"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

23 janvier 2011

De Bernard de Clairvaux à François d’Assise : l’itinéraire spirituel de l’hagiographe de saint Corentin


Malgré les efforts des meilleurs spécialistes d’hier et d’aujourd’hui, de Ferdinand Lot et François Duine à Bernard Merdrignac et Joseph-Claude Poulin, il reste encore beaucoup à faire pour identifier les sources auxquelles les hagiographes bretons ont puisé : loin de constituer le terrain d’une érudition qui tournerait en rond inutilement, comme on leur en fait quelquefois le reproche, ces recherches sont essentielles pour mieux connaître la formation intellectuelle et spirituelle des auteurs ainsi que l’atmosphère religieuse dans laquelle ils baignaient et sont souvent d’une grande utilité pour aider à déterminer l’époque où ils ont travaillé et à préciser les circonstances de la composition de leurs ouvrages.
A l’occasion de la réouverture du dossier hagiographique de Corentin, dont nous avons déjà traité à plusieurs reprises[1], un nouvel examen de la pièce présentée comme la vita du saint [BHL 1954][2] nous a permis de repérer un certain nombre d’emprunts textuels qui ont, semble-t-il, échappé jusqu’à maintenant à la vigilance des spécialistes et qu’il convient, comme nous allons le voir, de différencier des pratiques de centonisation scripturaire ou patristique, dont les hagiographes sont coutumiers.
En effet, ces emprunts ont été faits d’une part à l’un des sermons que Bernard de Clairvaux a consacrés à son ami Malachie[3] et dans la vita de ce dernier[4], d’autre part à une lettre d’Adam de Perseigne[5]. A Bernard, l’hagiographe a repris toute une partie de l’éloge de l’évêque, dont il oppose les vertus aux défauts des prélats de son temps[6] ; les quelques lignes démarquées de la lettre d’Adam de Perseigne prolongent la même critique et renvoient à ce que devrait être la disposition du cœur, de l’esprit et de l’âme de celui qui célèbre la consécration eucharistique[7].
Les emprunts de l’hagiographe de Corentin aux écrits de Bernard de Clairvaux et d’Adam de Perseigne permettent d’abaisser définitivement le terminus a quo de son texte à la seconde moitié du XIIe siècle, vraisemblablement après 1198, si l’on retient cette date pour l’époque de la rédaction de la lettre d’Adam de Perseigne. Ce terminus a quo s’accorde avec notre précédente hypothèse que la vita de Corentin a pu être composée aux années 1220-1235, pour répondre à deux objectifs principaux : le premier, d’ordre local, consistait pour l’évêque de Quimper à (ré)affirmer son autorité sur l’abbaye de Landévennec et, parallèlement, à mettre un terme à certaines prétentions des successeurs des abbés de l’ancien monastère de Loctudy, le seigneur du Pont et l’abbé de Rhuys. En ce qui concerne l’autre objectif, plus politique, il s’agissait pour le prélat d’apporter son soutien au duc dans le cadre du long conflit qui opposa celui-ci à son clergé et plus particulièrement aux autres évêques de Bretagne : dans ce contexte, l’utilisation adroite du réquisitoire de Bernard et des critiques d’Adam au travers d’une technique littéraire qui dépasse le simple ‘copié-collé’ renforce ce que nous avons dit précédemment du savoir faire de l’hagiographe et permet à ce dernier de donner du souffle à son propre éloge de Corentin. 
Mais, au-delà de ces aspects factuels, il nous semble que le recours aux écrits de Bernard de Clairvaux et d’Adam de Perseigne par l’hagiographe quimpérois - que tout désigne comme l’évêque du lieu, le « français » Rainaud (Rainaldus gallicus), qui fut le chancelier du duché sous Pierre de Dreux et qui, le seul de tous les évêques de Bretagne, n’entra pas en conflit avec le duc – peut apporter des indications précieuses sur la spiritualité de l’écrivain : si nous n’avons guère conservé de trace de l’action de Rainaud en faveur des abbayes cisterciennes de son diocèse, nous savons qu’il fut l’un des acteurs de la tentative de canonisation de Maurice de Carnoët ; nous sommes à cet égard tenté de reconnaître en Rainaud l’auteur d’une des deux vitae de ce dernier. Qui sait si le destinataire anonyme de la lettre d’Adam de Perseigne n’était pas Rainaud lui-même, à l’époque où il fréquentait la cour, probablement en qualité de membre de la chapelle royale, d’où il fut tiré pour accompagner Pierre de Dreux en Bretagne. Mais surtout, il nous semble que la précoce dévotion de l’évêque à l’égard de François d’Assise, dont il installa les disciples à Quimper vers 1232-1233, pourrait bien constituer l’aboutissement de son engagement dans une démarche spirituelle marquée par la pauvreté volontaire.

©André-Yves Bourgès 2011


[2] On se reportera, faute de mieux, à l’édition de Dom F. Plaine, dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 13 (1886), p. 118-153 (le texte latin figure sur les pages paires, une traduction assez libre sur les pages impaires).
[3] Sermo de sancto Malachia, § 2.
[4] Liber de vita et rebus gestis sancti Malachiae, Hiberniae episcopi, § 44.
[5] Epistolae, n° 21.
[6] Les passages concernés sont en caractères gras : Pater et pastor noster praesul Cornubiensis Chrorentinus, qui fuit pauper sibi, dives pauperibus, pater orphanorum, maritus viduarum, patronus oppressorum, adjutor pius miserorum, infirmis infirmus, bonus bonis flagellum malis, potentibus potens, superbis resistens, magister regum, servus servorum. Et videte qualiter episcopus iste diversus sit et divisus a quibusdam suis coepiscopis fratribus. Illi dominantur in clero ; iste, ex omnibus liber, omnium se servum fecit. Illi felices se esse credunt, si dilatarunt terminos, praedia, possessiones ; iste in dilatanda studuit charitate. Illi congregant in horrea et dolia replent, unde onerant mensas ; iste collegit in eremos et solitudines, unde impleret coelos. Illi, cum accipiunt decimas, primitias, oblationes, insuper et de Caesaris beneficio telonea et tributa et alios redditus, solliciti sunt nihilominus horum habere curam; iste horum nihil habens, nec de crastino cogitans, multos locupletavit de promptuario fidei. Illi pompis phaleratorum equorum et pretiosarum vestium delectantur ; iste nihil horum appetens, magis intendit pompae atque magnifico apparatui Ecclesiae Dei et altaris et indumentorum sacerdotalium ut possit dicere : “Domine, dilexi decorem domus tuae et locum habitationis gloriae tuae”. Illi pluribus ferculis impinguantur ; iste magis abstinentia voluit macerari. Illi vasa argentea et aurea jactanter affectant ; iste autem, pauper spiritu, super aurum et topazion zelavit et docuit paupertatem, sciens quia “pauperum est regnum coelorum“. Illi palatia erigunt, thesauros congregant ; iste dispersit, dedit pauperibus. Illi potentes et tyrannos timent et honorant ; iste eos redarguit et punivit. Illi occasiones quaerunt quibus subditos gravent et extorqueant ; iste benignus et clemens dignis dignos donavit beneficiis (vita Corentini, édition Plaine, p. 118 et 120, Prologus).
[7]Les passages concernés sont en caractères gras : Cui, immolando Agnum, nec defuit renibus castitatis cinctorium, nec manibus fidei baculus, nec pedibus exemplorum calceamentum sanctorum, nec comedenti in poenitentia lactuca agrestis amaritudinis. Et cum sacerdotes nostri temporis plus current nummos quam animas, plus oves quam mores, plus canes quam pauperes, etc. (vita Corentini, édition Plaine, p. 136, § 9).

08 janvier 2011

Ad cellam quandam recessi, scolis more solito vaccaturus


Un point de détail non encore tranché de l’existence d’Abélard peut recevoir une solution qui, si elle était acceptée, ouvrirait sans doute des perspectives dépassant assez largement le cadre de la simple controverse érudite que ce point de détail a suscitée jusqu’à aujourd’hui.
Après l’épisode calamiteux de sa castration, Abélard raconte, dans l’histoire de ses malheurs, que, suite à ses critiques des turpitudes des moines de l’abbaye de Saint-Denis où il avait trouvé refuge, l’abbé et les religieux saisirent l’opportunité de l’écarter en l’encourageant à reprendre son enseignement : « fort heureux de la demande constante journalière de mes disciples, ils profitèrent de l'occasion pour m'éloigner d’eux [les moines]. Pressé vigoureusement par leur demande constante [celle des disciples], cédant à l'intervention de l'abbé et des frères, je me retirai dans une certaine cella, pour me consacrer comme à mon habitude aux écoles ; à celles-ci afflua une telle multitude d’écoliers, que le lieu ne suffisait pas à leur hébergement, ni la terre à leur nourriture » (Qui ad cotidianam discipulorum nostrorum instantiam maxime gavisi occasionem nacti sunt, qua me a se removerent. Diu itaque illis instantibus atque importune pulsantibus, abbate quoque nostro et fratribus intervenientibus, ad cellam quandam recessi, scolis more solito vaccaturus. Ad quas quidem tanta scolarium multitudo confluxit, ut nec locus ospitiis nec terra sufficeret alimentis).
Une tradition historiographique séculaire a localisé la cella occupée par Abélard dans la petite commune de Maisoncelles-en-Brie, à une cinquantaine de kilomètres de Saint-Denis ; mais, récemment, M. Wilmart a remis en cause cette identification, en évoquant à cette occasion le risque de « patrimonialisation d’une erreur historique ».
Même en tenant compte du caractère hyperbolique de la description de la foule des étudiants venus recueillir son enseignement, la cella où s’était retiré Abélard était donc une simple dépendance rurale que ses dimensions modestes ne prédisposaient pas à recevoir plus de quelques personnes. Plusieurs commentateurs ont supposé que cette cella était située à immédiate proximité de Paris, ce qui pourrait expliquer l’afflux estudiantin, tandis que J. Benton a pour sa part conjecturé qu’elle se trouvait plutôt du côté de Nogent-sur-Seine, où elle aurait ainsi préfiguré l’ermitage du Paraclet ; mais, un peu plus loin dans son autobiographie, Abélard explique comment, revenu à l’abbaye, il avait été contraint, à l’occasion d’un nouveau conflit avec l’abbé, de fuir le monastère jusqu’à la terre de Thibaud de Champagne, toute proche, là où il avait précédemment séjourné dans la cella en question (ad terram comitis Theobaldi proximam, ubi antea in cella moratus fueram, abscessi) : ainsi donc, le périmètre de recherche doit-il être restreint aux possessions dyonisiennes situées au plus près de l’abbaye, mais sur les terres relevant du comte de Champagne.
Pour notre part, nous sommes tenté de situer cette cella sur le territoire de Messy, aux confins meldois des terres relevant du roi, du comte de Champagne et de celui de Dammartin : l’histoire de cette possession de l’abbaye de Saint-Denis remonte à 775, date de sa donation au monastère par Charlemagne ; elle se prolonge tout au long du Moyen Âge, jalonnée de témoignages sur l’appartenance ‘féodale’ de cette terre à la Champagne, comme il se voit notamment dans les Documents relatifs au comté de Champagne et de Brie, 1172-1361, publiés par A. Longnon, puis sous l’Ancien régime, avant de connaître, au moment de la Révolution française, avec l’histoire du trésor de Saint-Denis, une dimension légendaire dont les derniers développements remontent à seulement quelques décennies.
Mais surtout, outre son appartenance champenoise et sa relative proximité géographique avec Saint-Denis (moins de trente kilomètres), la terre de Messy était au XIIe siècle aux mains de la famille Sanglier, elle-même membre du puissant ‘clan’ des Garlande, dont Abélard était le protégé et sans doute également l’‘agent’, comme l’a rappelé notamment M. Clanchy, à la suite des travaux de R.-H. Bautier : c’est dans ce contexte et dans cette perspective que notre hypothèse nous paraît devoir être examinée en vue de son infirmation ou de sa confirmation.
© André-Yves Bourgès 2011

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