"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

29 mars 2006

Antécédents familiaux d’Yves de Kermartin : un lignage d’origine cornouaillaise ?


     Un exemple, lié à l’étude d’un point de détail, à savoir les antécédents familiaux d’Yves de Kermartin, illustre l’apport de sciences auxiliaires, comme l’onomastique, la généalogie et la prosopographie, à l’histoire et ouvre en outre des perspectives nouvelles sur la « conscience de classe » du futur saint.

     Une lecture attentive des formes du nom du grand père d’Yves de Kermartin, telles qu’elles sont conservées dans les différents documents, permet en effet de restituer avec une assez grande certitude cet anthroponyme encore discuté : il s’agit du nom Canevet, du vieux-breton kad, « combat », et nemet, « bois (sacré) »[1]. Quant au fief de Kermartin, qui relevait de la seigneurie des évêques de Tréguier, il faisait vraisemblablement partie à l’origine, en même temps que les terres de Crec’hmartin et Traon-Martin, situées à proximité, de la mense épiscopale ; le toponyme semble d’ailleurs avoir été formé avec le nom d’un prélat qui occupait le siège épiscopal dans le troisième quart du XIe siècle. L’ensemble était compris dans les limites du minihi, ancienne circonscription d’origine monastique qui couvrait la totalité du territoire paroissial de Tréguier : à plusieurs reprises, il sera question au bas Moyen Âge de réduire ce minihi, lequel bénéficiait d’une complète immunité, au seul périmètre immédiat de la cathédrale ; mais c’est bien le contraire qui s’est passé avec l’extension de l’immunité sur quatre lieues, privilège exorbitant dont se plaignait le duc en 1430[2].


     Au delà de son origine indiscutablement bretonne, Canevet est un anthroponyme qui paraît avoir été, à l’époque, surtout porté en basse Cornouaille, et plus précisément dans le Cap-Sizun : cette région était contrôlée par les seigneurs de Pont-Croix et par ceux du Juch[3], dynasties probablement issues du même lignage[4]. Or, nous savons que, parmi les séides d’Olivier de la Roche-Derrien qui s’emparèrent de Tréguier en 1228 et installèrent sur place un antiévêque à la place du prélat légitime, Etienne[5], figuraient des Cornouaillais, notamment les fils d’un certain Quemarec de Landanet[6], dont le château constituait l’un des postes avancés de celui du Juch[7] ; nous savons aussi les relations étroites entretenues par Yves de Kermartin avec la famille de Rostrenen[8], unie à celles de Pestivien et de Lanmeur dans une commune parenté[9], qui s’étendait au lignage des seigneurs de Pont-Croix et du Juch[10] ; nous savons enfin que le seigneur de Kermartin jouait, malgré l’exiguïté de son fief, un rôle primordial lors de l’entrée solennelle de l’évêque de Tréguier dans sa cathédrale[11], privilège obtenu peut-être lors de l’installation de l’antiévêque Pierre et qui n’avait pas remis en cause par la suite.


     Ce début d’enquête sur les connections généalogiques qui, bien au delà de Tréguier et du Trégor, rattachaient probablement Yves de Kermartin à l’ensemble de l’aristocratie bretonne, renforce l’hypothèse développée par J.-C. Cassard d’une « rupture non consommée » du futur saint avec son milieu[12]. En outre, cette origine cornouaillaise, si elle était avérée, permettrait de rendre compte de l’attachement particulier que témoignait Yves de Kermartin à saint Ronan et à saint Teilo, l’un et l’autre honorés à proximité de la région concernée, le premier à Locronan et l’autre à Plogonnec.




     ©André-Yves Bourgès 2009




[1]
A.-Y. Bourgès, « Qui fut le grand père de saint Yves ? », dans Trégor, mémoire vivante, n° 3 (2nd semestre 1992), p. 32-34.

[2]
B. Pocquet du Haut-Jussé, Les papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un État, 2e édition, Spézet, 2000, p. 374.

[3]
G. Le Moigne, « La baronnie du Juch », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 126 (1997), p. 375-402. La généalogie de la famille du Juch qui figure aux pages 375-384 de ce très intéressant article ne présente pas hélas toutes les garanties de sûreté, d’autant qu’elle reprend, pour les degrés les plus anciens, des traditions depuis longtemps écartées.

[4]
Ibidem, p. 392-394.

[5]
B. Pocquet du Haut-Jussé, Les papes et les ducs de Bretagne…, p. 89 : Pierre, qualifié évêque de Tréguier, est témoin cette année là d’une transaction passée entre les religieuses de Saint-Georges de Rennes et le chevalier Derrien.

[6]
Registres de Grégoire IX (1227-1241), publiés par L. Auvray, t. 1, Paris, 1896, col. 479-481 (29 janvier 1232).

[7]
G. Le Moigne, « La baronnie du Juch », p. 394.

[8]
Monuments originaux de l’histoire de saint Yves, p. 71 : Yves de Kermartin avait obtenu de Pierre, seigneur de Rostrenen la mise en coupe réglée de sa forêt du Freau pour la restauration de la cathédrale de Tréguier ; p. 18 : Jean de Pestivien indique que sa mère, Constance de Rostrenen, avait pour confesseur le futur saint.

[9]
Ibidem, p. 20 : Constance de Rostrenen, sœur de Pierre de Rostrenen, était la mère de Jean, Tiphaine, Plézou et Bienvenue de Pestivien. La mère de Pierre de Lanmeur était Tiphaine de Rostrenen, peut-être une sœur de Pierre et de Constance : bien que cette précision figure dans une généalogie douteuse établie au XVIIe siècle (ms Rennes, ADIV, 23 J 54, p. 111), il n’y a pas lieu de la rejeter, car elle répond au critère de gratuité de la critique historique moderne.

[10]
Dans un acte passé le 27 octobre 1162, publié par H. Bourde de la Rogerie, « Le prieuré de Saint-Tutuarn ou de l’île Tristan », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 32 (1905), p. 252-253, les différents membres de ce lignage sont présentés comme les héritiers de la terre de Lanpluilan (aujourd’hui le village de Poulhan dans la commune de Poullan-sur-mer), qui était à l’origine de conflits familiaux et dont ils préférèrent en conséquence transporter la propriété à l’abbaye de Marmoutiers ; plusieurs d’entre eux, dont un certain Canevet, fils de Guiguen, figuraient déjà en qualité de témoins dans un acte donné le 15 août de la même année par le duc Conan IV en faveur des moines de Quimperlé : dom P. Le Duc, Histoire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, publiée par R.-F. Le Men, Quimperlé, 1863, p. 600 [pièce justificative n° 21]. En juillet 1254, la terre de Poulhan faisait l’objet d’une contestation entre l’abbaye de Marmoutiers d’une part, Geoffroy de Rostrenen, Tanguy de Ry, la dame du Juch et Sinquin [de Pont-Croix], d’autre part, qui en revendiquaient la propriété ; mais dès janvier 1255, Havoise, dame du Juch, ainsi que Geoffroy de Rostrenen et Tanguy de Ry renoncèrent à leurs prétentions : H. Bourde de la Rogerie, art. cit., p. 256-257 et 335-337. Geoffroy de Rostrenen était le frère de Pierre, Constance et probablement de Tiphaine ; il faut ajouter le nom de Plézou de Rostrenen, mariée à Hervé du Pont[-l’Abbé] : Th. Jégou du Laz, Essai d’histoire sur la baronnie de Rostrenen, Vannes, 1892, p. 9.

[11]
Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l'histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, t. 2, Paris, 1744, col. 858-859.

[12]
J.-C. Cassard, Saint Yves de Tréguier, un saint du XIIIe siècle, Paris, 1992, p. 63-65.

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