Pour la troisième fois, le blog Hagio-historiographie médiévale est heureux d'accueillir la contribution d'un chercheur d'une discipline connexe, en l'occurrence Patrice Lajoye, docteur en histoire des religions comparées.
Couvert est actuellement un simple
hameau de la commune de Juaye-Mondaye (Calvados), et son ancienne église
paroissiale n’est plus qu’une ruine. Mais avant la Révolution cette église
accueillait le culte d’une sainte méconnue, qui n’a fait jusqu’ici l’objet que
de peu de recherches, alors qu’elle est l’une des plus anciennement attestées
en Normandie : sainte Basile[1].
Les plus anciens témoignages
Le plus ancien témoignage certain du culte de sainte Basile en
Bessin date du troisième quart du IXe siècle et se trouve dans
le Calendrier d’Héric d’Auxerre (841-vers 876). On y trouve mentionné, à
la date du 16 août (17 kal. sept.) : In Bagassino Basillise :
« en Bessin, Basillisa »[2].
Cette mention fait partie de trois emprunts qu’Héric fait à une probable
version perdue du Martyrologe hiéronymien[3], version qui serait elle-même
à l’origine de la version dite « sénonaise » ou « normand-sénonaise »,
datée du Xe siècle, dans laquelle on trouve encore : et
baio casino basiliaco vico depositio Basilie virginis : « et en
Bessin, au vicus de Basiliacum, depositio de la vierge Basilia »[4]. Curieusement, dans
son édition du Martyrologe hiéronymien, Louis Duchesne a omis, par
inadvertance, cette variante pourtant bien présente, et qu’il réintroduit
finalement dans ses commentaires[5]. Un martyrologe de Xanten,
daté du XIe siècle, en garde encore le souvenir, puisqu’il
mentionne, au 21 août : Et Baselissae virginis :
« et la vierge Baselissa »[6].
Si le Martyrologe sénonais donne la forme Basilia, tant
Héric que le martyrologe de Xanten donnent Baselissa ou Basillisa, forme qui a de
fortes chances d’être celle du prototype. Nous pouvons donc être certain que le
culte de cette Baselissa – ou plus correctement Basilissa – existait
de façon bien établie en un lieu du diocèse de Bayeux, et que ce culte
jouissait d’un certain rayonnement.
La mention du martyrologe hiéronymien est elle aussi intéressante,
puisqu’elle donne le nom du lieu : Basiliaco vico. Autrement dit,
un village sis sur un domaine qui doit son nom à un certain Basilius. Cela peut
donner l’idée que la Basilia ou plutôt Basilissa honorée ici était membre de la
famille propriétaire du domaine[7]. Basilissa est clairement une forme hypocoristique de Basilia, comme le montre d’ailleurs une
inscription funéraire de Rome[8]. La dénomination d’un fils
ou d’une fille par une forme hypocoristique du cognomen d’un parent est
chose courante à l’époque impériale. Elle est d’ailleurs attestée avec Basilius
à Corfinio en Italie, où une Iulia Basilissa est fille de Iulia Basilia[9].
Cette onomastique est en elle-même intéressante :
l’anthroponyme Basilius et son
pendant féminin Basilia sont bien
connus en Gaule par des inscriptions antiques ou tardo-antiques, mais toutes
sont chrétiennes, et toutes datent, à l’exception peut-être de celle de Cheyssieu,
du Ve ou du Ve siècle[10]. Basilius et ses dérivés
ne font pas partie du fond onomastique gallo-romain ancien, mais semblent bien
être des importations liées au christianisme tardo-antique.
Les renseignements donnés par les sources du IXe-Xe
siècle siècle – une sainte enterrée le 16 ou 21 août, en un lieu nommé Basiliacum, situé en Bessin – sont
précieux, mais uniques. Aucun autre calendrier ou martyrologe, qu’il soit de la
même époque ou plus récent, ne les reprendra, en dehors donc de celui de
Xanten. Localement, le nom même de Basiliacum
a disparu, et ne se retrouve dans aucune source médiévale. En revanche, il est
possible d’établir un lien avec l’ancienne paroisse de Couvert (1247 : Couvertum ; 1277 : Coopertum), actuel hameau de
Juaye-Mondaye, en raison du fait qu’il s’agit là de la seule paroisse dans la
région dont l’église est dédiée à une sainte Basile. Cependant, ce patronage
n’apparaît que très tardivement : notre plus ancienne source à son sujet
est un acte de 1258 du cartulaire de Mondaye, où il est question de Sancta Basilia[11]. Mieux : l’église de
Sainte-Bazile (pour reprendre l’orthographe actuelle), entourée d’un hameau, se
trouve à plus de 500 m du hameau de Couvert-même, lequel n’a pas d’église.
Couvert, qui ne devait être qu’un hameau d’une ancienne paroisse Sainte-Basile,
a fini par prendre le dessus dans le courant du Moyen Âge. Pour autant, il
semble bien que l’activité chrétienne autour de l’église ait été importante au
haut Moyen Âge : les découvertes de sarcophages et d’inhumations
mérovingiens et carolingiens abondent[12]. En 1831 fut
même exhumé un sarcophage contenant les restes d’un homme enterré face contre
terre et porteur autour du cou d’une longue chaîne de bronze, homme qui fut
identifié comme un pénitent[13]. Cette découverte
pourrait être un marqueur d’un pèlerinage ancien : ce type d’inhumation avec des
chaînes est aussi connu dans les sarcophages mérovingiens découverts autour de
la basilique de sainte Reine au Mont Auxois[14].
Curieusement, Reine, Regina, est la traduction latine de Basilia[15].
La Passion
En 1890, l’abbé Morin fit la découverte, dans un passionnaire du
XIIIe siècle provenant du Mont-Saint-Michel et actuellement
conservé à Avranches, d’une Passion d’une sainte Basile[16].
Ce texte, encore inédit[17], fut aussitôt vu comme la
plus ancienne source hagiographique concernant sainte Basile de Couvert. Il fut
traduit en 1972 par l’abbé Jullien[18]. Ce manuscrit
contient aussi une Vie de Guillaume Firmat, ce qui laissait entendre à
une origine normande du volume. Malheureusement, ce n’est en fait pas la seule
version connue du texte. Il est en effet attesté par deux autres manuscrits,
tous deux conservés à la Bibliothèque nationale. Il s’agit là encore de
passionnaires. Le premier est du Xe siècle, et contient en
toute fin de volume le texte de la passion (f°100 et suiv.). Ce texte est
lacunaire, du fait de l’absence d’un folio[19]. Le second est du XIIIe siècle
et la passion se trouve à partir du f°231 v°[20]. Ces deux manuscrits
parisiens proviennent de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Il n’existe pas de
variantes fondamentales entre les trois manuscrits, et le texte a été catalogué
par le Bollandistes sous la cote BHL 1017. On notera aussi l’existence
d’un abrégé du XVe siècle dans le Sanctilogium de Jean
Gielemans[21]
et surtout, un autre dans le bréviaire de Bazas de 1520[22].
Que raconte donc cette passion ?
Résumé de la Passion
En la ville de Bacchaia, vivait un roi nommé Catulius
et sa femme Calsia. Le couple avait une fille, Basilia, qui était
devenue chrétienne. Mise en présence des statues païennes, Basilia en chasse le
démon : les statues sont alors brisées. Juste après, une voix céleste lui
demande de se rendre dans la région d’Ecuma (Ecimia dans le
manuscrit d’Avranches, Ecumia dans le BNF lat. 11756), où elle
recevra le martyre. Catulius, apprenant que ses statues ont été détruites, jure
par Jupiter et menace de tuer sa fille. Alors un ange emporte la sainte vers
Ecuma. Les habitants préviennent l’empereur local, nommé Walda, de son
arrivée. À l’issue d’une confrontation, l’empereur ordonne que Basilia soit
fouettée. Voyant que cette torture se révèle infructueuse, Walda ordonne que
Basilia soit jetée dans le fleuve Nicostratus, mais les eaux
s’écartèrent. S’ensuivit une torture par le feu. Voyant que celui-ci ne brûlait
pas la sainte, Walda s’y jeta lui-même et brûla. Mais une intervention de
Basilia le sauva, sans pour autant qu’il se convertisse. Au final, Basilia
parvient à enfermer le diable des idoles de Walda dans un vase en verre et à
jeter celui-ci dans le Nicostratus. Walda, triste, s’approcha du fleuve, dans
les eaux duquel le diable l’attira. La foule alors se convertit en masse. Mais
Catulius eut connaissance de tout cela. Il envoya à Ecuma dix messagers, avec
la promesse que si elle obéit à son père, elle recevra la moitié de son royaume
et pourra épouser qui elle voudra. Mais elle refuse toute idée de mariage.
Catulius veut alors la contraindre d’épouser un certain Julianus, qu’il
envoie vers elle. Mais Julianus ne parvient à rien. Alors les bourreaux, pour
ne pas risquer de voir la colère de Catulius se tourner contre eux,
décapitèrent la sainte. Le texte précise que ce fut le 13 des kalendes de juin,
donc le 20 mai. Peu après, cependant, elle se releva, et porta sa tête
jusqu’au lieu où elle fut inhumée.
Historicité du texte
Cette passion relève du roman, et il est absolument vain d’y
rechercher la moindre trace d’histoire. Si les érudits locaux ont parfois
rapproché Bacchaia de Bayeux, ce rapprochement, même en considérant la
forme Baiocas connue par les monnaies mérovingiennes, n’a pas lieu
d’être. Aucun roi nommé Catulius ou Catilius n’est connu, pas
plus qu’une femme nommée Calsia. Quant à Ecuma (Ecimia /
Ecumia), on cherchait en vain à la placer sur une carte, de même que son
fleuve Nicostratus. Tout aussi vaine
sera la recherche de l’empereur Walda, lequel porte d’ailleurs un nom
germanique (cf. gotique waldan : « dominer,
régner ») attesté en 812 dans un précepte de Charlemagne en faveur de
réfugiés espagnols[23]. Enfin, la date du 20 mai
donnée pour le martyre indique qu’il faut voir dans cette Basilia non celle de
Couvert, fêtée à l’époque carolingienne le 16 août, mais son homonyme de
Rome, plus exactement celle de la Via Salaria, connue par certaines
péripéties d’un autre roman hagiographique de l’Antiquité tardive : la Vie
ou Passion de sainte Eugénie.
Cette Vie fait en effet une brève digression pour relater
les aventures de Basilla (variante de Basilia), une des compagnes d’Eugénie.
Celle-ci est dite « de sang royal » (ex regio genere). Elle
est fiancée à un certain Pompeius, mais ces fiançailles sont rompues lors de la
conversion de Basilla au christianisme. Pompeius, furieux, se plaint devant le
sénat romain et l’empereur. Celui-ci, Gallien, ordonne à Basilla de
choisir : le mariage ou le glaive. La sainte déclare n’avoir qu’un seul
époux, le roi des rois : elle est alors décapitée.
On retrouve bien ici le motif final de notre Passion :
le refus du mariage avec un prétendant païen et la décapitation. La légende
d’Eugénie connut au Moyen Âge un immense succès : les trois variantes du
texte sont connues par des dizaines de manuscrits[24]. Mieux : saint Avit
de Vienne, au tournant du Ve et du VIe siècle, y
fait déjà allusion[25], et le culte de sainte
Basilissa (et non Basilla) est bien attesté au VIe siècle à Parentium
(aujourd’hui Poreč, en Istrie) où elle est mentionnée parmi les compagnes de
sainte Eugénie[26].
Destin littéraire de sainte Basile
Durant la première moitié du IXe siècle, Florus de
Lyon détache de la Vie de saint
Eugénie l’épisode concernant sainte Basilla pour en faire une notice à part
entière de son martyrologe[27], qui sera reprise dans
des martyrologes plus tardifs[28]. Un auteur
anonyme semble avoir ensuite décidé s’inspirer vaguement de cette notice, pour
en faire la Passion que nous connaissons[29]. Et pour cela, il
réemploie des éléments venant des actes d’une autre vierge martyre, dont la
légende est remarquablement proche : sainte Marguerite d’Antioche,
puisqu’il s’agit là encore d’une vierge chrétienne que son père, païen, veut
marier au gouverneur local, Olybrius. Certains des supplices subis par Basilia
et Marguerite sont communs, et surtout on retrouve dans les deux textes
l’anecdote du diable enfermé dans un vase. La Passion de sainte Marguerite, sous différentes versions, connaît
elle aussi un grand succès en Europe depuis l’époque carolingienne[30].
Cet auteur anonyme n’est certainement pas du Bessin et son texte
n’a rien à voir avec Couvert. En revanche, nous sommes en droit de penser qu’il
était originaire du diocèse de Bazas, et plus précisément de la bourgade de
Sainte-Bazeille (Lot-et-Garonne). On l’a dit, Walda est un anthroponyme
germanique masculin attesté uniquement en contexte wisigothique[31]. Le sens de ce nom est
« celui qui domine, qui règne ». Autrement dit, le latin imperator
(« celui qui commande »), désignant le souverain d’Ecuma, a le même
sens que le nom germanique : une subtilité que l’auteur a pu percevoir. On
l’a dit aussi, la Passion de sainte Basile a survécu de façon abrégée
dans le bréviaire de Bazas. Et pour cause : Basile est la patronne de Sainte-Bazeille,
et son culte y est aussi attesté de façon remarquablement ancienne. En 1863, on
découvrit lors de fouilles ayant suivi un incendie, une métope en pierre,
vraisemblablement d’époque mérovingienne, représentant un personnage nu,
agenouillé sur le genou droit, les mains liées dans le dos : il est prêt à
être décapité et l’on voit encore sur la pierre une jambe du bourreau[32].
À partir de là, cette Passion va connaître dans l’Agenais,
puis dans toute la Gascogne dans le courant du XIIIe siècle, et
finalement en Espagne et au Portugal à partir du XIVe, un destin
exceptionnel. Basile va rejoindre un groupe de saintes dont les légendes seront
des décalques de sa Passion : Livrade, Dode, Wilgeforte, et surtout
Quitterie, dont les différentes versions de la Vie, toutes très
tardives, ne sont que des plagiats de la Passion de Basile[33]. Seuls quelques noms
propres sont changés, mais l’intrigue générale n’est pas modifiée et Quitterie
reste la fille d’un roi nommé Catilius et d’une reine nommée Calsia. C’est lors
du passage de ces légendes en péninsule Ibérique que l’on fera de toutes ces
saintes neuf sœurs jumelles. D’une version à l’autre, on voit le nom de Bacchaia
se transformer : Balchagia, Belcagia, Balchadia,
« autrefois nommée Estuciana » précise-t-on parfois[34], précision qui permet de
l’identifier avec Baiona, en Galice. Au Portugal, Bacchaia devient même Bracara,
autrement dit Braga[35].
Après le Moyen Âge
Nouvelles confusions
Nos sources concernant le culte de sainte Basile au Moyen Âge sont
muettes. Au XIIIe siècle, Couvert est parfois encore désigné
sous le nom de son église, Sainte-Basile. La paroisse dépend alors déjà de
l’Hôtel-Dieu de Bayeux. Il faut attendre le XVIIe siècle pour
voir la dévotion envers la sainte reprendre subitement de l’éclat. En juin 1615,
le curé de Saint-Michel de Vaucelles à Caen y fait mener une procession de
plusieurs centaines de personnes[36]. Un tel pèlerinage invite
à penser que si le culte de sainte Basile est ignoré des sources médiévales,
cela ne veut pas forcément dire qu’il n’existait plus. En 1654, le corps d’une
martyre nommée Basilia est extrait
des catacombes de Rome : il ne s’agit pas de la sainte Basile fêtée au 20 mai
et objet des passions que nous avons étudiées car les reliques de celle-ci avaient
déjà été exhumées en 820[37]. Cela n’empêche pas le
père Aprest, théologien et prédicateur de l’ordre des Minimes, d’en demander le
corps au Pape Alexandre VII, qui accepte en 1655. Aprest veut en effet
confier ces précieuses reliques à l’Hôtel-Dieu de Bayeux, dont certes sa sœur,
Barbe Aprest, est la supérieure, mais qui surtout détient la cure de
Sainte-Basile-de-Couvert. Il a donc immédiatement fait le rapprochement entre
cette sainte nouvellement découverte et celle de Couvert. La translation est
faite en grande pompe en septembre 1658, avec un éclat tel que même la Gazette de France en parle. En 1659, une
ode est imprimée, résumant à l’extrême une vie qui peut aussi bien s’inspirer
de la notice de Florus que de la Passion :
tous les noms propres sont éliminés, il ne reste que l’idée d’une jeune femme chrétienne
qui refuse le mariage et est tuée par ses parents[38]. Nous avons là la
première tentative réelle de rapprochement entre le culte local et le dossier
hagiographique.
Mais il faut peu de temps pour que le culte retombe petit à petit
dans l’oubli. En revanche, des légendes subsistent. Un manuscrit anonyme,
préservé dans les archives de l’Hôtel-Dieu du temps où écrivait Laffetay,
indique :
« De
plus, la tradition de la paroisse de Couvert rapporte que l’image de sainte
Basille fut trouvée miraculeusement et que l’église a été bâtie au même lieu,
comme si, par avance, Dieu avait voulu la faire honorer en son image, là où un
jour on rendrait vénération à son corps[39]. »
Ce bref texte indique bien que l’on n’avait plus du tout le
souvenir que sainte Basile était une sainte locale.
Des traditions populaires ?
En 1842, un écrivain normand peu connu, Paul Delasalle, publie une
série de petits récits issus pour certains de ses souvenirs. L’un d’eux, Monsieur Pompée, commence par un résumé
d’une légende de sainte Basile (ici sainte Bazire, prononciation locale du nom)
très proche de la notice de Florus de Lyon et des martyrologes médiévaux[40], à la différence près
qu’il fait de Pompée un général romain, lieutenant de César occupant la région.
Basile se retrouve donc placée au moment de la conquête romaine ! Le
souvenir de ce Pompée se serait ainsi conservé jusqu’à la Révolution, où l’on
surnomma celui qui abattit la statue de la sainte « Monsieur Pompée »[41].
Durant tout le XIXe siècle et jusqu’aux années
1970, on a pu collecter auprès des habitants du lieu divers témoignages de la
croyance en une ville disparue nommée Bakaï, où sainte Basile aurait été
décapitée, sa tête ayant même rebondi sept fois, donnant naissance à sept
sources[42]. Cette tradition
solidement enracinée, qui montre que l’on a bien eu connaissance, localement de
la Passion de sainte Basile – Bakaï n’étant qu’une grossière
adaptation de Bacchaia –, n’a
cependant évidemment pas valeur de preuve de l’existence d’une telle
ville : on connaît bien un exemple parallèle breton avec la ville de
Lexobie, dont, selon ses vies médiévales, saint Tudual aurait été l’évêque.
Lexobie est tout simplement Lisieux, et cette tradition bretonne est purement
littéraire. Elle fut cependant relayée au XVIIe siècle par
Albert Le Grand[43],
Il n’empêche qu’au XIXe siècle, on a pu collecter dans les
environs de Tréguier, et notamment du Yaudet près de Lannion, des légendes
concernant la ville engloutie de Lexobie, considérée comme une sorte d’autre Ys,
à laquelle parfois elle s’identifie[44]. Dans les deux cas,
breton comme normand, l’action des curés dans la diffusion de la légende des
saints est vraisemblablement à l’origine de ces croyances : nous avons là
des exemples d’une culture savante qui finit par prendre racine dans les traditions
populaires, lesquelles ne sont, pour le coup, guère anciennes.
*
Sainte Basile, ou mieux Basilissa, était une sainte locale, de
date inconnue mais probablement du Ve ou VIe siècle,
honorée à Couvert en Bessin le 16 août, jusqu’à l’époque carolingienne. La
découverte au XVIIe siècle à Rome d’une sainte homonyme, jusqu’ici
inconnue, offre l’opportunité à des érudits de Bayeux d’oppérer un
rapprochement entre une sainte Basille, connue par le martyrologe de Florus et
une Passion fabuleuse, et la sainte locale.
Le culte a alors connu un sursaut de vitalité, avec notamment l’arrivée à
l’Hôtel-Dieu de Bayeux du corps entier de la nouvelle sainte Basile. Mais ce
sursaut est éphémère, le culte retombe dans l’oubli. À la Révolution,
Sainte-Basile est fusionnée avec Juaye-Mondaye et son église est désaffectée.
Reste quelques traditions locales, issues des textes médiévaux, qui ont pu
faire croire à certains érudits en l’existence d’une ville fabuleuse :
Bacchaia.
Patrice Lajoye
MRSH – Université de Caen
patrice.lajoye@unicaen.fr
Abréviations
AASS : Acta Sanctorum
BHL : Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis
BNF :
Bibliothèque Nationale de France
CIL : Corpus Inscriptionum Latinarum
InscrIt : Inscriptiones Italiae
MGH Libri mem : Monumenta Germaniae Historica, Libri
memoriales
Bibliographie
A l’Honneur de Sainte Basille vierge et martire, dont le sacré
Corps est reueré en l’Eglise des Religieuses Hospitalieres de la Misericorde de
l’Hospital de Bayeux, &, 1659, Caen, Marin Yvon.
M. ***, « Forêts submergées », Le Lycée armoricain, vol. 7, 1826, p. 431-438.
R.-L. Alis, Histoire de la ville et de la baronnie de
Ste-Bazeille, Agen, 1892.
Chanoine Angély, « La passion agenaise de sainte
Bazeille », Revue de l’Agenais, 1956, LXXXII, vol. 4, p. 195-201.
J.-F. Bladé, « La littérature et la société gasconnes
durant la période barbare (suite) », Bulletin
de la Société archéologique du Gers, 1916, p. 259-282.
A. Breuils, Les Légendes de sainte Quitterie dans les antiques
bréviaires de Lescar, Dax et Agen, Pau, 1892.
J. Condamin et J.-B. Vanel, Martyrologe de la sainte Église de Lyon : texte latin inédit
du XIIIe siècle, Lyon, Vitte, 1902.
A. Degert, « Les reliques de sainte Quitterie », Revue
de Gascogne, III, 1903, p. 193-209.
A. Degert, « Les plus anciennes ‛Vies’ de sainte
Quitterie », Revue de Gascogne, VII, 1907, p. 463-469.
Florence Delacampagne, Sainte-Bazile. Sauvetage urgent,
Caen, Service régional de l’Archéologie, 1983.
Paul Delasalle, Contes
tristes, Paris, Charpentier, 1842.
Philippe Depreux, « Les préceptes pour les Hispani de
Charlemagne, Louis le Pieux et Charles le Chauve », in Philippe
Sénac, Aquitaine-Espagne (VIIIe-XIIIe siècle), Poitiers, Centre d’Études
supérieures de Civilisation médiévale, 2001.
Jacques Dubois, Les
Martyrologes du Moyen Âge latin, 1978, Turnhout, Brepols.
Jacques Dubois et Geneviève Renaud, Édition pratique des martyrologes de Bède, de l'anonyme lyonnais et de
Florus, 1976, Paris, Éditions du CNRS.
Baudouin de Gaiffier, « Le calendrier d’Héric d’Auxerre du
manuscrit de Melk 412 », Analecta Bollandiana, 1959, LXXVII, fasc.
III-IV, p. 392-425.
Charles Gerville, « Essai sur les sarcophages, leur origine
et la durée de leur usage », Mémoires de la Société des Antiquaires de
l’Ouest, II, 1837, p. 175-219.
Célestin Hippeau, Dictionnaire
topographique du département du Calvados, 1883, Paris, Imprimerie
Nationale.
Thomas de Incarnatione, Historia ecclesiae Lusitanae, I,
Coimbra, 1759.
Abbé Jullien, Sainte Basile de Couvert (Diocèse de Bayeux).
Vierge et martyre, Gueron, chez l’auteur, 1972a.
Abbé Jullien, « Bakaï, la ville mystérieuse », Société
des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Bayeux, 26, 1972b, p. 73-79.
Hans-Erich Keller (éd.), Wace. La Vie de sainte Marguerite,
Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1990.
J. Laffetay, « Étude sur sainte Basile de l’Hôtel-Dieu
de Bayeux et sainte Basile de Couvert », Mémoire de la Société des Antiquaires de Normandie, XXVI, 1969,
p. 747-770.
Anatole Le Braz, La Légende
de la mort en Basse-Bretagne. Croyances, traditions et usages des Bretons
armoricains, Paris, Champion, 1893.
Albert Le Grand, Les Vies
des saints de la Bretagne Armorique : ensemble un ample catalogue
chronologique et historique des evesques d'icelle..., Quimper, Salaün,
1901.
Hiroshi Mori, « Passio
sancti Mucii Presbyteri. Texte et introduction pour servir à la comparaison
avec Passio sancti Savini Martyris »,
Bulletin of the Faculty of Literature of
Kyushu University, 1982.
E. A. Overgaauw, « Relieken, Legenden En Poëzie. De
Verering Van De Heilige Basilia Bij De Cisterciënzers Van Mariënhaven in
Warmond », Nederland archief voor kerkgeschiedenis, 74, 2, 1994, p. 173-193.
N. Quellien, « Rapport sur une mission en basse Bretagne
ayant pour objet de recueillir les mélodies populaires », Archives des missions scientifiques et
littéraires : choix de rapports et instructions publié sous les auspices
du Ministère de l'instruction publique et des cultes, Paris, Leroux, 1887,
p. 227-301.
Henri Quentin, Les Martyrologes historiques du Moyen Âge : étude sur la formation
du martyrologe romain, Paris,
Gabalda, 1908.
Eugène de Robillard de Beaurepaire, « Note sur une découverte
de bijoux mérovingiens au village de Valmeray, commune de Moult
(Calvados) », Bulletin de la Société
des Antiquaires de Normandie, t. VIII, Années 1875-1876 et 1876-1877, 1878, p. 151-163.
Joannes Tamayo de Salazar, Anamnesis sive Commemoratio omnium
sanctorum Hispanorum, pontificorum, martyrum, confessorum, virginum, viduarum,
ac sanctarum mulierum, ad ordinem, et methodum Martyrologii Romani..., VI,
Lyon, 1651.
Patrice Wahlen, « Aux sources du christianisme en Bourgogne.
La Basilique Sainte-Reine d’Alésia », Dossiers d’Archéologie, n° 305,
2005, p. 126-131.
[1] On trouve dans les sources concernant ce nom
diverses orthographes : Basilée, Bazile, voir Bazire selon la
prononciation locale.
[2] Gaiffier,
1959, p. 420.
[3] Gaiffier,
1959, p. 397
[4] Si
l’on prend en compte l’ensemble des ajouts contenus dans la recension
normand-sénonaise du Martyrologe hiéronymien, il est possible d’avancer qu’une
bonne part de ceux-ci ont dû être faits en Normandie : Dubois, 1978,
p. 35-36, n. 31. On peut même préciser sans trop de risques dans le
diocèse de Bayeux : Magnoveus et Johannes (VIII k. apr.) sont dits enterrés à Deux-Jumeaux ; Honorine (VI k. apr.) serait d’un lieu nommé Colonica ; Basile, de Basiliacum, ces trois localités étant
signalées in Baiocassino. Exupère (k. aug.) est évêque de Bayeux. Mais on
trouve aussi parmi ces ajouts saint Marcouf de Nanteuil (k. mai.), un saint dont la Vita
dit qu’il est né à Bayeux, et un mystérieux saint Patrice (XVII k. iun.), atribué à l’Avranchin par le Martyrologe, mais
honoré comme évêque à Bayeux et secondairement à Lisieux.
[5] Il
a regroupé en un tableau les ajouts de la version normande-sénonaise, lequel
est donc incomplet : AASS, novembre, 2, 1, p. XV. La rectification se trouve in AASS, novembre, 2, 2, p. 446.
[6] Gaiffier, 1959, p. 420. MGH Libri mem.
2:2 S. 1200.
[7] En
France, les toponymes formés sur Basilius
+ acum sont rares mais présents dans toute la France : par exemple
Bazillac (Midi-Pyrénées) ; Bassillac (Aquitaine) ; Balisy
(Longjumeau, Essonne) ; Barly (Somme).
[8] Mater
et pater Basiiae iiae dulcissimae quae vix(it)
annis V mens(bu)s XI dibus VIII Basiissa in
pace // "GR" : « Sa mère et son père ont fait ceci pour
Basilia leur très douce fille, qui a vécu 5 ans, 11 mois et 8 jours. Basilissa
en paix. Grecque. » (ICUR-08, 22368 = ILCV 02297c).
[9] Iuliae
Basiliae coniugi dulcissimae feminae quae vixit annis XVII Aurel(ius) Pardus maritus
et Flavius ortunatus et Iulia Basilissa filiae karissimae b(ene)
m(erenti) posuer(unt) (CIL 09, 03237).
[10] On
note une Basilia à Lyon (Hic quiescit[t] Basilia, CIL 13, 02407), une
autre à Angoulême, enterrée en 405 (Dep(ositio) Basili(a)e XI K(a)l(endas)
Feb(ruarias) die Solis post cons{s}(ulatum) Ho(no)rio(!) VI, CIL 13, 0111), un
Basilius subdiacre à Trèves (Hic iacet Basilius subdiac(onus) qui vixit
an(nos) pl(us) m(inus) L Bonosa filia titulum posuit d(ie) d(e)p(ositionis)
pr(idie) Id(us) Ian(uarias), CIL 13, 03786), un évêque du même nom
Aix-en-Provence (] et notar[io? 3] [3] Basilio epi(scopo) [3 vixi]t ann(os) XXIII
[men(ses)] VIII di(es) II t(ransiit?) [3] No(nas) Oct(o)b(res) [3 As]terio
cons(ule), CIL 12,
00591), un autre Basilius à Pelissanne ([3]tiae
Pater[n]a[e] uxori [3 B]asil(ius) Iustinus sibi [p]osterisque suis v(ivus)
f(ecit), CIL 12, 00643). Une Theodotia Basilissa apparaît au sein d’une
famille grecque à Cheyssieu (Sext(i)
Solli Demostheniani Sollia Demosthenianae(!) filia patri pientissimo et
Thaeodotia(!) Basilissa coniux marito incomparabili et Sollius Olympiodoros
conliberto karissimo [3], CIL 12, 02181). Un Basilianus est enfin connu à
Marseille (Hic requiesct Basilianus in pace qui vixit annis XVII,
CIL 12, 05768). Le seul Basilius possiblement païen est un médecin connu par un
cachet d’oculiste découvert à Merdrignac (CIL 13, 10021,068).
[11] Hippeau,
1883, p. 250.
[12] Jullien,
1972a et b ; en dernier lieu, pour des découvertes récentes :
Delacampagne, 1983.
[13] Gerville,
1837, p. 195-196.
[14] Wahlen,
2005.
[15] La
présence de chaînes dans les tombes est aussi attestée dans les nécropoles
mérovingiennes de Conteville (Calvados) et d’Envermeu (Seine-Maritime), où l’on
a pu relever des chaînes de bronze et de fer : Robillard de Beaurepaire,
1878, p. 158-159.
[16] Semaine
religieuse du diocèse de Bayeux et Lisieux, 1890, n°28, p. 442-445, et n°31, p. 486-488. Ce manuscrit est le
n°167 du Scriptorium d’Avranches, en ligne : http://bvmm.irht.cnrs.fr/consult/consult.php?reproductionId=4427
[17] Le chanoine Angély (1956) avait prévu une
édition mais n’a semble-t-il pas réussi dans son projet.
[18] Jullien,
1972, p. 19-25.
[19] BNF,
latin 13761, en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90807495
[20] BNF,
latin 11756, en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9066812s
[21] Vienne,
Österreichische Nationalbibliothek, N 12811.
[22] Breviarum
ad usum Vasatensis diœcesis, en mandato Focaldi de Bonavalle, episcopi ; p. 16 ; Alis, 1892, p. 16-17.
[23] Depreux,
2001, p. 33.
[24] BHL
2666, 2667 et 2668.
[25] De
Laude Castitatis, Migne, Patrologia
latina, 59, col. 378B.
[26] InscrIt-10-02,
00083.
[27] Voir
l’édition de Dubois et Renaud, 1976.
[28] Quentin, 1908, p. 258. Cette notice se
retrouve dans le martyrologe d’Adon, et encore au XIIIe siècle,
dans le martyrologe latin de Lyon : Condamin et Vanel, 1902, p. 46.
Au XIIe siècle, Vincent de Beauvais intègre cette histoire à son Speculum historiale (XII, 76).
[29] Notre plus ancien témoignage concernant ce
texte est donc le manuscrit de la BNF latin 13761, lequel, en dehors de deux Vies de sainte Radegonde, ne contient
que des textes traduits du grec. Il aurait alors été possible de penser que la Passion de sainte Basile est elle-même
une traduction du grec. L’onomastique elle-même de la Passion pourrait être
grecque : Basilia, Catulius, et Julianus
existent en grec. Le fleuve porte bien un nom grec (Nicostratus), mais il est inconnu par ailleurs. Ecumia / Ecimia pourrait passer pour une
mauvaise lecture de Σίρμια, la Sirmie, région autour de Sirmium (actuelle Sremska
Mitrovica, Serbie), où une autre sainte Basilia est attestée, sans légende –
mais le fleuve qui traverse cette localité est la Sava, et non un Nicostratos. Calsia et Walda résistent
à la comparaison et ne se trouvent nulle part ailleurs. Enfin, le texte
lui-même est inexistant au sein du corpus hagiographique grec. Sur ce
manuscrit, dont le lieu de copie n’est pas connu avec certitude, et ses
sources : Mori, 1982, p. VII-X.
[30] Keller,
1990, p. 5-20. Cette Vie de sainte Marguerite a aussi servi de
modèle à la Passion de sainte Reine.
[31] Il
existe bien une attestation franque féminine, et walda est autrement
connu en composition avec divers préfixes dans le reste du monde germanique.
[32] Alis,
1892, p. 7 ; Angély, 1956, p. 196-197.
[33] Voir
par exemple celles publiées par Degert, 1907, et avant lui par Breuils, 1892.
La version du bréviaire de Dax (Bladé, 1916, p. 279-281) est quasiment
similaire à la notice sur sainte Basile du bréviaire de Bazas. Pour quelques
commentaires supplémentaires sur le culte de Quitterie en Gascogne au Moyen
Âge : Degert, 1903. Notons que bien plus au nord, à partir de XIIe
siècle, on fera de Basilia une des onze mille vierges accompagnant sainte
Ursule – qui elle-même fut martyrisée pour échapper à un mariage. Ses reliques
ont été déposée à Warmond aux Pays-Bas en 1413 : Overgaauw, 1994.
[34] Tamayo de Salazar, 1651, p. 184 ;
Migne, Patrologia latina, 31, col. 320-322, tous deux citant les
bréviaires espagnols.
[35] Incarnatione,
1759, p. 140.
[36] Laffetay, 1869, p. 747.
[37] Laffetay, 1869, p. 756. Il ne s’agit
pas non plus d’une des diverses Basilia
ou Basilissa connues, comme celle de
Nicomédie ou celle d’Antioche, compagne de Julien, dont les dossiers ne cadrent
de toute façon ni avec celui de Couvert, ni avec celui de la Passion.
[38] A
l’Honneur de Sainte Basille…, 1659.
[39] Remarques
sur la diversité des saintes Basille martyrisées dans la ville de Rome,
cité par Laffetay, 1869, p. 767.
[40] Cette notice fut reprise par Surius au XVIIe siècle,
qui a pu servir de relais.
[41] Delasalle, 1842, p. 101-112.
[42] Voir la synthèse de Jullien, 1972a et b.
[43] Le Grand, 1901, p. 253-258 et 672-675
[44] M. ***, 1826, p. 433-434 ; Quellien,
1887, p. 308 ; Le Braz, 1893, p. 254-255.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire