16 juin 2013

En marge d’un colloque (I) : Beauport et le complot blésiste de 1422



Le colloque international sur « Les chanoines de Beauport et la société bretonne au Moyen-Âge », qui s’est tenu à l’ancienne abbaye de Beauport et à l’université de Brest les 13 et 14 juin 2013, aura permis aux chercheurs et au public cultivé de porter un regard renouvelé sur l’unique abbaye prémontrée bretonne à l’époque médiévale. Dans l’attente de la publication des actes de ce colloque, nous proposons aux lecteurs du blog Hagio-historiographie médiévale quelques disjecta membra restés sur le chantier.


On se souvient du constat douloureux jadis dressé par Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique »[1]. Prolongement tardif de la guerre de succession de Bretagne qui avait opposé Charles de Blois aux Montforts, le complot ourdi au printemps 1422 contre le duc Jean V par les descendants du vaincu d’Auray et dans lequel furent impliqués l’abbé de Beauport, Jean Boschier, et plusieurs membres de sa famille, en constitue une illustration d’autant plus significative que l’épisode a été diversement interprété par les historiens. 

Quelques mois avant les faits, l’abbé ainsi que son « couvent » avaient bénéficié, comme l’atteste un acte en date du 18 octobre 1421, de certaines compensations accordées par Jean V, suite à  « la prinse que ceulx qui passoint par le pays ont fait en leur abbaye, de vivres et autres biens », à l’époque où le duc était prisonnier d’Olivier de Blois : François Attal, cherchant à rendre compte de l’opinion qui domine au sein de la communauté scientifique, conclut, un peu rapidement nous semble-t-il, que, « d’après l’acte de 1421, Beauport semble avoir subi les avanies des hommes d’armes à la solde d’Olivier de Blois présents en Goëlo »[2]. Ainsi, puisqu’il aurait eu à souffrir des exactions des partisans blésistes et avait d’ailleurs reçu à cette occasion un dédommagement de Jean V, la participation de l’abbé au complot contre le duc ne serait donc nullement acquise ; il aurait même à l’inverse proposé de jouer les bons offices et, eu égard à la présence parmi les conjurés de son neveu par alliance, Maurice Taillart, et du fils de ce dernier, son petit-neveu Alain Taillart, il se serait efforcé de dissuader les affidés du sire de l’Aigle d’exécuter leur dessein. Cette thèse, dont la trame est esquissée aux années 1860 par les auteurs des Anciens évêchés de Bretagne[3], se trouve déjà en puissance près d’un siècle et demi auparavant dans les Annales de l’Ordre de Prémontré : l’artisan de cette compilation, Charles-Louis Hugo, abbé d’Etival[4], qui avait réuni à cette occasion une très abondante documentation[5], choisit en effet d’insister sur la fidélité de l’abbé de Beauport au duc (inter tumultuantis Britanniae scissuras, suo principi addictus, fidem servavit integram)[6] ; mais la documentation dont nous avons parlé ne contient pas d’élément au soutien d’une telle affirmation. En outre, s’agissant d’une question qui, dans le cadre de sa propre querelle avec l’évêque de Toul[7], était particulièrement chère à son cœur, on voit le père Hugo s’étendre assez longuement sur le combat mené par Jean Boschier contre les empiètements de l’ordinaire et, à cette occasion, ramener l’épisode de l’emprisonnement de l’abbé de Beauport à la  dimension d’une simple péripétie de ce conflit[8]

Les faits, tels qu’ils sont rapportés dans les attendus de l’acte du 18 octobre 1421, nous paraissent au contraire conforter l’hypothèse que le pillage de Beauport doit être attribué aux loyalistes : en effet, comme a bien soin de le faire préciser le duc, c’est « pour occasion de pluseurs qui soy sont mis en armes sus au recouvrement de nostre personne, detenue lores traisteusement par Olivier de Blays et ses frères, et à venger l’offense par eulx a nous faite » que « lesd. abbé et convent aint souffert et soustenu pluseurs domaiges »[9]. Il est donc loisible de  supposer que Beauport était considéré par les partisans de Jean V comme un point d’appui pro-blésiste, sans doute à raison de l’appartenance de son abbé au parti des princes de cette maison. Dès août 1422, on voit que Jean Boschier était d’ailleurs mis en cause par les officiers du duc sur ce point ; et le pape Martin V, s’étant saisi du dossier, réclamait habilement à Jean V le jugement de l’abbé : probablement celui-ci avait-il été destitué et se trouvait-il déjà emprisonné sur l’ordre de l’évêque de Saint-Brieuc, Alain de la Rue, qui souhaitait avant tout profiter de l’occasion pour imposer son autorité épiscopale sur Beauport et, en particulier, faire valoir son droit de visite de l’abbaye. Au demeurant, cet emprisonnement fut jugé excessif par le pape, qui menaça l’évêque d’excommunication si la mesure n’était pas rapportée. Enfin, après une enquête de près de deux ans, Jean Boschier fut relâché sans autre forme de procès ; réintégré à Beauport pour exercer sa charge pendant encore près de de deux décennies, il « mourut paisiblement sur son siège abbatial en 1443 »[10].   


©André-Yves Bourgès 2013


[1] Ch. PÉguy, Notre Jeunesse, Paris, 1910, p. 27.

[2] F. Attal, Beauport. Une abbaye de Prémontrés en Goëlo. Aménagement d'un espace côtier du XIIIe au XVe  siècle, Lannion, 1997, p. 106.

[3] J. Geslin de Bourgogne et A. de BarthÉlemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, Paris-Saint-Brieuc, 1864, p. 31.

[4] M. Taillard, « Le Père Charles-Louis Hugo », Analecta Praemonstratensia, t. 51 (1975), p. 239-269, et t. 52 (1976), p. 5-37 ; Eadem, « Charles-Louis Hugo (1667-1739), abbé d’Étival, historiographe de la Lorraine », D.-M. Dauzet et M. Plouvier [dir.], Les Prémontrés et la Lorraine XIIe-XVIIIe siècle, Paris, 1998, p. 293-304 ; B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, Saint-Etienne, 1995, p. 262-263.

[5] Celle-ci forme, sous le titre de Monumenta manuscripta Ordinis Praemonstratensis, une collection de quelques dix-huit volumes manuscrits in-folio de 500 à 600 pages chacun en moyenne, conservée aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Nancy, 1748-1765 (anciennes cotes : 992/1 à 992/18) ; ce qui concerne l’abbaye de Beauport figure au 3e volume de cette collection, fol. 315 et sq. — Ph. Bonnet, Les Constructions de l'Ordre de Prémontré en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, 1983, p. 241, procède à l’utile mise au point suivante : « le premier tome des Annales fut publié en 1734, mais la correspondance échangée en vue de leur rédaction s’arrête généralement vers 1722 ».

[6] Ch. -L. Hugo, Sacri et canoni ordinis praemonstratensis annales in duas partes divisi. Pars prima, t. 1, Nancy, 1734, col. 312.

[7] B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, p. 263 ; F. Henryot, « L’évêque, l’imprimeur et le contrôle de l’information dans le diocèse de Toul (XVIIe-XVIIIe siècles) », Religions et information. Actes du colloque de Bordeaux, 3-4 décembre 2009, Bordeaux, 2011, p. 283-302 [manuscrit auteur accessible en ligne à l’adresse : http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00805203].

[8] Ch. -L. Hugo, Annales, t. 1, col. 309-310.

[9] R. Blanchard, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431, Nantes, 1892 (Archives de Bretagne, 6), p. 78-79, n° 1508 (18 octobre 1421). On voit d’ailleurs qu’à cette époque, le duc avait octroyé aux chanoines de Beauport et à leurs familiers des lettres de sauvegarde ; Ibidem, p. 62, n° 1481 (1420).


[10] B.-A. Pocquet du Haut-JussÉ, Les Papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un État, Spézet, 2000, p. 360-361. —  L’évêque Alain de la Rue avait préféré déléguer l’exécution de l’enquête à l’encontre de Jean Boschier à une commission dirigée par son official, Guillelmus Militis, qui elle-même désigna des subdélégataires, avec comme principal commissaire l’official de Vannes.

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