"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

21 mai 2023

Patern dans la tradition hagiographique bretonne (transcription des extraits de la vita Paterni contenus dans deux manuscrits régionaux ; révision des textes)

[Après la première publication de cette notule, nous avons bénéficié des remarques et corrections de M. Olivier Desbordes sur notre transcription du manuscrit désigné A dans l’annexe ci-dessous ; nous avons en conséquence procédé à une révision du texte concerné].

La vita de Patern [BHL 6480], conservée dans le manuscrit Londres, British Library, Cotton, Vespasian A XIV (f. 77v-81v)[1], était également connue en Bretagne à la fin du XVe siècle, comme en témoignent les extraits qui figurent dans deux manuscrits régionaux datant de cette époque : le fragment le plus long, qui débute avec la naissance du saint, s’interrompt brutalement à l’époque de son retour au Pays de Galles, après un séjour en Irlande[2] ; les trois autres extraits, beaucoup plus courts, mentionnent le nom du roi Mailgun et surtout celui du roi Caradoc Brechbras[3], personnage qui apparait également dans un sermon composé à Vannes au début du XIIIe siècle[4]. Ce dernier texte, qui donne la liste des reliques conservées à l’époque dans la cathédrale du lieu[5], se révèle d’ailleurs entièrement tributaire de la vita de Patern, s’agissant plus particulièrement des circonstances supposées de la fondation du siège épiscopal[6] ; on notera en revanche qu’Arthur, héros d’une anecdote dans laquelle il joue un rôle au reste assez pitoyable, est absent de ces extraits : peut-être l’indice que le personnage n’a pas connu sur place à l’époque, comme l’a fait remarquer naguère Joseph Rio dans son ouvrage sur les mythes fondateurs de la Bretagne[7], le succès que certains par la suite ont été tentés de lui attribuer ?

On peut également observer que, malgré la présence de cet épisode arthurien, la vita de Patern a toujours été un peu délaissée tant par les historiens que par les hagiologues, sans doute parce que cet ouvrage se situe aux confins de l’intérêt respectif des chercheurs bretons et de leurs homologues gallois. Nous avons théoriquement affaire à la biographie d’un prélat dont l’historicité est avérée, puisque nous disposons d’un témoignage officiel sur sa consécration en tant qu’évêque de Vannes vers 465 : un prélat dont l’environnement s’avère clairement gallo-romain, à l’époque d’une reprise en main religieuse de la province de Troisième Lyonnaise par le métropolitain de Tours[8] ; mais sa vita, qui le confond avec un certain Padarn gallois, apparaît avant tout comme un patchwork de traditions disparates appartenant à la Bretagne d’une part, au Pays de Galles de l’autre, traditions qu’il est en conséquence assez difficile de démêler. En outre, il semble que l’hagiographe, à moins qu’il ne s’agisse d’une influence entièrement distincte, a pu être également inspiré par l’ouvrage de Venance Fortunat sur Pair d’Avranches [BHL 6477], comme on peut le voir par exemple chez les chanoines de Léon qui, au tournant des XVe-XVIe siècles, ont compilé et abrégé de nombreuses vitae de saints destinées au premier bréviaire imprimé du diocèse (1516)[9]. Bref, « comme les bases historiques de tous ces récits sur Patern et Padarn sont très incertaines, il vaut mieux les étudier en tant que thèmes littéraires », écrivait jadis Léon Fleuriot [10], lequel était pourtant enclin, comme Hubert Guillotel lui en fit la critique[11], à accorder une confiance parfois excessive à la dimension historique souvent revendiquée par les textes hagiographiques.

*

Notre transcription ci-dessous a conservé l’orthographe des manuscrits, les abréviations étant résolues. La ponctuation est de notre responsabilité, mais s’appuie, le cas échéant, sur les indications qui figurent dans les manuscrits. Le découpage en pages ou en folios a été signalé. A l’instar de nos précédents travaux en la matière[12], notre édition n’est pas une édition diplomatique, dont nous laissons le soin à un autre chercheur. M. Olivier Desbordes[13], que nous remercions bien vivement, nous a suggéré des corrections à opérer dans notre transcription du texte ci-dessous désigné A : plusieurs d’entre elles découlent de divergences dans la résolution des abréviations ; les autres sont destinées à corriger, d’une part de stupides erreurs d’inattention provoquées par Titivillus[14], d’autre part des fautes de lecture qui rendent la langue parfois « hésitante, voire raboteuse ». Nous gardons cependant l’entière responsabilité de cette transcription et toute éventuelle nouvelle bévue doit être considérée comme étant de notre fait.

 

 A

 Ms Paris, BnF, lat. 1148[15]

 

(f. 22r) De sancto Paterno episcopo Venetensi. Lectio Ia.

Sanctus Paternus episcopus, qui terrenam hereditatem derelinquens ac exilium visitans, summum regni celestis fieri heredem atque civem concupivit. Qui gente quidem Armoricus fuit parentibus autem no- (f. 22v) -bilibus ortus est, Petranno scilicet patre, matre vero Guenn[16]. Qui uno conventu, ut fertur, genuerunt sanctum Paternum. Postea autem se sempiterno Dei servicio dedicaverunt. Nam Petrannus illico id est Lidanletiam[17] deserens, Hyberniam expetivit. Gracior itaque aparuit nativitas sancti Paterni, per quam pater ejus sanctus effectus et mater famula Christi effecta est religiosam vitam in eternum ducens. Tu autem.

Lectio secunda. Convenienti igitur ordine a Deo previsum est ut, sicut Christus de summo patre deus de deo lumen de lumine ortus est, ita Paternus sanctus ex sanctis parentibus nasceretur. Ilico enim ut natus est illi Christum sequi elegerunt. At Paternus mox ut sensit aliquit racionale in mundo interrogat matrem, cum qua derelictus fuerat, quem patrem habuisset, utrum viveret an non et, si viveret, ubi erat et cur alibi moreretur, (f. 23r) ac non pocius in propria hereditate mansitaret.

Lectio IIIa. Cui lacrimando mater respondit : « Pater tuus quidem vivit et plus Deo quam mundo perrexit autem hinc usque Hyberniam, ubi jejunat, vigilat, orat, miseretur, dormit in spiachia[18], genuflectit alto Domino quot noctibus quotque diebus ». Tunc adolescens, spiritu sancto desuper flante confortatus, ait : « quo ergo meliore modo potest filius vivere quam boni patris imitacione.

Lectio IIIIa. Nam si rex sit pater illius illum imitari in regimine apetit filius. Itaque moriar, si non assequuar patrem meum per semitas quas elegit ». In illo tempore chorus ecclesiasticus monachorum, Letiam deserens, Britannie meditabantur oras apetere. Nam, sicut hyemale alvearium arridente vere animos extollens et augende proli prudenter instans, aliud primum precipuumque foras emittit examen, (f. 23v) ut alibi mellificet. Ita Letia, acrescente serenitate religionis catervas sanctorum ad originem unde exierunt, transmittit sub ducibus Cuilan[19], Cathman[20], Tethocho[21].

Lectio Va. At Letia provocatus fama sanctus Paternus duxit secum ceteris in exilium, non segnior sermonibus, sed quanto junior tanto fervencior in laborando, etatem suam religiosis moribus transcendebat. Itaque conveniunt omnes chori ad transnavigandum Britanniam unanimiter petentes ; mox Paternus quartus choertis efficit dux, non postulacione Paterni, sed consobrinorum ejus Cathman et Thethocho.

Lectio sexta. Videntes enim illum properare ad culmen perfectionis, constituerunt abbatem dicentes : « Quia Dominus te preesse fecit in moribus, oportet ut preesse debeas populis ad exemplum vite melioris ». Igitur prospero navigio, supradicti clerici cum suis du- (f. 24r) -cibus oras Britannie insule tenent. Paternum autem sequuntur octingenti quadraginta et octo monachi ; cum quibus pred.[22] vir locum mansionis in ecclesia cognomento Maritiana[23] accepit, ubi postea miraculo claruit honesto.

Lectio VIIa. Edificavit igitur ibi monasterium, atque prefatos socios sub equonomo et preposito atque decano regulariter vivere constituit. Ac deinde naturalem desiderans visitare patrem, licenciam a fratribus accepit, data que benedictione et accepta, ad Hyberniam navigat, patrem visitat, invicem se salutant, gratias summo Christo agunt. Et tandem simul consedent et de celestis patrie gaudiis sermocinantur.

VIIIa. Eo tempore reges duarum provinciarum in Hyberniam discordantes, vastaciones ab utrisque oriuntur, capiuntur prede, domus cremantur, consurgunt bella, cadunt fortes, terra ad intericionem (f. 24v) et sollicitudinem[24] redigitur. Tandem misericors arbiter orbis solita providencia, causam insperate pacis, ad episcopum cujusdam per angelum suum mandat ut utriusque exercitus reges quendam virum nuper ex Britannia venientem requirant et quod Paternus vocaretur indicat. Et quod in ejus presencia discordantes ad pacis concordiam revocarentur promittit.

Lectio IXa. Extimplo legati mittuntur, Paternum honorifice convocant, exercitus convocantur, Paternum in medio statuunt. Gratia vultus ejus et sermonis dyabolica ars et discordia propelluntur, pax perpetua inter utrasque provincias confirmatur. Tunc omnes in communione Dominum in servo suo Paterno glorificant atque benedicunt. Et accepta ab eo benedicione cum gaudio ad propria pacifice redeunt. Interea sanctus Paternus immi (f. 25r) -tator  fratres quos in Britanniam relinquerat in memoriam reducit, benedictionem a patre expetit, valedicit patri, Britanniam adiit, fratres incolumes ut relinquerat invenit.

 

 

B

 

Ms Rennes, Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine, 1F 1003[25]

 

(p. 180) De sancto Paterno

Malagonus[26], rex borealium Britonum, australes Britones debellando subjicere vollens…

In diebus illis rex Caradocus cognomento Brechbras, quod latine dicitur lacerti grossi, transgrediens terminos patrum suorum insulam totius Britanie suo subjugatur imperio, mare etiam britannicam transsiens, ad Letaviam venit et simili modo eam subjecit[27].

Qui reversus ad insulam, misit in Britanniam sanctum Paternum quem Venetenses in suum principem postularent et obtinuerunt. Ipse vero Paternus postmodum postulavit aulam regis Karadoci in medio urbe Venetensis, quod et obtinuit ecclesiamque dedicavit in honorem beati Petri appostolorum principis[28].

 

André-Yves Bourgès



[1] Les folios concernés appartiennent à la partie datée de la seconde moitié du XIIe siècle de ce manuscrit composite. Un digest de la vita figure dans un autre manuscrit du fonds Cotton, Tiberius E I/1 (f. 95v-97r) de la seconde moitié du XIVe siècle, hélas fortement endommagé lors de l’incendie de 1731 ; mais le texte en avait été publié avec de nombreux autres abrégés de vitae par Wykyn de Worde en 1516 sous le nom de John Capgrave [BHL 6481]: il s’agit en fait de la collection compilée par John de Tynemouth vers 1325, laquelle a fait l’objet d’une nouvelle édition par Carl Horstman, Nova Legenda Anglie, Oxford, 2 vol., 1901.

[4] Ms Paris, BnF, lat. 9093 (n° 13), f. 17. Il s’agit d’une transcription du XVe siècle.

[5] Ce sermon attend toujours son éditeur ; l’essentiel a été repris par Paul Peyron dans son édition de l’ouvrage d’Albert Le Grand, Les Vies des Saints de la Bretagne Armorique, Quimper-Brest-Paris-Rennes, 1901, p. 108*, n. 1. On dispose de deux autres listes des reliques concernées : l’une a été dressée par Joseph-Marie Le Mené, « Les reliques de la cathédrale de Vannes », Bulletin de la Société polymathique du Morbihan, année 1888, p. 4-29, l’autre par Jean-Luc. Deuffic, « L’exode des corps saints hors de Bretagne : des reliques au culte liturgique », Reliques et sainteté dans l’espace médiéval (= PECIA, Ressources en médiévistique, vol. 8-11), Saint-Denis, 2006, p. 420-423 ; mais ce dernier auteur prévient honnêtement que son étude « est essentiellement tirée » de celle de l’abbé Le Mené. Voir également notre notule intitulée « La Bretagne et les Mérovingiens : le témoignage de la Descriptio reliquiarum de la cathédrale de Vannes ? », Hagio-historiographie médiévale (novembre 2009), https://www.academia.edu/6660833.

[6] Ferdinand. Lot, « Caradoc et saint Patern », Romania, t. 28 (1899), p. 568-569.

[7] Joseph Rio, Mythes fondateurs de la Bretagne, Rennes, 2000, p. 134-142.

[8] André-Yves Bourgès, « Corseul, Carhaix et l'activité métropolitaine de Perpetuus de Tours : archéologie, liturgie et canons conciliaires (Ve siècle) », Britannia monastica, n° 16 (2012), p. 11-39.

[9] Arthur de la Borderie, Saint Patern, premier évêque de Vannes, sa légende et son histoire, Vannes, 1892, p. 23.

[10] Léon Fleuriot, Les origines de la Bretagne, Paris, 1980, p. 283.

[11] Hubert Guillotel, « Léon Fleuriot, Les origines de la Bretagne », Mémoires de la Société historique et archéologique de Bretagne, t. 58 (1981), p. 356 : « De façon générale l’accueil indulgent accordé à certains témoignages hagiographiques pourra surprendre ».

[12] A.-Y. Bourgès, Le dossier hagiographique de saint Mélar. Textes, traductions, commentaires, Lanmeur-Landévennec, 1997 (= Britannia monastica, n°5) ; Idem, Le dossier littéraire de saint Goëznou et la controverse sur la datation de la vita sancti Goeznovei, suivi en annexe de la vita de saint Ténénan, Morlaix, 2020.

[13] Maître de conférences honoraire (Langue et littérature latines) ; chercheur associé au CRAHAM (UMR 6273), Université de Caen Normandie.

[14] A.-Y. Bourgès, « Le rire de Titivillus. A propos de l’édition de la vita sancti Goeznovei », Variétés historiques (2022), https://www.academia.edu/71834166.

[15] Ce manuscrit est présenté comme un légendier de l’Église de Tréguier : l’un de ses possesseurs, le premier apparemment, Jean Loz, était d’ailleurs chanoine du lieu sensiblement à l’époque où le scribe a terminé son travail, à la charnière des XVe-XVIe siècles ; on peut même émettre l’hypothèse que cet ouvrage, qui, en fait, semble être resté à usage privé et personnel de ceux qui l’ont eu en leur possession, résulte d’un travail de compilation et de copie effectué par Jean Loz lui-même. Sur les dix-huit offices qu’il contient, quatorze sont ceux de saints bretons, dont plusieurs à fort tropisme trégorois (Tugdual, Yves, Ruilin, Gonéri, Efflam), sans compter David, protecteur du pays de Galles. Les possesseurs ultérieurs du manuscrit, à l’époque moderne, étaient des Meldois : on ne connaît pas les raisons de ce transfert.

[16] La mère de Patern porte le nom Guean dans le ms London, BL, Cotton, Vespasian A XIV, f. 77v. On peut supposer que le nom Guenn, qui est également celui de la mère de Guénolé, était plus familier au copiste.

[17] Sans doute le copiste a-t-il fusionné une glose brittonique de type Ledan ou Lidan avec le terme géographique qu’elle devait éclairer, à savoir Letia (< Letavia).

[18] In psiathico (ms Londres, BL, Cotton, Vespasian A XIV, f. 78r).

[20] Katman (Ibid.).

[21] Titechon (Ibid.).

[22] Sic pour predictus ?

[23] Mauritana (ms Londres, British Library, Cotton, Vespasian A XIV, f. 78r).

[24] Solitudinem (Ibidem).

[25] Ce manuscrit, que les Mauristes avaient intitulé Vetus collectio manuscripta ecclesiae Nannetensis est une sorte de « cahier de notes » d’un érudit breton de la seconde moitié du XVe siècle, qui constitue vraisemblablement un vestige de la collecte documentaire effectuée, sinon directement par Pierre Le Baud, du moins à son intention, par des correspondants locaux, dans le cadre de la préparation de la première version de ses Chroniques, vers 1480. Nous en avons parlé à plusieurs reprises dans notre édition mentionnée supra n. 12 de la vita Goeznovei à propos de ce dernier texte : voir en particulier p. 66-83. Compte tenu de la richesse et l’importance de son contenu, le manuscrit de Rennes mériterait amplement d’être édité.

[26] Mulgun (ms Londres, British Library, Cotton, Vespasian A XIV, f. 78v).

[27] Le ms de Londres contient pour sa part le texte suivant (f. 79v) :  In illis diebus Caradauc, cognomento Brecbras, trans terminos etiam Brittannie, regnum suum dilatavit ; et, ad Letaviam veniens, illam cepit imperio. Au-delà de variantes insignifiantes, comme on peut le constater, on notera que manque l’explication du nom Brechbras qui figure dans le manuscrit de Rennes.

[28] Ce passage est un résumé extrêmement bref et sec du long texte correspondant dans le ms de Londres (f. 79v-f. 80v). Peut-être faut-il y voir la main du scribe du ms de Rennes plutôt que celle du compilateur de la vita ?

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