Le colloque international sur « Les chanoines de Beauport et la
société bretonne au Moyen-Âge », qui s’est tenu à l’ancienne abbaye de
Beauport et à l’université de Brest les 13 et 14 juin 2013, aura permis aux
chercheurs et au public cultivé de porter un regard renouvelé sur l’unique
abbaye prémontrée bretonne à l’époque médiévale. Dans l’attente de la
publication des actes de ce colloque, nous proposons aux lecteurs du blog Hagio-historiographie médiévale quelques disjecta
membra restés sur le chantier.
On se souvient du constat douloureux jadis dressé par Péguy :
« Tout commence en mystique et finit en politique »[1].
Prolongement tardif de la guerre de succession de Bretagne qui avait opposé Charles
de Blois aux Montforts, le complot ourdi au printemps 1422 contre le duc Jean V
par les descendants du vaincu d’Auray et dans lequel furent impliqués l’abbé de
Beauport, Jean Boschier, et plusieurs membres de sa famille, en constitue une
illustration d’autant plus significative que l’épisode a été diversement
interprété par les historiens.
Quelques mois avant les faits, l’abbé ainsi que son « couvent » avaient bénéficié, comme
l’atteste un acte en date du 18 octobre 1421, de certaines compensations
accordées par Jean V, suite à « la prinse que ceulx qui passoint par le pays
ont fait en leur abbaye, de vivres et autres biens », à l’époque où le
duc était prisonnier d’Olivier de Blois : François Attal, cherchant à
rendre compte de l’opinion qui domine au sein de la communauté scientifique,
conclut, un peu rapidement nous semble-t-il, que, « d’après l’acte de
1421, Beauport semble avoir subi les avanies des hommes d’armes à la solde
d’Olivier de Blois présents en Goëlo »[2].
Ainsi, puisqu’il aurait eu à souffrir des exactions des partisans blésistes et
avait d’ailleurs reçu à cette occasion un dédommagement de Jean V, la
participation de l’abbé au complot contre le duc ne serait donc nullement
acquise ; il aurait même à l’inverse proposé de jouer les bons offices et,
eu égard à la présence parmi les conjurés de son neveu par alliance, Maurice
Taillart, et du fils de ce dernier, son petit-neveu Alain Taillart, il se
serait efforcé de dissuader les affidés du sire de l’Aigle d’exécuter leur
dessein. Cette thèse, dont la trame est esquissée aux années 1860 par les
auteurs des Anciens évêchés de Bretagne[3],
se trouve déjà en puissance près d’un siècle et demi auparavant dans les Annales de l’Ordre de Prémontré :
l’artisan de cette compilation, Charles-Louis Hugo, abbé d’Etival[4],
qui avait réuni à cette occasion une très abondante documentation[5],
choisit en effet d’insister sur la fidélité de l’abbé de Beauport au duc (inter tumultuantis Britanniae scissuras, suo
principi addictus, fidem servavit integram)[6] ;
mais la documentation dont nous avons parlé ne contient pas d’élément au
soutien d’une telle affirmation. En outre, s’agissant d’une question qui, dans
le cadre de sa propre querelle avec l’évêque de Toul[7],
était particulièrement chère à son cœur, on voit le père Hugo s’étendre assez
longuement sur le combat mené par Jean Boschier contre les empiètements de
l’ordinaire et, à cette occasion, ramener l’épisode de l’emprisonnement de
l’abbé de Beauport à la dimension d’une
simple péripétie de ce conflit[8].
Les faits, tels qu’ils sont rapportés dans les attendus de
l’acte du 18 octobre 1421, nous paraissent au contraire conforter l’hypothèse
que le pillage de Beauport doit être attribué aux loyalistes : en effet, comme
a bien soin de le faire préciser le duc, c’est « pour occasion de pluseurs qui soy sont mis en armes sus au recouvrement
de nostre personne, detenue lores
traisteusement par Olivier de Blays et ses frères, et à venger l’offense par
eulx a nous faite » que « lesd.
abbé et convent aint souffert et soustenu pluseurs domaiges »[9].
Il est donc loisible de supposer que
Beauport était considéré par les partisans de Jean V comme un point d’appui
pro-blésiste, sans doute à raison de l’appartenance de son abbé au parti des
princes de cette maison. Dès août 1422, on voit que Jean Boschier était
d’ailleurs mis en cause par les officiers du duc sur ce point ; et le pape
Martin V, s’étant saisi du dossier, réclamait habilement à Jean V le jugement
de l’abbé : probablement celui-ci avait-il été destitué et se trouvait-il
déjà emprisonné sur l’ordre de l’évêque de Saint-Brieuc, Alain de la Rue, qui
souhaitait avant tout profiter de l’occasion pour imposer son autorité
épiscopale sur Beauport et, en particulier, faire valoir son droit de visite de
l’abbaye. Au demeurant, cet emprisonnement fut jugé excessif par le pape, qui
menaça l’évêque d’excommunication si la mesure n’était pas rapportée. Enfin,
après une enquête de près de deux ans, Jean Boschier fut relâché sans autre
forme de procès ; réintégré à Beauport pour exercer sa charge pendant
encore près de de deux décennies, il « mourut paisiblement sur son siège
abbatial en 1443 »[10].
©André-Yves Bourgès 2013
[1]
Ch. PÉguy,
Notre Jeunesse, Paris, 1910, p. 27.
[2]
F. Attal, Beauport. Une abbaye de Prémontrés en Goëlo. Aménagement d'un espace
côtier du XIIIe au XVe
siècle, Lannion, 1997, p. 106.
[3]
J. Geslin de Bourgogne et A. de BarthÉlemy,
Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, Paris-Saint-Brieuc,
1864, p. 31.
[4]
M. Taillard, « Le Père
Charles-Louis Hugo », Analecta
Praemonstratensia, t. 51 (1975), p. 239-269, et t. 52 (1976), p.
5-37 ; Eadem,
« Charles-Louis Hugo (1667-1739), abbé d’Étival, historiographe de la
Lorraine », D.-M. Dauzet et M. Plouvier [dir.], Les Prémontrés et la Lorraine XIIe-XVIIIe siècle,
Paris, 1998, p. 293-304 ; B. Ardura,
Prémontrés. Histoire et spiritualité,
Saint-Etienne, 1995, p. 262-263.
[5]
Celle-ci forme, sous le titre de Monumenta
manuscripta Ordinis Praemonstratensis, une collection de quelques dix-huit
volumes manuscrits in-folio de 500 à 600 pages chacun en moyenne, conservée
aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Nancy, 1748-1765 (anciennes
cotes : 992/1 à 992/18) ; ce qui concerne l’abbaye de Beauport figure
au 3e volume de cette collection, fol. 315 et sq. — Ph. Bonnet, Les Constructions de l'Ordre de Prémontré en France aux XVIIe
et XVIIIe siècles, Genève, 1983, p. 241, procède à l’utile mise
au point suivante : « le premier tome des Annales fut publié en 1734, mais la correspondance échangée en vue
de leur rédaction s’arrête généralement vers 1722 ».
[6]
Ch. -L. Hugo, Sacri et canoni ordinis praemonstratensis annales in duas partes
divisi. Pars prima, t. 1, Nancy, 1734, col. 312.
[7]
B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, p. 263 ; F. Henryot, « L’évêque, l’imprimeur
et le contrôle de l’information dans le diocèse de Toul (XVIIe-XVIIIe
siècles) », Religions et information. Actes du colloque de Bordeaux, 3-4 décembre
2009, Bordeaux, 2011, p. 283-302 [manuscrit auteur accessible en ligne
à l’adresse : http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00805203].
[8]
Ch. -L. Hugo, Annales, t. 1, col. 309-310.
[9]
R. Blanchard, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431,
Nantes, 1892 (Archives de Bretagne, 6), p. 78-79, n° 1508 (18 octobre 1421). On
voit d’ailleurs qu’à cette époque, le duc avait octroyé aux chanoines de
Beauport et à leurs familiers des lettres de sauvegarde ; Ibidem,
p. 62, n° 1481 (1420).
[10]
B.-A. Pocquet du Haut-JussÉ, Les Papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du
Saint-Siège avec un État, Spézet, 2000, p. 360-361. — L’évêque Alain de la Rue avait préféré
déléguer l’exécution de l’enquête à l’encontre de Jean Boschier à une
commission dirigée par son official, Guillelmus
Militis, qui elle-même désigna des subdélégataires, avec comme principal
commissaire l’official de Vannes.
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