont les familles prétendaient l'une et l'autre
être issues des anciens vicomtes de Léon. L'époque de la mise au point de cette
fable généalogique doit pouvoir être fixée avec assez de vraisemblance au
premier quart du XVIe siècle, quand la seigneurie de La Palue fut
apportée par son héritière, Françoise, petite-fille d’Olivier et Jeanne
ci-dessus, à Troïlus de Montdragon. Pour ce personnage énigmatique[10], sans
doute aventurier de haut-vol, dont au demeurant l’origine espagnole n’est pas
assurée[11], affirmer
sa parenté avec Conogan permettait de se hausser localement presqu’au même
niveau que les Rohan, dont on connaît les prétentions à cousiner avec saint
Mériadec du fait de leur supposée ascendance « conanique »[12].
Troïlus de Montdragon fut inhumé dans le choeur de l'église de Beuzit-Conogan
et son magnifique tombeau, aujourd’hui conservé au musée départemental breton
de Quimper, porte ses armoiries « et celles de La Palue, avec leurs
alliances, Bretagne, Léon, Kerret, Du Lec'h, Guiomar, de Boutteville, de
Tréziguidy et de Kergorlay »[13].
En revanche, à part de la fable généalogique, il n’est
nullement exclu que la tradition, tout aussi légendaire, d’un séjour de Conogan
à la cour de Léon puisse avoir une origine plus ancienne. Voici ce qu’écrit
Albert Le Grand à ce sujet :
« Ce temps expiré [celui de ses
études], il [Conogan] fut rappellé de ses parents qui en voulurent faire un homme
du monde, et, à ceste fin, l’envoierent à la cour du Vicomte de Leon, pour
estre de son train et maison : le saint jeune homme y trouva bien de la
repugnance, son naturel et inclination ne le portant au bruit et au tracas de
la Cour, neantmoins, pour ne contrister ses parents, il s’y en alla, et fut tres-bien
receu dudit Seigneur de Leon. Il parut bien que Dieu, par une speciale
disposition, avoit acheminé ce jeune homme à ceste cour, veu que, dans peu de
temps, il la reforma de telle sorte, qu’elle sembloit plustost un Monastere
bien reglé, que la cour d’un Prince seculier » [14].
Le partage territorial entre la lignée vicomtale et la
branche cadette, dite des seigneurs de Léon, dans les dernières années du XIIe
siècle, avait occasionné une véritable bipolarisation de l’espace léonard
autour des deux nouvelles « capitales », respectivement Lesneven et
Landerneau. Notons que, dès 1206, fonctionne dans cette dernière ville un
embryon de chancellerie des seigneurs de Léon[15],
même si ces derniers résident sans doute également à la Roche-Maurice et à la
Forêt-Landerneau (Goëlet-Forest) ; notons au surplus que c’est peut-être
cette concentration de châteaux dans la vallée de l’Elorn qui a provoqué « l’involution »
rapide de celui de Landerneau[16].
L’ombre portée de ces différentes forteresses couvre un territoire dont le
fleuve constitue l’axe et qui, depuis les conquêtes entreprises par les
vicomtes de Léon au détriment de ceux de Cornouaille, s’étend également sur la
rive sud, correspondant à l’horizon que Ténénan, d’après sa vita, pouvait embrasser du regard, depuis
son ermitage de la Forêt-Landerneau[17].
L’implantation du culte de Conogan à Beuzit est attestée, comme on l’a vu,
depuis le milieu du XIe siècle au moins : il pouvait donc être
fort tentant pour un hagiographe contemporain du partage territorial dont nous
avons parlé, d’intégrer à l’histoire de son héros le topos du séjour du saint à la cour du prince, en l’occurrence celle,
récemment constituée, du seigneur de Léon, à Landerneau ; topos qui correspond à la situation
vécue par de nombreux saints des temps mérovingiens, mais fortement
réactualisée à l’époque féodale, et qui illustre la question de savoir si l’on
peut réellement se sanctifier lorsque l’on vit au sein d’un tel réceptacle des
passions séculières.
Plus tard, on voit qu’Albert Le Grand, – qui
présente Conogan comme une sorte de réformateur post-tridentin et fixe à cinq
années la durée de l’expérience mondaine du saint –, hésite quant à savoir s’il
s’agissait de la cour de la branche cadette de Léon ou de celle de la branche
vicomtale : à son époque, cette confusion était en effet soigneusement entretenue
par les Rohan qui, pour être les héritiers à Landerneau des seigneurs de Léon,
n’en revendiquaient pas moins également la part historico-légendaire du
patrimoine vicomtal, afin d’enrichir encore leur mythologie familiale[18].
Au demeurant, la localisation de cet épisode, – pour autant qu’on admette qu’il
figurait bien dans l’« hypothétitexte » dont s’est inspiré le
dominicain – , ne laissera jamais d’être discutée : en effet, d’après la
notice, déjà citée, du cartulaire de Landévennec, le second bien que Conogan
avait donné en dicombit à cette
abbaye s’appelait Lan Loesuc ; or,
le village de Lannoazoc, –
c’est la forme actuelle de ce toponyme, dans la commune de Ploudaniel – , est situé à moins de huit kilomètres de Lesneven, capitale et principale
résidence des vicomtes de Léon à la fin du XIIe siècle.
André-Yves Bourgès
[1] A. Le Grand, « La Vie de saint Guenegan, Evesque
de Cornouaille Confesseur le 15 octobre », La vie des saincts de la Bretaigne armorique, 1e
éd., Nantes, 1637, p. 363-365.
[2] Ibidem, p.
365.
[3] J. de Malbrancq, De
Morinis et Morinorum rebus, t. 1, Tournai, 1639, p. 489-491.
[4] ASS, Oct.,
VII, p. 43.
[5] Le dernier état de la question, s’agissant du
traitement des informations données par Albert Le Grand dans sa somme
hagiographique, figure sous la plume de différents auteurs dans le numéro 18
(2016) de Britannia monastica
consacré au dominicain.
[6] ASS, Oct.,
VII, p. 37-40 ; mais cette comparaison minutieuse, qui accable le
dominicain, ne permet pas de conclure péremptoirement, car nous ne savons pas
si le référentiel auquel est comparé le texte d’Albert Le Grand mérite la confiance
que lui ont accordée les Bollandistes.
[7] R.-F. Le Men et E. Ernault [éd.], « Cartulaire de
Landévennec », Mélanges historiques,
t. 5, Paris, 1886 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France),
p. 569-570, acte n°41 : De tribv Lve Bvsitt cum suis terminis —
Ista presens carta indicat, quod sanctus Conocanus confessor cum sancto
Uuingualoeo habuit colloquium spiritale de salute animae, et postea commendavit
se ipsum ei et omnia que habebat : scilicet totam illam possessiunculam quam a
rege Hyliberto jamdudum prisco tempore sibi in dicumbitione aeterna acceperat
cum omni debito et decima et omnibus ei apendiciis super flumen Helorn, sicut
divisio illius possessionis declarat per circuitum a meridie ultra predictum
flumen. Ab aquilone apprehendit aliam possessiunculam, quae dicitur
Langurdeluu, et totum usque ad illam ab oriente ultra rivulum nomine Pene usque
ad visionem claustri Sancti Huardon, ab occidente ultra rivulum, super quem
monachi, postquam adduxerunt per claustra, fecerunt sibi molendinum. Istum
pactum ita affirmaverunt sanctus Uuingualoeus et sanctus Conocanus in eodem
loco, ut ibidem semper esset coadunatio fratrum spiritalium, quantum sufficeret
secundum possibilitatem loci, sicut postularet tempus aut res sub cura et
precepto abbatis monasterii Sancti Uuingualoei perpetualiter. Sanctus itaque
Conocanus, confessor Domini fidelissimus, monasterium suum construxit
aedificationibus, officinis, claustris, munitionibus largis aeternaliter sine
aliquo herede infra omnes munitiones neque intus omnia claustra.
Lan Loesuc cum omni debito, excepta tercia parte
decime, in dicumbitione perpetua cum tributum est tres solidos per singulos
annos ; Caer Scauuen, Machoer Pull Bud Mael.
[8] Ibidem, p.
568, acte n°39 : De tribu Lanrivvoroe — Haec descriptio declarat, quod sanctus
Morbretus habuit colloquium aput Sanctum Uuingualoeum, cui et se ipsum et
beneficium, quod eidem sancto Morbreto dedit Evenus comes, qui dictus est
magnus, et omnia quae habuit perpetualiter, ut illum aput Deum haberet
intercessorem, commendavit, quia illius nomen illis diebus caelebre habebatur.
Quod beneficium dicitur Lan Riuuole eum omni debito et decima et omnibus ei
apendiciis : Languenoc, hereditas sancti Uuenhaeli, qui primus post
sanctum Uuingualoeum abbas fuit ; Lan Decheuc, Caer Tan, Ran Maes, Caer
Galueu, super flumen Helorn. Anno DCCCCti.L.V. incarnationis Domini nostri
Jhesu Christi, epacte XXV, indictiones III, concurrentes VII, terminus
paschalis IIIIto idus aprilis, in VIIa feria pridie
kal.aprilis, luna IIIIa, annus embolismus.
[9] L’expression colloquium
spiritale pourrait avoir été empruntée à Bède. – Commendare
se ipsum et commendare beneficium
appartiennent au langage juridique : ces expressions sont utilisées aussi
bien dans le domaine ecclésiastique que dans le domaine laïque. – In dicumbitione (aeterna ou perpetua) est
le calque latin du vieux-breton dicombit,
qui signifie « en toute propriété ».
[10] E.
Carillo-Blouin, « Troilus de Mondragon : Pistas de investigacion para un
caso de integracion social y cultural temprana. Presencia del Pais Vasco
español en Bretaña durante el siglo XVI », Sancho el Sabio, n° 25 (2006), p. 233-250.
[11] Il faut
conséquemment rechercher les origines de Troïlus de Mondragon dans d’autres
directions : outre une importante famille provençale de ce nom, avec une
branche dauphinoise, il y avait également des Mondragon établis dans le Maine
sensiblement à la même époque.
[12] A.-Y. Bourgès, « Le contexte idéologique du
développement du culte de saint Mériadec en Bretagne au bas Moyen Âge », Saint-Jean-du-Doigt des origines à Tanguy
Prigent. Actes du colloque (23-25 septembre 1999) réunis par Jean-Christophe
Cassard, Brest, 2001 (= Études sur la Bretagne et les pays celtiques, Kreiz
14), p. 125-136.
[13] L. Le Guennec,
Brest et sa région, s.l., 1981, p
441-442.
[14] A. Le Grand, « La Vie de saint Guenegan »,
p. 363.
[15] H.-P. Morice, Mémoires
pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1742, col.
807.
[16] P. Kernévez, « Landerneau : une ville née à
l’ombre d’un château », J. Kerhervé et L. Elégoët (dir.), Histoire de Landerneau, Morlaix, 2016, p. 27.
[17] A.-Y. Bourgès, « La vita du saint breton Ténénan : Une édition provisoire », en
ligne à l’adresse https://www.academia.edu/30515234/
(consulté le 21 janvier 2017).
[18] Idem, « Le
dossier hagio-historiographique des Rohan (1479) : de Conan à Arthur et de
saint Mériadec à saint Judicaël », Hagio-historiographie
médiévale (17 novembre 2007), en ligne à l’adresse http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2007/11/le-dossier-hagio-historiographique-des.html
(consulté le 21 janvier 2017).
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