"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

25 avril 2010

Noms anciens de Carhaix et de Corseul : onomastique et hagiographie

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Le nom porté par Carhaix au Bas-Empire pose encore parfois question : comme ce nom n’a apparemment pas laissé de vestiges toponymiques, on en a profité — malgré l’évidence documentaire qui, à l’instar de Parisius/Luticia ou Turonus/Caesarodunum, nous donne l’équivalence Othismus/Vorgium aux derniers temps de l’Empire encore— pour déplacer son assise à Quimper, à Brest ou au Yaudet (en Ploulec’h). A Corseul en revanche, dont le nom actuel a indiscutablement conservé le souvenir des Coriosolites, on peut légitimement s’interroger sur le nom du chef-lieu de la civitas à l’époque antique, car on ne dispose sur ce toponyme d’aucun témoignage direct.
I
Vorgium, le nom ancien de Carhaix, « est attesté par trois documents — un milliaire conservé à Maël-Carhaix, la Table de Peutinger et les Notes tironiennes — dont aucun ne le désigne expressément comme chef-lieu », écrit Y. Maligorne (La pierre de construction en Armorique romaine : l'exemple de Carhaix, 1997, p. 85). Cependant, bien que « Ptolémée attribue ce rang à une agglomération nommée Vorganium, qu’un milliaire découvert à Kernilis invite à situer dans le nord-ouest de la civitas, à Kerilien en Plounéventer » (Ibidem), il ne subsiste, surtout après les travaux de L. Pape, que peu de doute sur le statut de Vorgium à l’époque gallo-romaine.
Les toponymes Vorgium et Vorganium ont jadis et naguère fait couler beaucoup d’encre : on a notamment supposé qu’ils pouvaient avoir désigné le même lieu et qu’il fallait en conséquence y reconnaître deux lectures d’un même nom, Vorgium résultant d’une abréviation non résolue de Vorganium, à moins que Vorganium ne fût un diminutif de Vorgium. En fait, puisque nous sommes désormais assurés que les deux lieux sont distincts, l’idée que les deux toponymes sont apparentés ne s’impose plus, même si elle ne peut être non plus formellement écartée : demeure surtout l’intrigante question de leur étymologie respective.
Nous laisserons de côté pour le moment le cas de Vorganium pour nous intéresser à celui de Vorgium, dont l’état de la question a été récemment résumé par R. Le Gall-Tanguy, à partir des travaux de ses prédécesseurs :
« Ce nom Vorgium, s’il présente une terminaison latinisée, provient de la racine celtique uerk ou uerg qui « a eu le sens dagir, de travailler, daccomplir de façon vive ou même violente ». De ce vocable proche de langlais work et de lallemand werk dérive le terme germanique werki « ouvrage fortifié » dont le sens serait proche de celui de Vorgium suivant L. Fleuriot. Une proposition qui pose quelques questions autour de lorigine de la ville, L. Pape et J. Y. Eveillard voyant dans cette traduction lindice de l’installation dun camp romain sur les lieux au moment de la Guerre des Gaules. Cette hypothèse dune succession entre une installation militaire temporaire et une nouvelle ville a déjà été formulée pour dautres chefs-lieux de cités de la Gaule comme Autun, Angers ou Sens. Elle paraît dans notre cas encore bien audacieuse à la vue de nos connaissances actuelles du site. »
Cette étymologie à partir de l’étymon gaulois verco/vergo « actif », remonte en fait à R. Mowat, qui l’avait proposée dès 1874 et l’avait alors associée à d’autres sites, comme par exemple ceux de Vergium en Espagne (aujourd’hui Berja) et de Vergoanum dans les îles de Lérins.
Pour notre part nous ne retenons pas cette explication qui, comme l’a fait remarquer R. Le Gall-Tanguy, ne s’accorde guère avec ce que nous connaissons de Carhaix antique : le site en effet ne semble pas avoir été fortifié, aussi bien durant la période la plus ancienne que pendant l’époque du Bas-Empire. C’est plutôt du côté du gaulois *worrike, « saule », que s’orientent nos recherches : au sein de sa large postérité toponymique, ce terme a donné notamment naissance au nom de Vorges, actuelle commune de l’Aisne, pour lequel nous disposons d’attestations relativement anciennes (Vorgia en 1106, 1117 et 1186/1187, Worges en 1213, de Vorgiis en 1230, Voirges au XIIIe siècle, Vorgie en 1260) qui, souligne M.-P. Flèche-Mourgues dans son article sur la nécropole mérovingienne du lieu, sont manifestement « à rapprocher de Vorgium, le nom ancien de Carhaix dans le Finistère ». La plus ancienne de ces attestations figure sous la plume du célèbre Adalbert de Laon, dans son poème satirique contre Landri de Nevers (Sed didicit episcopus/Quod tristis fuit clericus/Itur a Chela Worchias/A Worchiis Parisius) : Vorges était alors la résidence campagnarde des évêques de Laon.
Ainsi donc, Vorgium aurait désigné un lieu planté de saules, dont le toponyme breton Hallegoët, aujourd’hui disparu mais encore attesté localement en 1690, conservait peut-être le souvenir. La nature même du saule incite à supposer que ce lieu-dit se situait plutôt dans la vallée de l’Hyères, au pied de l’éminence où les Romains avaient jadis établi le chef-lieu de la civitas des Osismes. Peut-on pousser plus loin encore la conjecture et supposer que le Vorgium primitif devait son existence à quelque point de passage sur la rivière, dans un environnement très boisé dont précisément le distinguait le caractère « aquatique » de l’essence à laquelle il avait emprunté son nom ? Comme à Vouziers (Ardennes), nous aurions alors à faire à « un habitat parmi les arbres », pour reprendre la poétique et cependant précise formule de J. Chaurand (Nouvelle Revue d’Onomastique, n° 29-30, 1997, p. 169-174).
II
Le nom de Fanomartis, qui figure sur la Tabula Peutingeriana — copie médiévale d’une sorte de « carte routière » dressée vers 350 — ainsi que dans l’Itinéraire d’Antonin, rédigé à la charnière des IIIe-IVe siècles, a été attribué sans preuve à l’édifice religieux dont les impressionnants vestiges se voient encore au lieu-dit le Haut-Bécherel en Corseul et, de l’avis de nombreux membres de la communauté scientifique, aurait également désigné le chef-lieu de la civitas des Coriosolites. Pourtant, cette hypothèse n’est pas sans soulever de nombreuses objections et, en particulier, comme l’écrivent P. Henry et N. Mathieu, il faudrait être sûr « qu’à l’époque de la conception de la carte, c’est le temple ou le sanctuaire qui identifiait l’agglomération » ; or, « il n’y a pas d’exemple en Gaule de cité qui ait été nommée par un nom d’édifice associé à celui d’un dieu » (ABPO, t. 110 (2003), n° 3, p. 11, n. 19). Ce qu’il est possible d’affirmer, c’est que ce *Fanum Martis était situé sur une voie qui reliait Condate à Reginca et que, doublet du toponyme attaché à un castellum du Bas-Empire dont le nom de l’actuelle commune de Famars (Pas-de-Calais) a gardé le souvenir, il témoigne, à l’instar des dédicaces riedones et du surnom des soldats de la garnison d’Alet, de l’importance du culte de Mars dans la région comprise entre Rennes et la Rance pendant toute la période impériale ; mais la localisation de ce temple au Haut-Bécherel n’est nullement acquise et, à l’instar du toponyme Reginca dont L. Langouët et G. Souillet ont montré qu’il fallait le rapporter à quelque lieu situé à l’embouchure de la Rance, le Fanomartis armoricain est sans doute à rechercher à quelque carrefour routier dans les parages des actuelles communes de Baguer-Morvan, Baguer-Pican et Epiniac où l’archéologie et l’onomastique convergent pour indiquer l’existence d’implantations antiques encore méconnues.
Quant au temple lui-même, sa localisation sur une éminence ne doit pas occulter la présence proche en contrebas d’une source sacrée. Il s’agissait probablement d’un même ensemble cultuel qui d’ailleurs devait connaître, après la christianisation, un prolongement sous cette forme combinée : en effet, la source aussi bien que les vestiges de la cella étaient associés au Moyen Âge dans une même dédicace à saint Turiau ; mais les différentes vitae de ce dernier ne rapportent aucun épisode situé à Corseul ou dans sa région immédiate. En revanche, les miracula de saint Magloire composés au IXe siècle contiennent le récit de la destruction d’un temple païen situé sur une hauteur, afin de pouvoir en récupérer les matériaux nécessaires à la construction du monastère de Léhon. L’identification avec le temple du Haut-Bécherel, proposée par A. de la Borderie et récemment réaffirmée par le regretté F. Kerlouégan (à qui nous empruntons la traduction ci-après) est encore renforcée par l’hagiographe qui rapporte, au témoignage de certains, « qu’il y avait eu là un palais ou une chambre royale, où la fille d’un roi très puissant, qui avait construit l’édifice alors qu’elle était déjà nubile, avait été unie il y avait très longtemps à un très noble prétendant » (alii regalem aulam vel thalamum fuisse, in quo filia regis potentissimi, qui illam construxit quando erat jam nubilis, nobilissimo proco antiquitus juncta fuerat, referebant) : on peut sans peine reconnaître ici une strate ancienne de l’anecdote qui figure dans la Chanson d’Aiquin où la femme d’Ohès roi et (pseudo)éponyme de Carhaix est présentée comme la fille de Corsout, dans une logique de « personnification » des anciennes civitates de la péninsule armoricaine.
La ou les divinités honorées dans cet ensemble cultuel ne sont pas connues ; mais, à l’inverse de Mars pour lequel on ne dispose d’aucune évidence documentaire locale, sinon « forgée » du moins sur-interprétée, la dédicace avérée à (D)sirona qui figure dans une inscription sur un autel votif coriosolite, fait unique dans l’Ouest de la Gaule, incite à penser que cette déesse, associée en général au jaillissement d’eaux salutaires, devait faire l’objet d’un culte à la source sacrée. Or, comme l’a fait remarquer naguère P. Quentel —dans un article très dense mais méconnu (« Les Saxons et l’émigration bretonne », Questions d'histoire de Bretagne : Actes du 107e congrès national des sociétés savantes, Brest, 1982, section de philologie et d'histoire jusqu'à 1610, vol. 2, Paris , 1984, p. 117-130) où cet auteur, rejetant lui aussi l’identité entre Corseul et Fanomartis, proposait à la place de ce dernier Grannona in litore Saxonico, qui avait jusqu’alors résisté à toutes les tentatives d’identification— Sirona est le plus souvent attestée comme la parèdre de l’Apollon gaulois, Grannos, également dieu des eaux thermales, dont le nom se retrouve dans celui de Grannona et dont le culte n’était sans doute pas inconnu à Corseul : ainsi J.-Y. Eveillard indique-t-il que la statue dont on a retrouvé une partie au village de la Fresnais en 1991 pouvait représenter Apollon ; même s’il s’agit d’une posture fréquente dans la statuaire de la Gaule romaine, la position de hanchement (la jambe gauche infléchie derrière la jambe droite) qui caractérise la statue de Corseul suggère un rapprochement avec la représentation qui, à Luxeuil, figure sur le bas-relief d’un autel dédié à Apollon et Sirona (Apollini et Sironae).
Le nom du Haut-Bécherel, autrefois Petit-Bécherel, est celui de l’un des deux villages situés à proximité du temple ; l’autre est appelé le Haut-Tribut, qu’il convient peut-être, sous réserve que les formes anciennes de ce nom n’infirment pas cette hypothèse, de rapprocher des aspects fiscaux de la politique impériale et qui constituerait ainsi un véritable « marqueur » de l’acceptation de l’impôt romain par la communauté coriosolite. On fait généralement dériver Bécherel du norrois bekkr, « ruisseau » ; mais il peut être tout aussi bien issu du saxo-frison beki (< baki), dont le sens est le même : dans les deux cas, il est intéressant de noter que c’est la dimension aquatique de l’ensemble cultuel qui a retenu l’attention de ceux qui lui ont donné ce nom. Cependant, si l’on privilégie l’origine saxo-frisonne, on peut ainsi éclairer le fragment d’annales rapporté par l’auteur de la seconde vita de saint Mélar, qui évoque la dévastation de la Cornouaille par les Frisons et le duc (de) Corseul (post desolationem Frixonum et Corsoldi ducis, nostram audiens desertam Cornugalliam, etc.).
Onomastique et hagiographie font ici écho à l’hypothèse de P. Quentel : Grannona, sanctuaire du dieu Grannos et devenu l’un des sites stratégiques du dispositif militaire du litus saxonicus, n’est autre que Corseul, qui fut au bas Empire la résidence d’un « chef » de troupes saxo-frisonnes. Ajoutons que la capitale des Coriosolites avait peut-être conservé de son passé une structure multipolaire, qui pourrait expliquer la dispersion de ses attributions, religieuses et fiscales au Haut-Bécherel, civiles et commerciales à Corseul, militaires enfin à Quévert (6 km) ou à Léhon (10 km).

© André-Yves Bourgès 2010

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