S’efforçant de rendre compte de la formation du réseau des évêchés bretons, Pierre Le Baud, dans la première version de son ouvrage, mentionne de manière explicite, à propos de Corentin, de Patern et de Tugdual, les fameux « Sept Saints de Bretagne » qui sont présentés comme les fondateurs des évêchés bretons. Ce culte collectif était attesté semble-t-il dès la fin du XIe siècle, ou plus sûrement au XIIe siècle, sans doute en relation assez étroite avec les derniers feux jetés par la métropole de Dol et il nous paraît significatif à cet égard que la géographie des attestations successives de cette dévotion, aux XIIIe et XIVe siècles, correspond aux zones d’influence respective de la maison d’Avaugour (dans le Trégor oriental et dans le Goëllo) et de la branche cadette de la maison de Dinan (dans le Trégor occidental et dans le Penthièvre), c’est-à-dire aux territoires diocésains de Tréguier et Saint-Brieuc dont les titulaires du siège épiscopal avaient été les ultimes suffragants de Dol ; mais la liste des saints concernés, qui sans doute à l’origine reflétait des traditions plus anciennes, demeura longtemps très incertaine. Quant au « pèlerinage des Sept saints de Bretagne, que l’on appelle en langue vulgaire Tro Breiz, ce qui se dit en latin circuitus Britanniae », attesté vers 1400, sa nature reste problématique voire même, à l’occasion, énigmatique, d’autant que — outre les autels qui leur étaient consacrés dans les cathédrales — les Sept-Saints étaient collectivement honorés dans des sanctuaires particuliers, qui sans aucun doute faisaient également l’objet de pèlerinages. En tout état de cause, à l’exception d’une formule très allusive dans la vita de Patern et d’une interpolation dans un manuscrit insulaire de la vita de Malo par Bili, le corpus des textes littéraires relatifs aux saints bretons est muet sur ce culte et a fortiori sur ses aspects pérégrins.
Ce déficit d’évidence documentaire a encouragé Le Baud, qui a amplement puisé aux sources hagiographiques, à privilégier une « istoire des neuff sains [de Bretagne] », inconnue par ailleurs, mais dont il n’y a pas de raison, eu égard à la probité de l’historien, de suspecter l’existence ; on peut alors observer comment, à l’occasion de sa description de « la noble Église brette », Le Baud glisse alors insensiblement des patrons des diocèses aux territoires de ces derniers :
« Cette principaulté a neuff nascions particulières, desquelles chacun faict ung dioceze soubz singulière église cathedralle et si a glorieux patron, benoist confesseur de Jhesu-Christ ; mès il y a entre elles distincion merveillable, car troys sont devers Orient profferantes langue gallicque, troys devers Occident en tout usage parlans langue brette, et troys moyennes aieans mistement l’un et l’autre langaiges, qui distintement se extendent en une circuite qui est appelée la tour de Bretaigne. Par lesquelles neuf églises ainsi distintes en ces troys différences est demonstrée par disposicion la noble église brette avoir semblance et exprès carathère de Jérusalem la céleste église triomphante, icelle aiant IX ordres trois foys ternées par gérarchies, l’une basse, l’autre moyenne et l’autre haulte, différantes ainsi seullement que de la dite église brette sa fille ».
Désormais, les histoires particulières des différents nations bretonnes sont confondues dans l’histoire générale de la Bretagne et les neuf évêchés, pendant institutionnel des neuf baronnies instituées par les ducs, constituent la véritable armature du duché, dont ils distribuent l’espace à l’instar de l’horloge qui découpe le temps :
« Et sont leurs citez ordonnées en manière de tentes et pavillons, qu’on dit en latin castra, et ainsi situées que, à estre à la ville et chapelle de la Trinité, que aucuns disent estre le poinct et centre de celle circonférence et laquelle donne grande décoration à nostre hiérarchie, la cité des Maclovienses, que l’on nomme S. Maclou, donneroit le premier ray de lumière en l’aube du jour au temps de l’équinoxe, Dol le naissement du soleil, Rennes l’heure commune de prime, Nantes celle de tierce, Vennes le vray midy et Kempercorentin, c’est celle des Corisopitenses nommée vespertine ; et les autres trois cachent le soleil devers Acquillon. Derechef sont ainsi ordonnées que jouxte l’horloge d’Achas, la ligne Tegu cherroit sur l’Église de Chasteaupaul en Leonense, celle de minuict sur Trecorense et l’office matutinalle et premier chant du cocq sur celle des Briocenses, qu’on nomme Sainct Brieuc en Painthièvre » [14].
C’est donc « à la ville et chapelle de la Trinité » qu’il convient de localiser, selon Le Baud, l’omphalos péninsulaire, le centre géographique du duché : cette précision est d’autant plus intéressante qu’elle est sans doute empruntée à une source plus ancienne, car la géographie du vieil historien breton est essentiellement d’origine livresque[15] ; mais elle pourrait également faire écho à quelque information contemporaine recueillie par Le Baud à l’occasion de son tour de Bretagne des archives ducales[16]. De quel lieu s’agit-il ? Tout désigne la petite ville de la Trinité-Porhoët, dont le prieuré, dépendant de l’abbaye Saint-Jacut, aurait succédé sur place à une résidence supposée du roi Judicaël[17] : située à proximité de la voie antique de Vannes à Corseul, cette bourgade, au cœur des possessions des vicomtes de Rohan, accueillait au XVe siècle un grand nombre de pèlerins à l’occasion de la fête patronale, qui, comme il se voit souvent, était doublée, depuis le XIIIe siècle au moins, d’une foire renommée[18]. C’est dans un tel contexte marqué par l’idéologie familiale des Rohan, que cette légende ‘omphalique’ a pu prendre naissance ; mais il n’est pas sans intérêt de rappeler les premières lignes du récit de l’hagiographe à propos du songe de Judaël, père de Judicaël : vidit in sompnis montem excelsissimum esse constitutum in medio sue regionis Britannie, id est in umbilico, per quem ambulandi callis difficilis inveniebatur. Et ibi, in cacumine montis ipsius in cathedram eburneam seipsum consedentem. Et in conspectu ejus erat stans postis mire magnitudinis in modum columpne rotunde, etc (« Il vit en songe une très haute montagne, qui s’élevait au milieu de son royaume de Bretagne, c'est-à-dire en son ombilic, sur laquelle se trouvait un sentier difficile d’accès ; et, là, tandis qu’il était assis dans une chaire d’ivoire au sommet de la montagne, se dressait devant ses yeux un poteau en forme de colonne ronde, d’une hauteur étonnante »)[20]. Si le point culminant de la Trinité-Porhoët, à quelques 145 m d’altitude, ne peut être désigné comme « une très haute montagne » que de manière hyperbolique, le plateau où est située la petite ville se dresse de manière suffisamment abrupte au dessus de la rive gauche du Ninian pour impressionner l’hagiographe. Quant au poteau en forme de colonne ronde, d’une hauteur étonnante, il était, aux dires de l’écrivain, formé d’étain à sa base et d’or au dessus : nulle découverte archéologique locale n’en rappelle le souvenir, même lointain.
© André-Yves Bourgès 2010