13 décembre 2023

« Une abbaye énigmatique : Nant »*

Par un phénomène de concaténation assez fréquent en hagiologie – qui consiste à passer du culte d’un saint à celui d’un autre et ainsi de suite, en suivant les liens souvent ténus qui unissent, ou du moins semblent unir, ces différents personnages – nous voici aujourd’hui confronté à un point de détail de la vita prima [BHL 332] de l’apôtre de la Belgique, Amand, bien loin donc de la Bretagne, région habituelle de nos investigations. Encore convient-il de signaler que les destinées du personnage étaient assez bien connues des Bretons, mais sans qu’ils le sussent, puisque la vita d’Alain de Quimper, compilée au XVe siècle, a été démarquée de celle d’Alain de Lavaur, laquelle s’avère elle-même la démarque de la vita Amandi/Alani [BHL 335] qui figure dans le Sanctorale de Bernard Gui compilé durant les années 1310-1320 : cet aspect de la question a déjà été traité par Pierre Yves Quémener dans un travail approfondi auquel nous renvoyons le lecteur[1].

 

I

Le point de détail dont nous parlons concerne le passage qui évoque la donation par Childéric II d’un lieu appelé Nant (locum noncupante Nanto), où Amand établit un deuxième monastère : le premier établissement fondé par le saint n’est quant à lui pas nommé par l’hagiographe ; mais « il s’agit manifestement du monastère d’Elnone où le saint serait enterré »[2]. En tout état de cause, si l’on suit la chronologie du récit, la deuxième fondation, intervenue à peu d’intervalle de la première, aurait donc été elle aussi située dans le territoire des Francs où, après s’être efforcé en vain d’évangéliser les Basques, Amand était revenu (vir Domini Amandus in finibus remeavit Francorum). Une précision supplémentaire était fournie par un texte aujourd’hui perdu qui, antérieur à la vita prima, est partiellement la source de cette dernière. Cette vita antiqua, dont il subsiste deux fragments manuscrits du VIIIe siècle[3], est accessible par l’adaptation tardive de Bernard Gui mentionnée plus haut ; mais compte tenu de cette médiation, dont tous les tenants et aboutissants ne sont pas (encore) connus avec la précision souhaitable, Michèle Gaillard et Charles Mériaux ont judicieusement proposé d’intituler ce dernier texte vita altera plutôt que vita antiqua[4] : son auteur indique que, conduit par le Christ, Amand s’était dirigé à son retour vers les « contrées extrêmes des Francs » (Amandus, Christo duce, revertens in extremas Francorum regiones se direxit), ce qui nous semble désigner l’Austrasie, à tout le moins la partie septentrionale de la Gaule.

*

L’auteur de la vita prima complète son récit de la donation de Nant, avec un épisode miraculaire destiné à illustrer la sainteté de son héros :

« Un certain Mommolus, évêque de la ville d’Uzès (Ozidinsis), supportait fort mal que l'homme de Dieu eût reçu ce lieu du roi. Enflammé d'envie, il s'efforça de l’éliminer : il lui envoya des séides à qui il avait donné l’ordre de l’expulser de cet endroit après l'avoir couvert d'opprobres, ou au moins de le châtier sur place. Arrivés chez l’homme de Dieu, ces agents lui proposèrent, dans une tentative de tromperie, de le conduire en un lieu propice à la construction d'un monastère ; il n'aurait qu'à venir avec eux. Mais, par une révélation divine, leur malice ne demeura pas cachée : en effet, alors qu'ils feignaient de le conduire au lieu concerné, le saint homme Amand n’ignorait nullement leur intention de le tuer à cet endroit. Ils parvinrent enfin au sommet de la montagne (ad supercilium montis), où ils avaient prévu de le décapiter ; l’homme de Dieu n'avait pas voulu en parler aux siens, car il aspirait avec allégresse au martyre. Soudain, une violente tempête se leva, avec pluie et grêle : les nuées obscurcirent tout le sommet de la colline (omnem illius montis locum), à tel point que, privés de lumière, les hommes venus pour tuer le saint ne voyaient presque rien. Se désespérant pour leur vie, ils se jetèrent à ses pieds, implorèrent son pardon et le supplièrent humblement de leur permettre de repartir vivants. L’homme de Dieu recourut alors à ses armes habituelles, c’est-à-dire au secours de la prière : répandant des larmes, il pria jusqu’à ce que le temps fût redevenu serein et que la lumière eût été rendue aux appariteurs. Ceux-ci, pris de peur, comme épouvantés, s’en retournèrent chez eux : ainsi, la frayeur dont ils avaient été frappés permit à l’homme de Dieu d’échapper à la mort » [5] .

*

On voit mal en quoi l’évêque d’Uzès se serait à ce point senti lésé par une donation intervenue dans le pays des Francs ; c’est pourquoi Gaillard et Mériaux ont repris à Bruno Krush le schéma explicatif suivant :

« Comme roi d’Austrasie, Childéric II (vers 655-675) contrôlait aussi plusieurs cités du Massif Central. Bruno Krusch identifie Ozidinsis avec Uzès et Nanto avec Nant (dép. Aveyron, arr. et cant. Millau) dans le diocèse de Rodez. L’épisode est vraisemblablement lié au contrôle de l’éphémère siège épiscopal d’Arisitum qui se trouvait précisément à la frontière entre les diocèses de Nîmes, Rodez et Uzès. (L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, I, Paris, De Boccard, 1894, p. 305-306) » [6].

En 1715, les compilateurs de la Gallia christiana, réunis autour du mauriste Denis de Sainte-Marthe, avaient déjà identifié Nanto avec Nant[7], rattaché depuis le XIVe siècle au diocèse de Lavaur lors de l’érection de ce dernier : c’est la plus ancienne attestation, semble-t-il, de cette opinion, qui, malgré la caution des savants dont nous venons de rappeler l’avis, ne nous paraît pas définitive.

*

Pour sa part, la vita altera, dans laquelle la donation du lieu concerné, ici appelé Vaurum[8], est attribuée à Sigebert III, le filleul d’Amand, n’indique pas le nom et le siège du prélat qui avait voulu se débarrasser du saint ; l’anecdote est en outre rapportée avec une plus grande économie de moyens, ce qui paraît la confirmation que la vita altera a copié en l’occurrence un texte plus ancien :

« Mais l’évêque d’une cité proche, prenant ceci en mauvaise part, donna l’ordre à ses serviteurs qu’ils le chassent ou qu’ils le tuent. Le bienheureux Amand, qui, par une révélation divine, connaissait leur malice, alla avec eux au sommet d’une montagne (ad cacumen montis), où ils voulaient le tuer : il n’en avait rien dit à ses compagnons, parce qu’il aspirait au martyre. Soudain, une tempête se leva, avec pluie et grêle qui recouvraient la montagne au point que les méchants qui voulaient le tuer ne voyaient plus rien. Alors, saint Amand pria aussi longtemps que nécessaire pour que, le temps redevenu serein et la vue dégagée, ils puissent s’en retourner chez eux ».

*

En tout état de cause, les différentes données de ce dossier apparaissent, sinon absolument contradictoires, du moins difficiles à concilier ; difficultés qui se voient encore accrues par l’existence d’une tradition à Nantua (Ain), laquelle préconise qu’Amand avait fondé le premier établissement monastique local[9]. C’est le défaut de localisation précise de Nanto dans la vita prima qui est à l’origine de cette nouvelle confusion ; il s’agit bien sûr d’un doublet de la tradition relative au monastère aveyronnais de Nant : dans les deux cas, le terme qui est à l’origine du toponyme renvoie au gaulois nantu, « cours d’eau » et, par extension, « vallée »[10], ce qui correspond à la topographie. On comprend mieux pourquoi Edouard de Moreau a pu parler de Nant comme d’« une abbaye énigmatique » ; d’autant que les éléments postérieurs du dossier hagio-diplomatique d’Amand, notamment la Suppletio Milonis[11], n’en font jamais mention : ce qui ne laisse pas d’interroger sur la réalité, non pas du lieu, quelle que soit par ailleurs sa situation géographique, mais de l’établissement que le saint aurait fondé sur place.

 

II

Pour en revenir à l’analyse du passage concerné dans les deux textes hagiographiques à notre disposition, il nous semble que la référence à une « montagne » – il est possible que le terme mons désigne ici une « colline », eu égard à la tendance hyperbolique des hagiographes médiévaux – en tant qu’élément du paysage dans lequel s’inscrit la seconde fondation monastique d’Amand constitue l’effet de réel le plus marquant, le plus susceptible en tout cas de donner une indication sur l’emplacement de ce supposé monastère, lequel aurait donc été situé a priori dans la vallée au pied de la hauteur en question. Nous avons déjà à plusieurs reprises mis en évidence que l’introduction d’une dose de « réalisme », en particulier topographique, dans le récit permettait à l’hagiographe d’établir un rapport de confiance avec ses lecteurs et/ou ses auditeurs[12] : Marie-Céline Isaia rappelle à cet égard que

« Si le public médiéval de l’hagiographie prenait plaisir à entendre des histoires de saints d’autant plus merveilleuses qu’elles étaient improbables, il était en même temps difficile à convaincre, voire incrédule quant au fond de ce qu’on lui rapportait »[13].

Comme il ne paraît pas improbable que Nanto fût plutôt situé en Austrasie, nous proposons de prendre en compte, à titre d’hypothèse que nous soumettons à aux spécialistes du dossier hagiographique d’Amand, l’actuelle commune et ancienne paroisse de Nant-le-Grand (Meuse), sur le plateau barrois, environnée de hauteurs boisées et dont l’église paroissiale est justement placée sous le vocable de Saint-Amand. Ce lieu, avec son annexe – aujourd’hui la commune de Nant-le-Petit – faisaient autrefois partie du Barrois (Barrensis) : une confusion basée sur une vague homophonie avec le nom de Barisis (Aisne) pourrait ainsi expliquer pourquoi Nant a remplacé dans la vita prima ce dernier toponyme, lequel est pourtant bien attesté dans la pseudo-donation de Childéric à Amand le 1er août 663 (Barisiacum) et encore dans la Suppletio Milonis (cellulamque quae noncupatur Barisiacus).

*

Le village de Nant-le-Grand est situé dans un vallon, creusé par une rivière qui prend sa source dans la commune, traverse ensuite Nant-le-Petit, puis le lieu-dit Nantel (commune de Stainville) avant de se jeter dans la Saulx : voici donc l’origine des trois toponymes, à l’instar du ruisseau des Grandes-Fontaines qui a donné son nom à la commune de Nantois dans le même département ; on a dit que c’était également le cas pour Nant d’Aveyron et pour Nantua. L’altitude modeste du plateau barrois, qui forme obstacle aux ultimes poussées océaniques, s’accompagne néanmoins « d’un climat de type semi-continental, assez proche d’un climat de montagne », si l’on en croit les services de la préfecture de la Meuse[14] : la possibilité qu’un brouillard épais, à base de stratocumulus, chargé de pluie et tempétueux, se forme en (relative) altitude, constitue donc une donnée météorologique « réaliste » et, en l’évoquant, l’auteur de la vita prima aurait pris le parti de conforter les éventuels esprits forts locaux ; ainsi le véritable – et indiscutable – miracle en la matière résiderait dans l’opportunité de ce phénomène, à l’instant précis où le saint et ses bourreaux, ayant par exemple emprunté sur environ 1,500 Km le tracé de l’actuel sentier GR 714 depuis Nant-le-Grand, avaient atteint le col du Bouleau, qui, sur le haut du plateau, culmine à 331 m d’altitude, soit plus de 80 mètres au-dessus du village.

*

La commune actuelle de Saint-Amand-sur-Ornain est située à une quinzaine de kilomètres de l’église de Nant-le-Grand : sur place, la mémoire de l’apôtre de la Belgique a été subjuguée par le souvenir de la « capitale des Leuques ». L’antique Nasium, qui a laissé de nombreux vestiges archéologiques, dépendait d’un vaste ensemble dont l’oppidum de Boviolles constituait le point d’appui : l’importance de cette agglomération et l’autre nom (forum Leucorum) par lequel elle était désignée sous le règne d’Hadrien[15], permettent d’envisager pour elle à l’époque « la piste… d’une promotion municipale »[16]. Cette observation n’est peut-être pas sans intérêt pour notre propos, si on la rapporte aux circonstances de la donation de Nanto :  l’auteur de la vita prima souligne en effet que cette donation était intervenue en réponse au souhait exprimé explicitement par Amand ; mais ce n’était pas un lieu désert que ce dernier avait sollicité pour y construire un monastère : au contraire, il avait évoqué précisément un municipium[17], demande assortie d’une formule d’humilité non ambitionis gratia, sed ob animarum salutem. Est-il possible, sans outrepasser les limites de l’hypothèse déjà surabondante, d’imaginer Childéric attribuant au saint, plutôt que Nasium à quoi songeait Amand, le site isolé et désert de Nant, lequel en conséquence, n’aurait pas connu le développement escompté ?

 

André-Yves Bourgès



 *Nous empruntons ce titre, lui-même un peu énigmatique, à Edouard de Moreau, Saint Amand, apôtre de la Belgique et du nord de la France, Louvain, 1927, p. 230.

Les liens vers les sites Internet ont été vérifiés/actualisés le 13 décembre 2023.

[1] Pierre Yves Quémener, Saint Alain. En quête d’identité, s.l., 2012 [en ligne : https://www.academia.edu/4035963].

[2] Michèle Gaillard et Charles Mériaux, « Vie de saint Amand, abbé d’Elnone, évêque de Maastricht », Le siècle des saints. Le VIIe siècle dans les récits hagiographiques, Turnhout, 2023, p. 99, n. 31.

[3] Benjamin Savill, Cult of Saints, E06269, « The Oldest Life of Amandus (Vita antiqua sancti Amandi) », http://csla.history.ox.ac.uk/record.php?recid=E06269.

[4] M. Gaillard et C. Mériaux, « Vie de saint Amand…, p. 88-89.

[5] Notre tradaptation de ce passage doit beaucoup aux traductions de nos prédécesseurs, en particulier celle donnée par E. de Moreau, Saint Amand…, p. 230-231.

[6] M. Gaillard et C. Mériaux, « Vie de saint Amand… », p. 99, n. 32.

[7] Denis de Sainte-Marthe, Gallia Christiana, t. 1, Paris, 1715, col. 283-284.

[8] Vaurum est le nom latin de la ville de Lavaur, érigée en siège d’évêché à l’époque même où travaillait Bernard Gui. Or, comme on l’a déjà signalé, le saint local, Alain, a capté la tradition hagiographique relative à Amand, telle qu’elle figure sous la plume du Dominicain : de quoi conférer au nouvel évêché une certaine notoriété.

[9] Dans son Histoire de Bresse et du Bugey, Lyon, 1650, 4e partie (Preuves) p. 210-212, Samuel Guichenon rapporte une version incomplète et, en même temps, largement interpolée de la vita prima, extraite du bréviaire de Nantua, qui justifie cette prétention, dont les conséquences s’observent à la lecture du cartulaire de l’abbaye Saint-Pierre, conséquences durables au point de vue historiographique ; mais au XIXe siècle, au contraire de ce qu’on observe souvent, plusieurs érudits locaux ont su faire preuve d’un grand sens critique, dont témoignent les études rigoureuses et encore utiles de Georges Debombourg, Histoire de l'abbaye et de la ville de Nantua, Bourg, 1858, p. 13-33, et de Joannès Erhard Valentin-Smith, Considérations sur l'histoire de la ville et de l'abbaye de Nantua, Lyon, 1859, p. 8-30.

[10] Dans le glossaire d’Endlicher, le mot est d’ailleurs donné sous la forme nanto : sur ce texte, voir Alderik H. Blom, « Endlicher’s Glossary », Études Celtiques, 37 (2011), p.159-181.

[11] Bruno Krusch et Willelm Levison (éd.), Monumenta Germaniae Historica, Scriptores Rerum Merovingicarum, t. 5, Passiones vitaeque sanctorum aevi Merovingici, Hanovre-Leipzig, 1910, p. 450-451.

[12] André-Yves Bourgès, « Effet de réel et hagiographie : quelques aspects de la question » (décembre 2019), https://www.academia.edu/41465070. Si le fantastique, qui, évidemment, s’intègre à la dimension surnaturelle du récit miraculaire, vient parfois « en creux », par sa singularité même, renforcer l’effet de réel, un détail défectueux peut aisément provoquer la rupture du rapport de confiance entre l’auteur et son public.

[13]  Marie-Céline Isaïa « Les lettres dans l’hagiographie médiolatine (IXe-XIIe siècle) », Cahiers de Civilisation Médiévale, 61 (2018), p. 109.

[14] Projet Eolien Haut du Saule. Etude d’impact environnemental, p. 31, « Environnement physique », § 3.2.1.2, https://www.meuse.gouv.fr/contenu/telechargement/7698/45609.

[15] Yves Burnand et Pascal Vipard, « Hadrien et la cité des Leuques », Latomus,70 (2011), n°4, p. 1068-1080.

[16] Ibidem, p. 1079-1080.

[17] Le terme a connu, notamment dans le domaine hagiographique, une assez longue carrière littéraire durant laquelle son acception a évidemment évolué ; son utilisation a surtout permis aux hagiographes de faire étalage de leur culture. Point ne fut besoin pour l’auteur de la vita prima d’Amand d’aller chercher loin une illustration du terme municipium : on le trouve en effet dans la vita Eligii [BHL 2474], laquelle figurait très probablement parmi les sources de cet écrivain.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire