"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

14 juillet 2025

Anniversaire du blog "Hagio-historiographie médiévale" : 20 ans déjà !

 

Dès juillet 2005 en effet, j’ai créé mon premier blog, Hagio-historiographie médiévale, toujours actif comme on peut le constater par le présent billet :

« Les nouvelles technologies », écrivais-je à cette occasion, « facilitent l'échange et la mise à disposition d'informations dans des délais sans cesse raccourcis, où chacun désormais joue le rôle jadis dévolu au seul "communicant" ».

 

Et de poursuivre :

« la méta-recherche sur la Toile nous donne ainsi l'accès à des ressources incommensurables, que la messagerie électronique permet en instantané de relayer vers notre Réseau, en même temps que nous lui communiquons nos avis, nos hypothèses, nos doutes ».

 L’enthousiasme un peu naïf dont je faisais preuve à l’époque n’est évidemment plus de mise aujourd’hui (encore les réseaux sociaux et leurs effets panurgiques n’avaient-ils pas pris la place prépondérante qu’ils occupent actuellement !) : nouvelle démonstration, s’il en était besoin, que l’historien ne prophétise jamais que le passé. 

Pour autant, ce sont plus de 190 notules qui ont fait l’objet d’une publication sur Hagio-historiographie médiévale depuis son lancement, plus de 220 en comptant celles qui ont été publiées sur les autres blogs que j’ai créés par la suite  : contrairement à ce que leur désignation pourrait le laisser penser, la plupart de ces textes sont des travaux souvent étendus, généralement pourvus d’un apparat critique, qui auraient toute leur place dans une revue scientifique ; mais, conformément au projet initial, j’ai préféré les partager en ligne immédiatement avec le public (*). Si la réactivité s’avère plutôt faible en termes de commentaires, l’outil m’a cependant permis à plusieurs reprises d’entrer directement en contact avec d'autres chercheurs et ces échanges ont pu à l'occasion se  prolonger au-delà du contact informatique ;  parfois même sont nées des relations amicales de travail

 Un constat objectif de la situation donne à penser que l'aventure ne saurait se prolonger encore 20 ans : 10 ans peut-être ?

 

André-Yves Bourgès

(*) A noter la présence de 3 ou 4 travaux qui nous ont été confiés pour publication par d’autres chercheuses et chercheurs.

Exil, errance et érémitisme dans les Vies de saints bretons sous la plume des hagiographes médiévaux*

  

Un petit rappel en préalable sur le matériau hagiographique médiéval.

Ce « type de littérature »[1] a connu en Bretagne une grande vogue depuis le IXe siècle au moins[2], avec une efflorescence particulièrement remarquable dans le dernier tiers de ce siècle, dont témoignent notamment les vitae de Guénolé, Magloire, Malo, Paul Aurélien et la seconde vita de Samson.

Si certains historiens éprouvent parfois une forme de frustration de ne pouvoir disposer de textes plus anciens, – à l’exception de la première vita de Samson[3], composée « vers la fin du VIIIe ou au début du IXe siècle »[4], et, surtout, du « palimpseste samsonien » transparaissant dans le texte de cette dernière[5], plus ancien donc, « vers la fin du VIIe siècle ? »[6], il convient plutôt, de notre point de vue, de se réjouir que l’acmé du IXe siècle, n’ait pas épuisé le filon  : on peut en effet constater, après « le choc des agressions des Vikings suivies de la dispersion des élites religieuses »[7] qui caractérise le Xe siècle, que son exploitation a repris de plus belle dans des établissements moins exposés, où les communautés religieuses de la péninsule, poussées sur les routes de l’exode avec leurs reliques et leurs manuscrits, avaient été accueillies.

Celles qui avaient trouvé refuge en Grande-Bretagne, dans le « West Country »[8], ont généré à cette occasion un processus de « resourcement culturel » réciproque , dont les effets n’ont pas encore été suffisamment étudiés[9]  :  le roi des Saxons de l’ouest, Athelstan, dont l’autorité s’est étendue à partir de 924 à toute l’Angleterre, a joué à cette occasion, en sa qualité de grand collectionneur de reliques de saints bretons, un rôle essentiel dans ce phénomène[10].

Nous voyons ensuite que, dans les dernières décennies du XIe siècle, le monastère de Llancarfan entretenait des liens avec les abbayes de Rhuys et surtout de Quimperlé[11] :  les échanges entre l’île et le continent avaient été renforcés par la conquête normande de l’Angleterre en 1066, à laquelle les Bretons furent nombreux à participer[12]. Surtout cette invasion a suscité au Pays de Galles une véritable réaction identitaire à l’origine de l’hagiographie locale, dont les auteurs ont pu alors chercher leurs modèles en Bretagne où ce type de littérature était très développé.

Enfin, au siècle suivant, l’épisode dramatique de l’Anarchie anglaise (1138-1153), où certains Bretons ont joué un rôle politico-militaire, a fourni l’occasion de nouveaux contacts, illustré notamment par la promotion du vicomte de Léon, Hervé, soutien du roi Etienne, à la tête du comté de Wiltshire aux années 1139-1141, dont a bénéficié la tradition mélarienne à l’abbaye d’Amesbury[13].

*

A partir du milieu du XIe siècle, la production hagiographique bretonne, enrichie de tous ces échanges et contacts, a pu reconstituer le « capital mémoriel » des monastères ruinés par la tourmente scandinave, comme il se voit par exemple avec la vita de Gildas et celle de Méen, respectivement à Rhuys et à Gaël/Saint-Méen-le-Grand. Il faut également signaler l’essor à la même époque d’une véritable mode, qui a consisté pour les hagiographes à attribuer des origines irlandaises à des saints dont le souvenir était très incertain : ce phénomène d’irlandisation, qui ne paraît véritablement approprié que pour le seul Ronan, mérite d’être souligné, car il a introduit de manière durable dans les esprits l’idée que la Bretagne continentale et l’île des saints avaient entretenu des relations hagiographiques précoces, alors que celles-ci, en réalité, n’apparaissent que de manière furtive et indirecte dans les vitae de la période carolingienne.

En outre, l’hagiographie bretonne a connu aux XIe, XIIe et dans les premières décennies du XIIIe siècle une forme de compétition entre les scriptoria monastiques et les ateliers épiscopo-canoniaux : à cette occasion, on assiste au transfert progressif d’une partie importante de la production depuis les premiers vers les seconds. Si l’objet principal, la sainteté, ne s’en est pas trouvé modifié, en revanche le traitement du « modèle » incarné par le saint a connu alors, en plusieurs occasions, une certaine inflexion, visant à faciliter la reprise en main institutionnelle par l’ordinaire et à renforcer l’autorité de ce dernier, face, notamment, aux velléités autonomistes des grands monastères ; cette approche nouvelle était aussi destinée, dans le prolongement de la réforme grégorienne, à lutter plus efficacement contre l’accaparement par les barons du duc de biens d’origine ecclésiastique, ainsi que contre la mainmise lignagère de ces derniers sur les sièges d’abbayes et d’évêchés. Le renouveau des formes de la vie religieuse, incarné successivement par les adeptes de l’érémitisme, puis par les moines cisterciens et enfin par les frères mendiants, fit souvent entendre l’écho, parfois dissonant, de ce mouvement de réforme de l’Église conduit également, au niveau le plus élevé, par certains prélats, tout à la fois « politiques » et « spirituels » : la vita de Hoarvé/Hervé et celle de Corentin rendent compte, respectivement par en bas et par en haut, de ce double phénomène.

*

Enfin, au Bas Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), avec l’installation d’une dynastie capétienne sur le trône ducal, les princes qui présidèrent aux destinées de la Bretagne ont procédé à une véritable captation du patrimoine hagiographique régional en vue de nourrir ce que l’on peut appeler l’idéologie ducale. Ce fut en particulier le cas durant le long épisode, à plusieurs reprises paroxystique, de la guerre de Succession entre les Dreux-Monfort et les Blois-Penthièvre (1341-1364), dont la radicalisation a exercé une incontestable influence sur plusieurs textes hagiographiques tardifs : ainsi, tandis que les sentiments montfortistes de l’auteur anonyme du Chronicon Briocense transparaissent nettement à travers sa réfection de l’histoire de Judicaël, la composition de la vita de Salomon s’inscrit quant à elle, sans aucun doute possible, dans le cadre de la contre-propagande orchestrée par le parti blésiste après la défaite et la mort tragique de son chef. Il faut noter au demeurant que les deux compétiteurs firent montre leur vie durant d’une vénération égale à l’endroit des personnages concernés.

Plusieurs lignées parmi les plus puissantes de la noblesse bretonne ont imité et amplifié jusqu’à l’époque moderne ce phénomène d’appropriation hagiographique, en revendiquant d’être apparentés à des saints de la tradition[14] : ainsi en est-il des traditions qui mettent en rapport les Boiséon et Mélar, les Du Chastel et Tanguy, les Kergournadec'h et Paul Aurélien, les La Palue et  Conogan, les Lesguen et Guénolé, – ou plus exactement Guen, la mère de ce dernier, – et enfin les Rohan, ainsi que leurs parents et sénéchaux féodés, la famille Le Sénéchal, respectivement associés à Mériadec et à Gonéri, dont les vitae ont été vraisemblablement composées dans le premier tiers du XVe siècle ; pour être à peu près complet, il faut encore ajouter les Kermavan avec Ténénan et les Quelen avec Hernin, de même que le cas un peu « oblique » des Lesquelen avec Hoarvé.

*

Il nous a semblé intéressant de déterminer, au moins approximativement, la place occupée dans les représentations littéraires de la sainteté par les thèmes de l’exil, de l’errance et de l’érémitisme : ce dernier terme prolongeant le précédent et devant s’entendre comme une sorte de traversée du « désert » avant l’arrivée en Terre promise[15]. Nous nous sommes également interrogé, si les textes concernés pouvaient refléter, non pas, bien sûr, les réalités de la période héroïque (Ve, VIe, voire VIIe siècles), qui demeurent largement inaccessibles à l’historien, du moins celles qui avaient cours aux époques successives de leur composition. En tout état de cause, il est vain, comme l'ont souvent fait les hagiographes, de chercher à reconstituer les itinéraires que les saints auraient empruntés, en faisant circuler ces derniers entre les différents lieux où ils sont honorés, qui témoignent avant tout du prosélytisme de leurs dévots

L’approche retenue a donc consisté à lister rapidement, sans prétendre à l’exhaustivité, les situations qui, dans les textes hagiographiques, relèvent de la catégorie du voyage, du « déplacement professionnel » pourrait-on dire, quand il s’agit de l’activité pastorale des saints concernés. En revanche, il n’a nullement été question, attendu qu’une telle approche dépassait largement nos compétences, d’entreprendre l’étude des motifs folkloriques ou des mythématiques qui, dans certains cas, pourraient constituer l’arrière-plan de ces situations.

Néanmoins, cet inventaire dressé de loin nous donnera l’occasion, pour chaque période, d’indiquer, de manière discursive, quelques-unes des caractéristiques de la production hagiographique considérée : nous espérons que ces détails seront de nature à nourrir, sinon votre réflexion, peut-être éloignée de ces sujets, du moins votre curiosité.

 

I

Tel qu’il était devenu de rigueur depuis 818 à Landévennec, ainsi que dans les autres monastères de l’ouest péninsulaire où l’abbé Matmonoc avait reçu mandat de l’empereur Louis le Pieux de faire appliquer la norme carolingienne, le modèle monastique, défini de manière à la fois pragmatique et précise par l’observation de la Règle bénédictine, condamnait et donc excluait toute pratique qui mettrait en péril la stabilitas du moine, telle la xeniteia qui avait pourtant longtemps prévalu au sein du monachisme et dont le souvenir n’était pas oublié sur place.

Ainsi les deux principaux hagiographes qui ont travaillé dans le scriptorium de la vieille abbaye cornouaillaise durant le dernier tiers du IXe siècle, – Wrdisten, auteur de la vita de Guénolé, et Wrmonoc, auteur de celle de Paul Aurélien,  nous montrent-ils leur héros respectif entreprenant, en compagnie d’autres candidats à la vie cénobitique, un véritable périple jusqu’au lieu de leur installation définitive, respectivement Landévennec et Saint-Pol-de-Léon, dont la découverte s’avère dans les deux cas largement fortuite.

Cette quête du locus amoenus, « lieu agréable, lieu favorable », – renforcée en négatif par l’étape éventuelle du locus horridus, « lieu rude, lieu repoussant », – est particulièrement évidente sous la plume de Wrdisten : Guénolé est né dans la péninsule armoricaine de parents qui avaient fui l’épidémie de peste : avec ses condisciples, il suit l’enseignement spirituel de Budoc sur l’île Lavret, dans l’archipel de Bréhat. Selon son hagiographe, le saint est un précurseur du « pèlerinage virtuel » : il décide de se rendre au tombeau de Patrick ; mais la veille de son départ, il est favorisé d’une vision de l’apôtre des Irlandais qui le dissuade de mettre à exécution son projet et lui conseille de chercher sur la terre d’Armorique un lieu où s’établir avec ceux que Budoc lui aura désignés pour l’accompagner. Encouragé par cette vision et par son maître, il se met en route : la petite troupe, parvenue jusqu’à la basse-vallée de l’Aulne après être passée « par les pays domnoniques » (per domnonicos pagos), s’installe sur un îlot au milieu du fleuve. Cependant, les conditions matérielles sur place s’avèrent trop rudes, même pour des moines à la recherche de l’ascèse : après avoir miraculeusement traversé l’estuaire à pied sec, la communauté établit alors son monastère sur l’autre rive, en Cornouaille donc, où règne Gradlon ; à noter que ce dernier, dont les pseudo-chartes de donation remplissent pourtant le cartulaire de l’abbaye composé au XIe siècle, apparait, sous la plume de Wrdisten, comme un auxiliaire bien secondaire de cette fondation.

Chez  Wrmonoc, Paul Aurélien, après sa formation à Llanilltud Fawr sous la férule d’Iltud, quitte le sud du pays de Galles, sa terre natale, pour rejoindre le Cornwall, où il séjourne chez le roi Marc, avant de s’embarquer, avec douze prêtres, autant de nobles laïques de sa parenté « et des esclaves en nombre suffisant », à destination de la péninsule armoricaine : la troupe aborde d’abord à Ouessant, puis rallie  le continent ;  toujours selon l’hagiographe, elle passe par Ploudalmézeau où Paul Aurélien fonde un premier établissement monastique (aujourd’hui Lampaul-Ploudalmézeau). Wrmonoc nous transporte ensuite directement dans les parages d’une forteresse ruinée, présentée comme le futur site de Saint-Pol-de-Léon, que le porcher d’un certain comte Withur fait découvrir au saint et ses compagnons : peu importe pour notre propos d’aujourd’hui si la description des lieux par Wrmonoc ne semble guère correspondre à la topographie saint-politaine, mais bien plutôt à celle du Yaudet, en Ploulec’h, à une soixantaine de kilomètres plus à l’est[16]. Wrmonoc signale en outre que Paul Aurélien et les siens rencontrent Withur dans la résidence de ce dernier située sur l’île de Batz (ou bien sur l’île Miliau, si l’on adopte l’hypothèse du Yaudet) [17], dont le comte fait don au saint ; à noter que Withur, personnage pieux et lettré, – il occupe ses loisirs à transcrire un manuscrit des quatre Évangiles, – ne joue qu’un rôle secondaire, à l’instar de Gradlon, dans l’établissement local de Paul Aurélien. Usant d’un stratagème, Withur obtient que ce dernier, envoyé en mission auprès du roi Philibert, reçoive la consécration épiscopale à Paris ; Philibert est une cacographie pour Childebert, qui constitue avant tout le témoignage du prestige du saint homonyme, en particulier depuis que ses reliques avaient été apportées jusqu’à Tournus. La seconde vita de Samson, composée sensiblement à la même époque, c’est-à-dire dans le dernier tiers du IXe siècle, nous montre son héros recevant l’archiépiscopat de toute la Bretagne de la main de Childebert, lequel porte cette fois le titre d’« empereur » (Tunc vero S. Sanson de manu Hilberti imperatoris et verbo et commendatione archiepiscopatum totius Britanniae recipiens)[18] : on voit comment la situation des saints des origines faisait alors l’objet, avec plus ou moins de bonheur, d’une transposition à l’immédiat passé carolingien.

*

Que ce soit en direction du couchant pour Guénolé ou, à l’inverse, en direction du levant pour Paul Aurélien, la consigne à Landévennec est donc de mettre en valeur le territoire de l’ouest péninsulaire en le faisant largement parcourir par les saints concernés : Guénolé est d’ailleurs explicitement désigné « le Cornouaillais » par Wrdisten (Incipit praefatio vitae sancti Winwaloei Cornugillensis), tandis que, pour Wrmonoc, Paul Aurélien est le « Domnonéen » (Explicit vita sancti Pauli Aureliani domnonensis). Ces désignations renvoient, au moins approximativement, à une réalité géographique ancienne : celle des territoires des anciennes civitates de Osismes et des Coriosolites, passés au début du haut Moyen Âge sous le contrôle des Bretons et qui avaient depuis largement perdu leur physionomie originelle, même si l’on ne peut exclure la possibilité que Othismus (aujourd’hui Carhaix) et Corseul aient conservé, jusqu’à la normalisation carolingienne, leur statut de chef-lieu.

Les déplacements que les hagiographes attribuent à leur héros respectif font l’objet des habituelles références scripturaires qui, à des titres divers, évoquent l’appel divin, l’abandon des biens terrestres, le départ, voire l’exil, à l’instar du célèbre passage, tout à la fois dramatique et laconique, dans lequel Gildas rapporte, vers 550, comment certains de ses compatriotes, épouvantés par la menace saxonne,

« … rejoignaient les régions d’outre-mer avec de grands gémissements ou en faisant entendre, sous les voiles déployées, ces mots en guise de chant de marins : Tu nous as livrés comme des brebis à dévorer et tu nous as dispersés parmi les nations » (alii transmarinas petebant regiones cum ululatu magno ceu celeumatis vice hoc modo sub velorum sinibus cantantes : dedisti nos tamquam oves escarum et in gentibus disperisti nos)[19].

Le Jérémie breton a souhaité avant tout imprimer dans les esprits une image pitoyable : c’est la raison pour laquelle il a illustré son propos par un extrait du psaume 44 ; mais il faut rappeler que nous ne disposons d’aucun autre témoignage pour corroborer le sien.

On peut être également tenté de faire un rapprochement avec certaines traditions qualifiées, abusivement parfois, « celtiques », dans lesquelles le voyage, la divagation sur terre aussi bien que sur mer revêtent une sorte de dimension initiatique. En fait, si l’on s’attache à lire avec attention le texte des vitae de Guénolé et de Paul Aurélien, la motivation commune des hagiographes paraît plutôt résider dans leur désir de montrer comment la Bretagne armoricaine s’est constituée sur la base d’une hybridation entre les influences incontestables de la Bretagne insulaire, dont témoignent par exemple certains manuscrits attribués au scriptorium de l’abbaye, et celles en provenance du continent, tout aussi explicites, dont le mandat donné par Louis le Pieux à l’abbé Matmonoc, est un témoin indiscutable. Il s’agissait pour l’institution ecclésiale bretonne, dans sa double dimension monastique et épiscopale, de tirer le meilleur profit possible de cette culture duelle en adoptant une position d’équilibre entre ses composantes : ni tout à fait dépendante d’un récit traditionnel, qui accordait la première place aux origines insulaires, ni tout à fait soumise au tropisme continental du pouvoir carolingien, dont elle cherchait cependant à prolonger l’idéologie impériale ; mais empruntant à l’un et à l’autre certains traits spécifiques. Landévennec, en liaison avec les pôles épiscopaux de Quimper et de Léon récemment créés, constituait évidemment un terrain privilégié pour expérimenter cette démarche originale d’arbitrage, dont procède, jusqu’à nos jours, ce que nous appellerons, faute de mieux, le « paradoxe breton ».

*

Deux autres hagiographies, composées elles aussi durant le dernier tiers du IXe siècle, mais dans l’extrême nord-est de la péninsule, c’est-à-dire, du point de vue géographique, à l’exact opposé de la situation de Landévennec, – constituent une autre illustration de ce « paradoxe breton » : il s’agit de la vita anonyme de Magloire et surtout de celle de Malo par Bili, diacre de la cathédrale d’Aleth. Au surplus, l’une et l’autre montrent une certaine dépendance à l’égard du « modèle » proposé par le dossier samsonien ; dépendance qui s’avère au demeurant moindre qu’on pourrait le penser sur les aspects de forme, mais qui trahit la volonté de leurs auteurs soit de se conformer à ce « modèle », s’agissant de la vita de Magloire, soit, au contraire, de s’en démarquer, s’agissant de l’ouvrage de Bili.

On lit sous la plume de son hagiographe que Magloire était le cousin de Samson, dont il fut le disciple, puis le successeur sur le siège épiscopal de Dol ; mais il renonça presqu’aussitôt à cette dignité. L’écrivain met alors en évidence, avec

« une habileté de composition, un art de peindre le caractère du saint, un sentiment du bien dire, quelque chose de jeune et de vivant, qui en font le chef d'œuvre de l'ancienne littérature bretonne »[20],

le « caractère maritime » de l’existence de Magloire[21] et, plus encore, sa dimension insulaire : Sercq, – reçue en donation du comte Loescon, après que ce dernier eût été miraculeusement guéri de la lèpre, en constitue le principal décor, où, dit-on, s’est déroulé l’essentiel de l’existence érémitique du saint, où il est mort et où, en dépit des attaques de Vikings[22], son corps a longtemps reposé[23], jusqu’à ce que ses reliques soient emportées sur le continent à l’abbaye de Léhon[24]. Toujours selon son hagiographe, l’apostolat de Magloire l’a également amené dans l’île voisine de Brecqhou, dont le seigneur local, Nivo,le même que le personnage qui voulut par la suite être enterré à proximité de sa dépouille ? [25]  a eu recours à lui pour obtenir la guérison de la mutité de sa fille[26], ainsi qu’à Jersey, où le saint a vaincu un dragon[27]. A l’exception d’un déplacement jusqu’à Saint-Suliac, dans l’estuaire de la Rance[28], la carrière de Magloire s’est donc déroulée pour l’essentiel dans les îles du Cotentin, dont il apparaît conséquemment comme le véritable « apôtre », selon l’expression d’Arthur de la Borderie[29], qu’il convient bien sûr de ne pas prendre au pied de la lettre.

 On peut noter que Bili  revendique également pour son héros un certain tropisme insulaire, si tant est que les îles dont il est question dans son ouvrage appartiennent effectivement à l’espace géographique dans lequel est supposé avoir vécu le saint et servent en conséquence à renforcer l’ « effet de réel » de son récit [30] : c’est assurément le cas pour les îles de la Baie d’Alet,  Cézembre, sur laquelle Malo aurait pris pied à son arrivée dans la péninsule armoricaine[31], ou bien l’île de l’anachorète Aaron où, après son élévation à l’épiscopat, le saint aurait à son tour vécu en ermite et qui s’est vue décorée de son nom ; il en va de même s’agissant de l’île Aix, à la sortie de l’estuaire de la Charente, et de l’îlot d’Evre, en face de Marennes, où Malo, fuyant les tribulations infligées par ses ouailles bretonnes, vient aborder successivement à la recherche d’un havre de paix.

 En revanche, appartiennent au domaine hagio-mythologique l’île de Rorea, qui s’élève miraculeusement au-dessus de l’eau pour préserver le saint de la noyade, si du moins il ne s’agit pas de Ronech (Steep Holm), au milieu du canal de Bristol, – et surtout l’île incontestablement « mythique » d’Ima, objet inaccessible de la quête entreprise par Brandan, à laquelle participe Malo en compagnie de nombreux autres disciples du fameux saint navigateur. Durant cette sorte d’immram, qui va durer pas moins de sept années, les horizons insulaires de Malo se encore multipliés sous la plume de l’hagiographe : les pèlerins ont ainsi l’occasion d’aborder sur une île anonyme où se trouve le tombeau d’un géant nommé Milldu, que le saint, à la demande de son maître, ressuscite pour qu’il les guide dans leurs recherches ; mais celles-ci restant infructueuses, le géant est reconduit à son tombeau pour être à nouveau plongé dans le grand sommeil… Le navire croise une baleine dont l’immobilité laisse à penser aux membres de l’équipage qu’il s’agit d’un îlot, sur lequel Malo prend le temps de célébrer la messe de Pâques...

Ces différents aspects légendaires font assurément le charme de tels récits ; mais il ne faudrait pas être dupe des intentions de Bili : parfaitement disposé à raconter ce type d’anecdote pour l’édification et aussi pour le plaisir de son public, sa vigilance n’est pas moindre que celle de ses confrères de Landévennec quant à l’importance politique de son propos. C’est le cas quand il peint son héros célébrant la vigile de Pâques dans l’église de Corseul, restituant ainsi à l’ancien chef-lieu de la civitas des Coriosolites la place prééminente qui fut naturellement la sienne dans les débuts de la christianisation ; ou bien encore quand il envoie Malo recevoir la consécration épiscopale à Tours, indication destinée à l’évidence à s’opposer aux récentes prétentions métropolitaines de Dol. De même, Bili rapporte avoir effectué, en compagnie d’autres membres du clergé d’Alet, un déplacement vers l’ouest de la Britannia continentale, jusqu’à Saint-Pol, à près de cent quatre-vingts kilomètres, en vue de rencontrer leurs homologues du diocèse de Léon : si l’indifférence délibérée d’Alet à l’égard de Dol, dont cet épisode est l’expression, a pu constituer l’expression d’une sorte de réflexe d’auto-défense[32], elle vient également confirmer « en creux » que le soutien du roi Salomon à la métropole de Dol n’avait pas véritablement permis l’intégration de cette dernière à la Britannia continentale, dont on sait que les évêques, même ceux nommés une quinzaine d’années plus tôt par Nominoë, continuaient d’entretenir des relations avec les prélats déposés. Et, dans l’esprit des thuriféraires de la cause doloise, leurs intérêts bien compris continuaient de se situer plutôt du côté de la Neustrie maritime que de la Britannia proprement dite.

*

C’est en effet le constat qui ressort de l’examen des vestiges de la vita la plus ancienne de Samson, laquelle nous est connue, comme il a été dit, par les emprunts que lui a fait la vita prima du saint. L’examen de ce « palimpseste textuel » permet de conclure que, si la (re)construction « mémoriographique » du personnage de Samson a bien eu lieu sur le continent, ce processus n’a guère été alimenté par le souvenir laissé par le saint dans la péninsule armoricaine : en effet, à part la fondation du monastère de Dol et le soutien apporté au souverain légitime Judual en lutte contre l’usurpateur Commor, le plus ancien hagiographe samsonien ne rapporte aucun autre épisode localisé en Bretagne à proprement parler ; plus encore, il n’est fait mention d’aucune des enclaves doloises en Bretagne.

En revanche, après nous avoir montré Samson se rendant à la cour de Childebert pour plaider la cause de Judual, l’écrivain rapporte comment le saint, ayant libéré d’un dragon la vallée de la Basse-Seine, reçut, par concession royale, de nombreuses possessions foncières et fonda sur place le monastère de Pentale (actuelle commune de Saint-Samson-de-la-Roque) ; en outre, l’écrivain indique explicitement que Samson fit plusieurs séjours dans ce dernier monastère : voilà donc établie, entre Dol et Pentale, l’existence d’échanges pour lesquels on peut envisager, soit un itinéraire maritime par les îles du Cotentin, base arrière des troupes mobilisées par Samson en renfort de celles de Judual, puis l’estuaire de la Seine ; soit un itinéraire terrestre, passant notamment par Saint-Samson-en-Auge, sans doute le petit monastère de Rotmou dont le récit de fondation, raconté par l’auteur de la vita secunda du saint[33], renvoie à un véritable topos hagiographique :

« Les ingrédients sont donc toujours à peu près les mêmes », rappelle Jacques Le Maho : « le grand voyage, la route, l’incident qui force le convoi à s’arrêter, le miracle qui permet de repartir, le vœu de fonder un établissement pour porter assistance aux voyageurs » [34].

On peut ajouter que le tracé de cet itinéraire passait par Aunay-sur-Odon où Samson était également honoré.

*

Tours (une fois), Paris (en deux occasions), la basse vallée de la Seine (à plusieurs reprises) : les déplacements de Malo, Paul Aurélien et Samson témoignent d’un tropisme neustrien qui, à l’époque à laquelle ont travaillé leurs hagiographes, correspondait à la représentation de la Francie occidentale chez ces écrivains. De manière anachronique, Bili, Wrmonoc et l’auteur anonyme de la deuxième vita de Samson ont dépeint dans leurs ouvrages les monarques des temps mérovingiens déjà revêtus, à l’instar de Charles le Chauve, de la pourpre impériale, laquelle leur aurait donné toute autorité sur la Bretagne armoricaine : non contents d’en désigner les comtes, les rois de Francie occidentale, notamment Childebert 1er, auraient nommé les évêques et même décidé de la création d’évêchés ; ils auraient en outre permis l’érection d’une nouvelle métropole ecclésiastique. La vita palimpseste de Samson, dont l’auteur pourrait avoir travaillé sous le règne de Childebert IV, fait jouer à l’ancêtre et homonyme de ce dernier un rôle de premier plan, que les historiens actuels lui reconnaissent bien volontiers s’agissant de « la christianisation des Gaules », évoquant même en la circonstance un « ‘’moment’’ Childebert Ier » [35]. Childebert IV, à l’instar de son illustre parent et homonyme, mais sur un plus petit pied, fut lui-aussi un « roi juste », dit la chronique[36], et soucieux de la défense des intérêts de l’Église ; c’est également sous son règne qu’eut lieu la fondation miraculeuse du sanctuaire du Mont-Saint-Michel, qui, ayant connu rapidement un grand rayonnement, a sans doute conforté la position stratégique de Dol, sorte de « pont entre Francs et Bretons »[37]. En outre, la fidélité que témoigne ainsi l’hagiographe à la dynastie mérovingienne s’inscrit peut-être dans le prolongement de la politique de normalisation voulue par Dagobert, lequel, en 636/637, avait reçu à Clichy le « roi des Bretons » Judicaël venu l’assurer de sa volonté de paix.

 

II

Le relèvement de plusieurs monastères de leur ruine a donné lieu, ainsi qu’il a été dit, à la rédaction de vitae, telles celles de Gildas et de Méen, approximativement datées du milieu du XIe siècle, dans lesquelles le saint, avant de trouver, au moins relativement, la stabilitas que lui impose son statut monastique, connaît d’assez nombreuses pérégrinations durant sa période de formation et les premières années de sa vie religieuse.

Méen, originaire du Gwent, traverse la Manche en compagnie de son parent Samson, lequel l’envoie bientôt auprès du comte de Vannes, Guérec, solliciter le soutien de ce dernier dans leur mission pastorale, ce qui peut s’interpréter comme une allusion à l’autorité métropolitaine revendiquée par le siège épiscopal de Dol sur l’ensemble de la Bretagne à l’époque de composition de la vita ; mais l’hagiographe ne se montre nullement explicite à ce sujet. Sur la route, le saint fait étape dans la « Transylvanie bretonne », où il reçoit l’hospitalité d’un riche propriétaire nommé Caduon, qui lui fait don d’un domaine pour s’y installer ; ce que fera Méen, après en avoir obtenu permission de Samson : c’est l’origine du monastère Saint-Jean-Baptiste de Gaël, lequel, après les incursions vikings, ne fut pas rétabli à son emplacement originel, mais au lieu où s’élèvent aujourd’hui les bâtiments de l’abbaye de Saint-Méen-le-Grand, à quelques huit kilomètres plus au nord. L’hagiographe nous présente son héros en saint sauroctone, talent que Méen va exercer loin de ses aîtres, sur le chemin de son retour de Rome ; ce qui permet de justifier la fondation d’un monastère au village de Saint-Méen-sur-Loire, dans l’actuelle commune du Cellier, alors aux confins des diocèses d’Angers et de Nantes. La probabilité d’un emprunt littéraire plutôt que d’une tradition locale paraît d’autant plus assurée que le récit présente une grande parenté structurelle avec un passage de la vita secunda de Samson. Quoi qu’il en soit, l’existence de Méen se partagera désormais entre ses deux fondations, ce qui implique, à l’instar de ce qui se passe avec Gildas, de fréquents déplacements ; mais, précise l’hagiographe, c’est à Gaël, où le saint résidait le plus souvent, qu’il mourut.

La vita de Gildas brosse le portrait d’un saint voyageur, chez qui la bougeotte paraît tenir lieu de principe de vie religieuse : natif du Strathclyde, il se rend d’abord à Llanilltud Fawr l’enseignement d’Iltud, avant de poursuivre sa formation en Irlande et de recevoir sur place les ordres sacrés. Son hagiographe lui fait ensuite retraverser la mer pour contribuer à la conversion du peuple du nord de la Bretagne insulaire, plutôt que ses compatriotes, ne s’agirait-il pas des Pictes voisins de sa terre natale ? – puis il est rappelé par le roi d’Irlande, Ainmere, pour entreprendre la ré-évangélisation de l’île, dont la population avait à cette époque abandonné la pratique de la religion catholique : si l’hagiographe mentionne Brigitte, il ne parle pas du tout de Patrick. En tout état de cause, la vita de Gildas constitue un des premiers témoignages d’une certaine « mode irlandaise », qui imprègne l’hagiographie bretonne à cette époque. Sa mission achevée avec succès, Gildas se rend à Rome, la capitale religieuse de l’Occident, visiter les tombeaux de Pierre et Paul, puis à Ravenne, la capitale politique, celui d’Apollinaire. Enfin, il prend le chemin du retour en direction des îles britanniques ; mais cet itinéraire passe par la péninsule armoricaine, dont les habitants le retiennent : commence alors pour le saint une vie solitaire et contemplative sur l’île d’Houat. Les sollicitations dont il fait quotidiennement l’objet l’amène, afin de mieux y répondre, à s’établir à Rhuys, sur la terre ferme, au sein de la communauté monastique, qui s’est réunie autour de lui. Cependant Gildas continue de partager son temps entre son monastère et deux autres lieux : son ermitage de l’île d’Houat, où d’ailleurs il mourra, et son oratoire situé sur les rives du Blavet. Jusque dans la dernière partie de sa vie, le saint a donc continué de se déplacer, sur de courtes distances certes, mais fréquemment. Avant de mourir, Gildas prescrit aux siens une procédure quasi-ordalique pour désigner le lieu de sa sépulture, car il semble craindre des disputes autour de sa dépouille : il ordonne de déposer celle-ci sur une barque qui sera confiée à l’océan sans personne pour la guider. Trois mois se passent avant que l’embarcation à la dérive ne vienne s’échouer au port du Crouesty (Arzon) et que les religieux puissent en conséquence récupérer le corps du saint pour l’inhumer dans le monastère de Rhuys.

*

C’est plus particulièrement aux XIe-XIIe siècles, peut-être sous l’influence de la « mode irlandaise » déjà évoquée, qu’apparaissent dans l’hagiographie bretonne ces récits d’errances maritimes sur des esquifs sans voiles, ni rames, sorte de navigations miraculeuses qui font se conjuguer destinée et destination du saint.  On en voit l’expression particulièrement en Trégor avec trois textes consacrés à Tudgual, Maudez et Efflam[38] ; textes qui entretiennent entre eux une forme de dépendance, sans doute pour avoir été composés dans le scriptorium épiscopal de Tréguier durant la seconde moitié du XIe siècle[39] . Maudez et Efflam sont ainsi présentés l’un et l’autre comme des princes d’Irlande, que les circonstances politiques obligent à choisir l’exil pour ne pas avoir à trahir leur vocation religieuse. Enora, abandonnée par son époux Efflam, comprend si bien l’attitude de ce dernier qu’elle traverse à son tour la Manche, enfermée à l’intérieur d’un curragh, balloté au gré des flots, afin de rallier le continent et partager la vie religieuse d’Efflam.  

Il faut mettre à part la vita de Ronan, composée sans doute aux années 1125-1130 : contrairement aux précédents, l’origine irlandaise du saint ne semble pas douteuse, d’autant plus que son nom attesté par « la bonne vingtaine » d’homonymes que comptent calendriers et martyrologes de l’île[40], pourrait en fait avoir été substitué  à celui de Cronan, tout aussi typique, porté quant à lui par quelques trente saints[41], dont un abbé de Lismore[42], mort vers 716-718[43], lequel précisément partage son dies natalis du 1er juin avec le Ronan breton : les traditions qui avaient cours ce dernier dans le pays briochin ont été adaptées en la circonstance pour le sanctuaire de Locronan en Léon (aujourd’hui Saint-Renan, Finistère) et surtout pour celui de Locronan en Cornouaille, où le souvenir de l’éponyme, Cronan, s’était perdu, sauf la date de sa fête. Ronan, selon son hagiographe, effectue une sorte d’arpentage de la partie occidentale de la péninsule : parti d’Irlande, où il avait été sacré évêque, Ronan débarque sur les côtes du Léon et s’établit d’abord à Saint-Renan, avant de rejoindre Locronan en Cornouaille ; enfin, il va s’installer à Saint-René (Hillion), où il meurt. Peu importe que nous ayons affaire en réalité à une véritable « reconstruction » de la tradition hagiographique ronanienne qui va bien au-delà du procédé de captation onomastique.

 Ces départs à répétition sans explication claire, sinon l’hostilité des populations locales, obligent à se poser la question : et si les déplacements successifs de Ronan, ou plutôt de tel ermite dont se serait inspiré l’hagiographe pour brosser le portrait du saint, trahissaient plutôt ses dérobades face à des situations embarrassantes que les étapes de son apostolat ?  Quoi qu’il en soit, le corps de Ronan est supposé avoir été ramené par la suite à Locronan en ayant, là aussi, recours à un procédé ordalique : on confie à un attelage de bovins, qui tire le chariot sur lequel repose les restes mortels du saint, le soin de décider de la direction à prendre et de l’itinéraire à emprunter. Au-delà de Ronan et d’autres Irlandais tels Florent, Fursy, Patrick et Tresan, le motif est assez bien connu dans la tradition hagiographique « celtique » en général : c’est notamment le cas de l’écossais Kentigern[44] et de plusieurs bretons armoricains, en particulier Mélar, mais également Gudwal, Jaoua et Léri ; au reste, il est qualifié « banal » par le P. Hippolyte Delehaye, qui rappelle plusieurs exemples célèbres dont celui de saint Jacques, à Compostelle[45].

« De même que le bateau chargé du corps du saint va à la dérive sans voile ni rames », résume Gaël Milin, « les bœufs sont livrés à eux-mêmes et traînent le chariot sans que quiconque les dirige. Souvent, pour souligner l'absence d'intervention humaine (et pour introduire un miracle supplémentaire), le récit hagiographique précise que ces bœufs n'avaient jamais porté le joug »[46].

C’est notamment le cas avec la variante figurant dans la vita de Léri :

« [le saint] fut placé et enseveli dans le cercueil qu’il s’était préparé de son vivant et qu’il avait apporté du Broerec dans un chariot attelé, à ce que disent les anciens, à deux jeunes bœufs indomptés, jusqu’au lieu susdit » (conditus sepultusque est [sanctus] in concavata quam sibi in vita sua praeparavit et detulit a patria Guerochi in plaustrum, ut seniores ferunt, super duos juvencos bvues indomitos, usque ad locum supradictum)[47].

En Bretagne, le motif original figurait déjà en 884 dans la vita de Paul Aurélien, par Wrmonoc ; mais les textes hagiographiques composés à l’âge féodal témoignent de sa grande popularité à cette époque, d’autant qu’il connaît alors une sorte d’actualisation avec les disputes entre communautés autour des dépouilles de certains novi sancti.

*

L’apogée de la « mode irlandaise » fut suivi de son rapide déclin, ainsi qu’il se voit notamment dans la vita longue de Tugdual, de la même époque que celle de Ronan[48] et dont l’une des raisons de la composition consiste explicitement dans la réfutation de la supposée origine scotique du saint[49], mise en avant quelques décennies plus tôt dans sa vita moyenne[50] ; l’ethnonyme scotigena se révèle même être un terme de mépris, voire une insulte, sous la plume de l’hagiographe[51]. Quant à l’auteur de la vita brève, plus tardive, il nous montre Tugdual, en provenance de Bretagne insulaire qui, après avoir débarqué avec ses moines sur la côte occidentale du pays d’Ach, entreprend de fonder de nombreux établissements monastiques, domaines et paroisses répartis dans les pagi du nord de la Bretagne continentale : outre le grand monastère de Val-Trécor (c’est Tréguier), ces différentes fondations,  dont les noms ne sont pas connus, à l’exception de trois toponymes à proximité de la ville actuelle de Morlaix,  jalonnent la pérégrination du saint depuis le lieu de son débarquement jusqu’au pays Racter, situé à l’est de la Rance. Tugdual s’étant ensuite rendu à Paris, à la cour de Childebert, se voit alors confirmer la possession des paroisses en question par le roi, qui les érige en évêché et fait procéder sur le champ à la consécration épiscopale du saint.

Au début du XIIIe siècle, le retournement à l’égard de la « mode irlandaise » est devenu presque complet : dans l’histoire d’Azénor, mère de Budoc, il est question des efforts vains de ce dernier, devenu, contre son gré, archevêque d’Irlande, pour tenter d’inculquer les principes de la foi catholique à ses ouailles insulaires présentées comme réfractaires et vindicatives[52] ; à noter qu’Azénor, enceinte et soupçonnée d’adultère, plutôt que d’être brûlée, avait été condamnée à l’errance sur l’océan à bord d’une embarcation sans voiles et sans rames : alors qu’elle dérivait vers les côtes irlandaises, elle avait donné naissance à Budoc, assistée miraculeusement par Brigitte. On a la confirmation par cet exemple que, depuis son illustration avec Enora dans la vita d’Efflam, le motif en question avait évolué vers une forme de procédé ordalique, peut-être sous l’influence de l’histoire de Theneu, mère de Kentigern, rapportée dans la vita de ce dernier du XIIe siècle ; à noter que ce texte combine, aux extrémités de l’existence du saint, deux des principaux motifs dont se sont servis les hagiographes pour illustrer l’errance. L’impression qu’un ultime sursaut s’est produit à l’occasion de la rédaction de la seconde vita de Maudez[53], vers le dernier quart du XIIIe siècle, n’est qu’un trompe-l’œil : l’hagiographe s’est montré simplement fidèle à son prédécesseur en nous décrivant son héros fuyant l’île pour échapper à la fois au mariage et au trône.

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La vita de celui que l’on peut qualifier de « saint national » du Léon après Paul Aurélien, Hoarvé, a été écrite (ou réécrite) entre la fin du XIe et le début du XIVe siècle par plusieurs hagiographes successifs. La complexité de ce texte composite est encore renforcée par le fait que les éléments de son récit ont été empruntés à « deux groupes de légendes topographiques, appartenant à deux saints différents »[54], dont les cultes sont centrés sur « deux pôles géographiques (à l’ouest Lanrivoaré-Le Bourg-Blanc, à l’est Quéran-Lanhouarneau) distants de 30 à 40 kilomètres »[55]. Ainsi les hagiographes, afin de pouvoir prendre en compte et utiliser l’ensemble des traditions relatives à ces deux saints, ont-ils été successivement amenés à dresser le portrait d’un personnage faisant preuve d’une grande mobilité, un peu fébrile : s’enchaînent ainsi dans la vita différents récits de déplacements du saint qui, à plusieurs reprises, le font aller et revenir d’est en ouest et réciproquement ; tout au long de ces déplacements apparemment désordonnés, les différentes étapes marquées par le saint sont généralement le lieu d’un épisode miraculaire. Outre un paysage formé d’un open-field destiné à l’emblavement, de petites agglomérations reliées par un réseau assez dense de voies de communication et d’espaces forestiers, où vivent, à la lisière, les loups, où paissent, à la glandée, les porcs et où se retirent, au plus profond, les ermites, ce « texte tissé de lieux »[56] donne à voir, aux époques successives de sa composition, quelques traits d’une société bretonne majoritairement paysanne, dominée par des petits propriétaires ruraux et des nobles. Il rend également de l’atmosphère religieuse régionale à cette époque[57], en particulier ce qui concerne les différentes dimensions de la vie érémitique, dont nous avons des exemples contemporains avec Bernard de Tiron, Robert d’Arbrissel, Raoul de la Futaie ou Vital de Savigny, ces « princes et maîtres des ermites » (principes et magistri eremitarum), qui hantaient les confins forestiers de la Bretagne, de la Normandie et du Maine. Enfin la vita témoigne, un peu à la manière franciscaine, d’une certaine sensibilité à l’unité du vivant.

La première partie de cet ouvrage constitue également un intéressant témoignage sur la manière dont les hagiographes se représentaient les rapports entre la Bretagne continentale et l’île de Bretagne aux temps héroïques : le futur père du saint, Hoarvian, est en effet présenté comme un insulaire, que sa carrière de chanteur et poète avait amené auprès de Childebert ; après un certain temps passé à la cour royale, Hoarvian, ayant souhaité retourner dans son pays natal, est alors confié aux bons soins du fameux Commor, décoré ici du titre de  « préfet du roi », pour qu’il lui fasse traverser la Manche[58].

Arrivé à quelque distance du port d’embarquement pour la Domnonée insulaire, – apparemment situé à Plouguerneau, – Hoarvian fait la rencontre à Lannuchen (en Le Folgoët) de Rivanone, qu’il épouse le soir même, malgré le souhait de la jeune fille de préserver sa virginité pour l’offrir à Dieu : Hoarvé est donc le fruit d’une union manifestement contrainte. Comme c’est souvent le cas avec les enfants du viol, c’est lui qui sera puni pour ce crime :  sa mère réclame et obtient en effet qu’il naisse aveugle ; mais la grâce divine permet à Hoarvé de voir le monde invisible des affaires célestes. Rivanone quitte les siens pour se rendre à Quéran (Tréflaouenan) : elle y élèvera Hoarvé seule, avant de se retirer dans un ermitage, dont le souvenir est conservé par le toponyme Lanrivanan (Plouguin).

*

 Les principaux épisodes de la vie du saint avant son établissement définitif à Lanhouarneau sont au nombre de sept :

-         Encore enfant, le voici qui, accompagné d’un guide, nommé Guiharan, circule dans les parages de Quéran, son lieu de naissance, à Brengoulou (Saint-Vougay) puis à Coadic-Saint-Hervé (Plounévez-Lochrist).

-        Puis Hoarvé rejoint Lannerchen (Plouguerneau) pour y recevoir durant sept années sa formation auprès de l’anachorète Harzian, « prêtre et moine », qui avait été formé au sein « des écoles des docteurs hiberniques »[59].

-        Hoarvé, ignorant le lieu de retraite choisi par sa mère se rend dans le pays d’Ac’h, pour solliciter à ce sujet son cousin Urphoëd. Hoarvé se rend ensuite auprès de Rivanone, qui lui demande de ne pas quitter l’ermitage d’Urphoëd avant qu’elle ne meure. Hoarvé s’installe alors en ce lieu, que son parent finit par lui abandonner en même temps que ses familiers (familiares) et ses esclaves (mancipia), tandis que lui-même se retire dans la « forêt profonde ».

-        Ayant eu la révélation du jour de la mort de Rivanone, Hoarvé peut prendre toutes les dispositions nécessaires afin d’accompagner les derniers instants de sa mère ; après la mort de celle-ci, il reste encore sur place pendant trois ans, prodiguant son enseignement à ses disciples et obtenant de nombreux miracles.

-        Avec l’aide de porchers, Hoarvé retrouve miraculeusement le tombeau ruiné de son cousin Urphoëd, lequel était mort entretemps :  la sépulture est restaurée par les gens du voisinage. Il s’agit à n’en pas douter de la chapelle Saint-Urfold (Bourg-Blanc).

-        Hoarvé entreprend alors de se rendre auprès de l’évêque Hoardon pour recevoir les ordres mineurs. Durant son voyage, il entend une voix céleste lui indiquant d’avoir à marcher en direction de l’orient et de s’arrêter là où il entendrait à deux reprises la confirmation qu’il a bien atteint le lieu où fonder son asile.

-        C’est sans doute à Lanhouarneau, immédiatement après avoir passé le petit fleuve de La Flèche que le saint s’installe avec les siens et fait bientôt bâtir sur place une église.

La façon dont se déplacent Hoarvé et ses compagnons, inspire au second hagiographe l’image poétique d’une passée de migrateurs :

« Sois pour moi comme le râle des genêts », intime Hoarvé à Guiharan, « traçant vers l’Orient un chemin tout droit sans dévier ni d’un côté, ni de l’autre ».

Image encore renforcée quand la troupe s’arrête soudain au beau milieu d’un champ de blé, à l’instar d’une volée de moineaux : c’est en effet le lieu qu’une voix céleste a désigné à Hoarvé pour s’établir définitivement. Le propriétaire, après avoir un peu chipoté, finit par céder un bout de terrain à ce drôle d’équipage : peut-être le loup domestiqué qui, depuis leur départ, porte le bagage des voyageurs l’a-t-il convaincu de se montrer conciliant avec ces derniers ; mais plus surprenant encore que le loup, c’est la présence au sein de la petite troupe d’une femme, la propre cousine du saint, Christiana. Il pourrait s’agir d’un écho très atténué de l’importante présence féminine au sein des foules qui, à l’époque à laquelle a travaillé le premier hagiographe, suivaient les prédicateurs errants dont il vient d’être question. Au reste, si les femmes, quoi qu’en très petit nombre, ne sont pas absentes de la littérature hagiographique, les auteurs les cantonnent le plus souvent à jouer les utilités,généralement mère ou sœur du saint et, auxquels cas, saintes, elles-mêmes, sauf le personnage de Keban dans la vita de Ronan[60].

Après que Hoarvé et les siens se soient installés à Lanhouarneau, on observe que le rayon des déplacements du saint augmente sensiblement. C’est avant tout le fait de l’hagiographe le plus tardif, qui s’attache à présenter le saint « sous les traits d’un moine mendiant, qui quête dans les meilleurs châteaux de Cornouaille pour rassembler les fonds nécessaires à l’achèvement de son couvent »[61] : on notera en effet que cet auteur, qui fait ainsi voyager Hoarvé de Léon en Cornouaille, et retour, puis de Léon en Trégor, et retour, est le seul des trois hagiographes à parler explicitement du « monastère » du saint et de ses différents locaux spécialisés[62], les deux premiers écrivains se contentant d’évoquer, pour leur part, un « oratoire » ou bien un « asile », ou encore une « église ».

D’autres épisodes mériteraient un examen approfondi : c’est en particulier le cas lorsque le saint est confronté aux agissements d’un démon, nommé Huctan, qu’il parvient à démasquer et qui lui avoue être originaire d’Irlande[63] : à la suite d’Henri d’Arbois de Jubainville, Bernard Merdrignac a montré qu’Huctan est un avatar de Lug, le « polytechnicien », dont la présence donne à cette partie de la vita Hoarvei la coloration d’« une légende irlandaise en Bretagne »[64]. La représentation de démons sous l’aspect d’Irlandais se voit ailleurs à la même époque, sous la plume de Guibert de Nogent par exemple[65].

Les derniers jours du saint donnent lieu à un récit très intéressant malgré sa forme apparemment convenue, dont l’iconographie a souvent figé les traits. L’épisode est, semble-t-il, raconté par le second hagiographe, qui a repris à son prédécesseur le motif de l’annonce anticipée de la mort d’une personne :  Hoarvé, par deux fois déjà, avait bénéficié de cette préscience pour la disparition de sa mère Rivanone et celle de son cousin Urphoëd ; mais c’est de sa propre mort dont il s’agit cette fois, laquelle doit intervenir six jours plus tard. Le saint met à profit ce délai de grâce pour préparer au mieux son départ : outre ses frères, il fait avertir son maître Harzian, ainsi que Christiana, laquelle était entretemps devenue religieuse, qui se rendent à son chevet afin de prier pour lui. Avant que ses forces ne l’abandonnent tout à fait, il effectue son ultime déplacement, une procession à l’entour de son asile, une « troménie », telle que la pratiquaient régulièrement deux autres saints du Léon, Goëznou et Goulven, dont les vitae sont sensiblement de la même époque et peut-être d’ailleurs sorties de la même plume. A l’origine procédure recognitive de la propriété ecclésiastique, cette pratique avait finalement acquis au Moyen Âge central une valeur symbolique et tendait à remplacer, indépendamment de la distance à parcourir, d’autres modes de déambulations, dont le pèlerinage ad sanctos constitue l’archétype.

Les ultimes compositions relatives aux « saints fondateurs », en particulier ceux qui sont généralement présentés comme ayant fondé les « évêchés bretons », interviennent dans les premières décennies du XIIIe siècle, comme il se voit notamment à Quimper avec Corentin : la vita de ce dernier, sans doute composée aux années 1220-1235, témoigne d’un niveau de « politisation » qu’il convient d’attribuer à son auteur supposé, l’évêque de Quimper, Rainaud, dont nous pouvons voir par ailleurs qu’il  a subi l’influence de Bernard de Clairvaux et de François d’Assise[66] ; mais, s’agissant de notre sujet, le saint, – à l’exception de son voyage à Tours pour se voir confirmer par l’apôtre des Gaules en personne, Martin, son autorité sur les abbés de son diocèse, Guénolé et Tugdual, – n’aurait effectué, d’après son hagiographe, de déplacements que sur un rayon très limité, entre Quimper et Plomodiern, où il avait son ermitage.

 

III

Le phénomène de captation ou d’appropriation du capital hagiographique par la dynastie ducale ainsi que par les plus puissantes lignées de la noblesse bretonne a eu pour effet :

-         dans le premier cas, d’encourager le culte de personnages dont la sainteté pourtant discutable se voyait ainsi magnifiée par leur appartenance à la tradition royale puis ducale de Bretagne, ou par leur proximité avec elle ;

-          dans le second cas, de contribuer à enraciner chacun des saints concernés dans le terroir aux horizons nécessairement limités où s’exerçait le pouvoir de la lignée qui revendiquait sa protection.

La production hagiographique correspondante présente à plusieurs reprises les spécialités thérapeutiques de ces saints, dont les effets se manifestent généralement au chef-lieu de leur culte, ce qui tend à renforcer leur enracinement.

Dans les deux cas, examiner les textes correspondants ne présente donc qu’un intérêt limité dans le cadre de notre propos d’aujourd’hui : il faut néanmoins signaler que la vita de Gonéri, sans doute composée au XVe siècle comme on l’a dit, évoque en une phrase le déplacement du saint depuis le centre-Bretagne jusqu’à la côte trégoroise où il finit ses jours ; mais il s’agit d’une mention opportuniste permettant d’annexer au profit du personnage le culte dont un certain Coneri[67] faisait l’objet à Plougrescant, ou, plus vraisemblablement, de doter ce dernier du récit de vie dont il était dépourvu jusqu’à cette époque tardive.

_______________________________

 

Les vitae bretonnes de l’époque carolingienne et du Moyen Âge central, malgré la nature différente du « projet » de chaque hagiographe, présentent néanmoins une constante résumée par Jacques Dalarun :

« Il y a d’étroites correspondances », écrit cet auteur, « entre l’hagiographie et la géographie. Alors que la trame d’une biographie réside dans les dates, la cohérence est souvent donnée au récit hagiographique par des changements de lieux. Plusieurs trajets sont possibles : un retour au point de départ, le saint quittant son pays natal pour y revenir dans une sorte d’épiphanie ; une longue pérégrination prenant petit à petit le sens de la quête d’un lieu fondateur : tombe ou monastère »[68].

 

Dans les deux cas, il apparait que le voyage, le déplacement, l’errance du saint, – qu’ils viennent, ou non, en prolongement d’un exil, qu’ils débouchent, ou non, sur une vie érémitique, – constituent une thématique très importante des récits hagiographiques médiévaux dont, au-delà des aspects d’édification, ils viennent renforcer la dimension « romanesque ».

 

André-Yves Bourgès



*Cette notule reprend l’essentiel du texte de la communication donnée à Concoret lors des Universités d’été arthuriennes le 13 juillet 2025, enrichi de notes de référence. Pour les aspects méthodologiques et la présentation générale des sources hagiographiques, on se reportera aux deux premières parties du texte de la conférence intitulée « De la Vallée des Celtes à la Vallée des Saints », http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2024/06/de-la-vallee-des-celtes-la-vallee-des.html. Les liens internet ont été (re)vérifiés le 14 juillet 2025.

[1] La formule figure, pour la première fois semble-t-il à propos de l’hagiographie sous la plume d’André Vauchez, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l'hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », Les fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle) Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, 1991 (Publications de l'École française de Rome, 149), p. 167.

[2] Déjà en 1999, François Dolbeau, « Les travaux français sur l’hagiographie médiolatine (19681998) », Hagiographica, 6 (1999), p. 37, faisait remarquer que « la Bretagne représente un cas particulier. C’est peut-être la région où les textes hagiographiques ont le plus d’importance par rapport au reste de la documentation médiévale ». Bernard Merdrignac a souligné, dans sa préface à l’ouvrage de Mélanie Hamon, Vies de saints bretons et règles monastiques, s.l. [Rennes], 1998, p. 10, que « … l’hagiographie représente une partie significative de la littérature bretonne médiévale. Pour diverses raisons, ces textes édifiants nous sont parvenus alors que, comme l’a établi J.-P. Piriou, se sont perdus des pans entiers de la production profane » ; mais l’hypothèse d’une littérature bretonne perdue ne fait pas consensus au sein de la communauté scientifique : voir par exemple les critiques formulées, de manière sans doute excessive, par Hélène Bouget et Magali Coumert, « Introduction », Histoires des Bretagnes 6. Quel Moyen Âge ? La recherche en question, Brest, 2019, p. 17-20.

[3] Joseph-Claude Poulin, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009, p. 320-336

[4] Ibidem, p. 324.  Pour sa part, Pierre Flobert a d’abord situé au début du VIIIe siècle la date de composition de la vita prima avant de l’abaisser vers 750, tandis que Michel Banniard suggère pour sa part « les années 690-710 » ; mais les arguments avancés par ce chercheur conviennent tout aussi bien au « palimpseste samsonien ».

[5] Ibid., p. 313-320.

[7] Ibidem, p. 192.

[8] Cornwall, Devon, Somerset, Dorset, Wiltshire et Gloucestershire

[9] Susan M. Pearse, « The dating of some Celtic dedications and hagiographical traditions in South West Britain », Report and Transactions of the Devonshire Association, 105 (1973), p. 95 – 120 ; Joseph Irien « Saints du Cornwall et saints bretons du Ve au Xe siècle », Landévennec et le monachisme breton dans le haut Moyen Âge. Actes du Colloque du 15e centenaire de l'abbaye de Landévennec, 25-26-27 avril 1985, Landévennec, 1986, p. 167-188 ; Ann Preston-Jones, « Decoding Cornish Churchyards », Nancy Edwards & Alan Lane (ed.), The Early Church in Wales and the West: Recent Work in Early Christian Archaeology, History and Place-Names, Oxford, 1992, p. 105-124 ; republié dans Cornish archaeology, 33 (1994) p. 71-95.

[10] Sheila M. Sharp, « England, Europe and Celtic world: King Athelstan‘s foreign policy », Bulletin of the John Rylands Library, 79 (1997), n° 3, p. 198-205.

[11] Bernard Tanguy, « De la vie de saint Cadoc à celle de saint Gurtiern », Études celtiques, 26 (1989), p. 159–185.

[12] Michael Jones, « Notes sur quelques familles bretonnes en Angleterre après la conquête normande », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 58 (1981), p 73-97 ; Katharine Keats-Rohan, « Le rôle des Bretons dans la politique de colonisation normande de l’Angleterre (vers 1042-1135) », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 74 (1996), p. 181-215 ; eadem, « Les bretons dans l’Angleterre au XIIe siècle »,  Joëlle Quaghebeur et Bernard Merdrignac (éd.), Bretons et Normands au Moyen Âge: rivalités, malentendus, convergences, Rennes, 2008, p. 263–280.

[13] André-Yves Bourgès, Le dossier hagiographique de saint Melar, prince et martyr en Bretagne armoricaine (textes, traduction, commentaires), Lanmeur-Landévennec, 1997 (Britannia monastica, 5), p. 219-220.

[14] Idem, « Archéologie du Mythe : hagiographie du bas Moyen Âge et origines fabuleuses de quelques lignages de la noblesse bretonne », Kreiz, 4 (1995), p. 5-28.

[15] Nous démarquons le propos de Jacques Dalarun, L’impossible sainteté. La vie retrouvée de Robert d’Arbrissel (v. 1045-1116) fondateur de Fontevraud, Paris, 1985, p. 224.

[16] André-Yves Bourgès, « Du ‘’métaréalisme’’ dans la vita sancti Pauli Aureliani de Wrmonoc ? La description du chef-lieu épiscopal de Léon », Hagio-historiographie-médiévale (août 2017), en ligne http://hagio-historiographie-medievale.org/2017/08/du-metarealisme-dans-la-vita-sancti.html.

[17] Idem, « Ad quamdam insulam quae quattuor aut eo amplius millibus a praefato castello circium versus constituta distans : encore le ‘’métaréalisme’’ dans la description de Saint-Pol-de-Léon par Wrmonoc», Hagio-historiographie médiévale (janvier 2020), en ligne http://hagio-historiographie-medievale.org/2020/01/ad-quamdam-insulam-quae-quattuor-aut-eo.html.

[18] Joseph-Claude Poulin, L’hagiographie bretonne…, p. 340 ; mais cet auteur rappelle (p. 343-344), mentionnant les travaux d’Armelle Le Huërou, que le passage concerné « pourrait être une interpolation postérieure ».

[19] De excidio Britanniae, 25.

[20] François Duine, Mémento des sources hagiographiques de l'histoire de Bretagne. Première partie : les Fondateurs et les primitifs, du Ve au Xe siècle, Rennes, 1918, p. 49 ; malgré ce jugement, ratifié depuis par François Kerlouégan, et le mémoire de maîtrise, utile, d’Emilie Morvan, le dossier hagiographique concerné attend toujours son éditeur définitif.

[21] L’expression est empruntée à Arthur de la Borderie, « Miracles de saint Magloire et fondation du monastère de Léhon », Mémoires de la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord, t. 4 (1891), p. 306 (p. 82 du t.-à-p).

[22] Ibidem, p. 236 (p. 13 du t.-à-p).

[23] Acta sanctorum Octobris, t. 10, Bruxelles, 1861, p. 782-791.

[24] Arthur de la Borderie, « Miracles de saint Magloire… », p. 238-243 (p. 15-20 du t.-à-p).

[25] Ibidem, p. 236-238 (p. 13-15 du t.-à-p) ; cette anecdote fait l’objet d’un commentaire p. 310-311 (p. 86-87 du t.-à-p.).

[26] Acta sanctorum Octobris, t. 10, p. 790.

[27] Arthur de la Borderie, « Miracles de saint Magloire… », p. 233-234 (p. 10-11 du t.-à-p).

[28] Ibidem, p. 230-232 (p. 7-9 du t.-à-p) ; cette anecdote fait l’objet d’un commentaire p. 307-308 (p. 83-84 du t.-à-p.).

[29] Ibid., p. 358 (p. 134 du t.-à-p).

[30] André-Yves Bourgès, « Effet de réel et hagiographie : quelques aspects de la question », Hagio-historiographie médiévale (décembre 2019), en ligne http://hagio-historiographie-medievale.org/2019/12/effet-de-reel-et-hagiographie-quelques_30.html.

[31] D’après l’auteur anonyme de la rédaction brève de la vita de Malo, ce débarquement se fait sur l’île d’Aaron (ad insulam ex nomine Aaronis monachi nuncupatam) : cette divergence rend peut-être compte de l’appréciation respective des deux hagiographes sur les possibilités d’atterrage offertes par l’un et l’autre des îlots concernés. Les deux auteurs, en tout cas, passent sous silence l’éventuelle activité portuaire d’Alet.

[32] André-Yves Bourgès, « Origines de la rivalité entre Dol et Alet », Variétés historiques (29 juillet 2017), http://www.varietes-historiques.com/2017/07/origines-de-la-rivalite-entre-dol-et.html.

[33] Jacques Le Maho, « Ermitages et monastères bretons dans la province de Rouen au haut Moyen Âge (VIe-IXe siècle) », Bernard Merdrignac et Joëlle Quaghebeur (dir.), Bretons et Normands au Moyen Âge…, p. 91-95.

[34] Ibidem, p. 93.

[35] Bruno Dumézil, « La royauté franque et la christianisation des Gaules : le ‘moment’ Childebert Ier (511-558) », Dominique Paris-Poulain, Daniel Istria et Sara Nardi Combescure (dir.), Les premiers temps chrétiens dans le territoire de la France actuelle, Hagiographie, épigraphie et archéologie, Rennes, 2009, p.41-49,

[36] En l’occurrence les Gesta des évêques d’Auxerre.

[37] Caroline Brett, « The hare and the tortoise? Vita prima sancti Samsonis, Vita Paterni and Merovingian hagiography », L. Olson (éd.), St Samson of Dol and the earliest history of Brittany, Cornwall and Wales, Woodbridge, 2017 (Studies in Celtic History, 37), p. 94 : « Dol, thanks to its prestige and its diplomatic value as a bridge between Franks and Bretons, was established as a regular territorial diocese probably in the context of the Carolingian conquest of Brittany ».

[38] Vita moyenne de Tugdual, première vita de Maudez et vita d’Efflam.

[39] André-Yves Bourgès, « La production hagiographique du scriptorium de Tréguier au XIe siècle. Des miracula de saint Cunwal aux vitae des saints Tugdual, Maudez et Efflam », Britannia monastica, n° 9 (2005), p. 55-80.

[40] Padraig Ó Riain, « Saint Ronan de Locronan : le dossier irlandais », Saint Ronan et la troménie. Actes du colloque international 28-30 avril 1989, Brest-Locronan, 1995, p. 160.

[41] Ciarán Ó Sabhaois, « Community in the Early Irish Church », Cistercian Studies, 10 (1975), n° 1, p. 62.

[42] B. Merdrignac, « Saint Ronan et sa vie latine », Saint Ronan et la Troménie…, p. 134-135.

[43] Voir en particulier les martyrologes de Tallaght et de Donegal, ainsi que les annales de Tigernach.

[44] Vita Kentigerni composée par Jocelin, moine de Furness. Pour compliquer un peu plus la question, la vita du saint écossais présente en outre une certaine parenté de forme avec le plus ancien texte hagiographique consacré à Mélar, s’agissant en particulier de l’utilisation du très classique plaustrum pour désigner le « chariot » auquel on attelle les duos tauros indomitos et le non moins classique onus pour désigner le « fardeau » dont il est chargé ; également avec le mot gleba, mais dans son acception médiévale « cadavre ».

[45] Hippolyte Delehaye, Les légendes hagiographiques, Bruxelles, 1927, p. 30.

[46] Gaël Milin, « La traversée prodigieuse dans le folklore et l'hagiographie celtiques : de la merveille au miracle », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, 98 (1991), n° 1, p. 16.

[48] Sur la datation relative des trois vitae de Tugdual, voir la courte note de synthèse qui figure en annexe de notre article sur « Les origines de l’évêché de Tréguier : état de la question », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 96 (2018), p. 49-50.

[49] Fabrice Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint Tugdual. Texte établi, traduction inédite et commentaire, Brest, 2012 (Mémoire de master 2 sous la direction de Benoît Jeanjean), p. 41 : […] extirpando quorumdam errore qui, Britannicae gentis ritu decepti a transmarinis regionibus venientes Scotigenas vocantis, illustrem virum Scotiae alumpnum asserere nituntur.

[50] Ibidem, p. 25 :  Hic itaque vir Domini, fide vera munitus, gladio Spiritus Sancti accinctus angelicis allocutionibus frequenter excitatus est quatenus terram nativitatis suae Scothiam videlicet relinquens, et ad regionem Britannorum minorem scilicet visitandam omni infidelitate plenam, in qua verbum Domini praedicaret, properanter veniret.

[51] Ibid, p. 85 : Barbara plebs expetitum patronum convitiis lacessit Scotigenam despective reumque homicidii vocat.

[52] Ms Paris, BnF, lat. 6003, f. 62 [Chronicon Briocense] : Fuitque inter subditos suos bene perdocens fidem catholicam, nam erant duri et asperi, in articulis fidei, et acriter docebat eos ; qui ob hoc habuerunt eum in odio, cupientes et cogitantes eum interficere.

[53] André-Yves Bourgès, « Yves de Kermartin hagiographe et la seconde vita de saint Maudez », Armorik. Lettres, arts, traditions, n° 1 (mai 2003), p. 75-89.

[54] Bernard Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, 2, Saint-Malo, 1986, p. 472.

[55] B. Tanguy, Saint Hervé. Vie et culte, Tréflévénez, 1990, p. 31.

[56] Jacques Dalarun, L’impossible sainteté…, p. 224.

[57] Il faudrait également l’influence sur ce texte de la tradition hagiographique relative à deux personnages contemporains nommés Hervé, mais appartenant quant à eux au courant érémitique ligérien. Par ailleurs Bernard Merdrignac, Recherches sur l'hagiographie armoricaine du VIIe au XVe siècle, t. 2, p. 96, fait remarquer à propos de la bougeotte du saint : « Reflet anachronique du succès des ordres mendiants au XIIIe siècle que ces déplacements dont la fréquence compense le peu d’amplitude ! »

[58] Ce témoignage pourrait-il avoir conservé le souvenir du rôle historique joué par Commor en qualité de commandant de la flotte de la Manche ?

[59] Texte du ms. de Saint-Vincent du Mans (éd. La Borderie, p. 260, n. 2-3) : …Abiit [Hoarveus] ad sanctum Arthianum, sacerdotem monachum, nuper revertentem a scolis Hybernorum doctorum.

[60] A.-Y. Bourgès, « A propos du personnage de Keban : une proposition de lecture des chapitres 2 à 9 de la vita de saint Ronan », Blog Hagio-historiographie médiévale (6 mars 2022), http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2022/03/a-propos-du-personnage-de-keban-une.html.

[61] Jean-Pierre Le Guay et Hervé Martin, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale 1213-1532, Rennes, 1982, p. 66.

[62] Texte du legendarium de Tréguier [A. de La Borderie, « Saint Hervé. Vie latine ancienne et inédite publiée avec notes et commentaire historique », Mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, t. 29 (1891), p. 267] : Denique, stipendio deficiente ad officinas et monasterium perpetrandum, commodum duxit montem Araiim transcendere, ibique a primoribus Cornubiensium admicula quaesitare.

[63] Ibidem, p. 272 : Postremo angelicae revelationis jussione ad beati cellam perrexit Maiani inter cujus domesticos daemon erat humana indutus specie. Quod sancto Maiano secreto indicavit. Sanctus vero Maianus ante eum omnes familiares presentavit ; cumque singulorum nomina genusque et unde essent sciscitanti respondissent, ipse posterior, sancti viri speciem expavescens, trepitando subjungit : « Ego, Huccanus nomine, ex Hybernia huc veni, faber ferrarius, lignarius atque cementarius, nauta quoque peritus, et omnia opera componere physice possum manibus. » Cui vir Dei : « Fac igitur Crucem digito in terram, et flexis genibus crucifixum diligenter adora. » Quem cum vir Dei haesitantem et delitescere volentem deprehendisset, terribiliter per Trinitatis vocabula conjuravit ut confiteretur quis esset et cur huc venisset. Qui respondit : « Ego quidem unus sum ex immundis spiritibus. Ideo autem veni ut monachos deciperem qualibet fallacia quibus superabundat haec patria ».

[64] Henri D’Arbois de Jubainville, « Une légende irlandaise en Bretagne », Revue celtique, t. 7 (1886), p. 230-233 ; B. Merdrignac, Les saints bretons entre histoire et légendes…, p. 59-62.

[65] Dans son « autobiographie », (édition et traduction par Edmond-René Labande, Paris, 1981, p. 252-255), Guibert de Nogent, rapporte la vision d’un novice de  Fly, auparavant prêtre séculier en butte à une troupe de démons ayant revêtu l’aspect de Scots et portant, à leur habitude, leur sac à provisions attaché aux reins (ecce astitit in visione  homini turba daemonum in morem Scotorum sitarcias suas prono, ut assolent, clune portantium) : celui qui semble être leur chef et interprète (quasi primarius et interpres fuerat) réclame la charité ; mais le novice lui oppose qu’il ne possède désormais plus rien. Le Scot dit alors : Jamais je n’ai rencontré un prêtre charitable, et, se saisissant d’une pierre, il la lui jette avec une telle force, que ce dernier en ressentit une très vive douleur à la poitrine (At Scotus : nunquam vidi charitativum presbyterum. Quo dicto, lapidem furibundis corripit, et jaciens tanto conamine intorsit, ut pectus quo jacientis ictus devenerat, ita doloret), comme si le Scot l’avait frappé d’une véritable pierre (acsi Scotus vero eum lapide percussisset). La scène est saisissante et doit beaucoup au talent de l’écrivain : la rapide description des démons, identifiés par leur accoutrement à des Scots, est prolongée par leur attitude de quémande et leur violence verbale et physique.

[66] André-Yves Bourgès, « De Bernard de Clairvaux à François d’Assise : l’itinéraire spirituel de l’hagiographe de saint Corentin », Hagio-historiographie médiévale (janvier 2011), en ligne http://hagio-historiographie-medievale.org/2011/01/de-bernard-de-clairvaux-francois_23.html.

[67] C’est la forme originelle du nom, attestée par le toponyme Lanconeri mentionné en 1330 ; l’hypothèse que la vita du saint ait été composée aussi tard que le premier tiers du XVe siècle se trouve renforcée par le fait que l’hagiographe ne connait que la forme Gonéri (Gonerius).

[68] Jacques Dalarun, L’impossible sainteté…, p. 224.

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