"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

21 janvier 2017

Le dossier hagiographique de Conogan : Un témoignage sur la cour des seigneurs de Léon à la charnière des XIIe et XIIIe siècles ?

Aux dires du dominicain Albert Le Grand, auteur de la Vie des saincts de la Bretaigne armorique[1], l’hagiographie de Guénégan (recte : Conogan) pouvait se lire dans un « légendaire » (recte : légendier) conservé à l’église de Beuzit, près de Landerneau[2]. De l’église, il ne reste pratiquement plus aujourd’hui que le clocher et le légendier a depuis longtemps disparu ; mais l’on sait que l’histoire de Conogan était également connue d’un autre curieux d’hagiographie, le P. Jacques Bernard, jésuite, lequel a transmis vers 1624 les éléments qu’il avait collectés à Jacques Malbrancq[3], à qui les ont ensuite empruntés les Bollandistes[4].

Comme nous ignorons les libertés qu’Albert Le Grand a pu prendre avec son modèle disparu, – dont nous ne connaissons pas, au demeurant, l’époque de la composition –,  il convient en tout état de cause de conserver une distance critique à l’égard de sa paraphrase en français[5] ; du moins peut-on être assuré, par comparaison avec le texte de Malbrancq, que la trame générale du récit a été globalement respectée, en dépit des enjolivements attribués par les Bollandistes à l’imagination du dominicain[6]. De toute manière, Il n’est évidemment pas question de discuter de l’historicité de Conogan, laquelle est inaccessible, même si nous disposons d’un acte du cartulaire de Landévennec qui décrit comment le saint s’était « commandé », en même temps que ses biens, à Guénolé et était ainsi entré dans la dépendance de la vieille abbaye cornouaillaise[7]. L’acte, qu’il convient de considérer au point de vue diplomatique comme une notice, présente, tant sur la forme que sur le fond, de grandes similitudes avec celui qui, dans le même cartulaire, concerne un saint du nom de Morbret[8]. Ces deux notices, relatives à des possessions léonardes de Landévennec, ont donc sans doute été composées à la même date, – c’est-à-dire vraisemblablement celle de la compilation du cartulaire, vers le milieu du XIe siècle –, à partir du même formulaire[9] et probablement pour répondre à un même objectif, qui malheureusement nous échappe : en tout état de cause, il est intéressant de noter que, dans les deux cas, les possessions dont il s’agit sont entrées par la suite dans le temporel de l’abbaye Saint-Mathieu de Fine-Terre ; mais nous ignorons si celle-ci existait à cette époque. En outre, il faut noter que Conogan est cité avec Morbret, ainsi que Majan, dans la composition hagiographique sur Hoarvé, qui les présente comme trois abbés présents aux funérailles de ce dernier ; et, dans la vita de Goëznou, l’on retrouve à nouveau mentionnés « Hoarvé, Conogan et Majan et d’autres dont les noms sont écrits dans les cieux » (Hoarvei, Conagani et Majani et aliorum quorum nomina sunt in celiis scripta), – ce qui, dans les deux cas, témoigne d’un intérêt particulier de l’hagiographe pour notre saint.

Dans sa paraphrase, Albert Le Grand évoque notamment les origines familiales de Conogan, « cadet de la Maison de la Palüe, près de la ville de Landerneau » et ses père et mère « proches alliez du vicomte de Léon Guyomarc » : cette précision rend compte de l'alliance (vers 1460) d'Olivier, seigneur de La Palue et de Jeanne Guiomar, héritière de La Petite Palue, dont les familles prétendaient l'une et l'autre être issues des anciens vicomtes de Léon. L'époque de la mise au point de cette fable généalogique doit pouvoir être fixée avec assez de vraisemblance au premier quart du XVIe siècle, quand la seigneurie de La Palue fut apportée par son héritière, Françoise, petite-fille d’Olivier et Jeanne ci-dessus, à Troïlus de Montdragon. Pour ce personnage énigmatique[10], sans doute aventurier de haut-vol, dont au demeurant l’origine espagnole n’est pas assurée[11], affirmer sa parenté avec Conogan permettait de se hausser localement presqu’au même niveau que les Rohan, dont on connaît les prétentions à cousiner avec saint Mériadec du fait de leur supposée ascendance « conanique »[12]. Troïlus de Montdragon fut inhumé dans le choeur de l'église de Beuzit-Conogan et son magnifique tombeau, aujourd’hui conservé au musée départemental breton de Quimper, porte ses armoiries « et celles de La Palue, avec leurs alliances, Bretagne, Léon, Kerret, Du Lec'h, Guiomar, de Boutteville, de Tréziguidy et de Kergorlay »[13].

En revanche, à part de la fable généalogique, il n’est nullement exclu que la tradition, tout aussi légendaire, d’un séjour de Conogan à la cour de Léon puisse avoir une origine plus ancienne. Voici ce qu’écrit Albert Le Grand à ce sujet :
« Ce temps expiré [celui de ses études], il [Conogan] fut rappellé de ses parents qui en voulurent faire un homme du monde, et, à ceste fin, l’envoierent à la cour du Vicomte de Leon, pour estre de son train et maison : le saint jeune homme y trouva bien de la repugnance, son naturel et inclination ne le portant au bruit et au tracas de la Cour, neantmoins, pour ne contrister ses parents, il s’y en alla, et fut tres-bien receu dudit Seigneur de Leon. Il parut bien que Dieu, par une speciale disposition, avoit acheminé ce jeune homme à ceste cour, veu que, dans peu de temps, il la reforma de telle sorte, qu’elle sembloit plustost un Monastere bien reglé, que la cour d’un Prince seculier » [14].

Le partage territorial entre la lignée vicomtale et la branche cadette, dite des seigneurs de Léon, dans les dernières années du XIIe siècle, avait occasionné une véritable bipolarisation de l’espace léonard autour des deux nouvelles « capitales », respectivement Lesneven et Landerneau. Notons que, dès 1206, fonctionne dans cette dernière ville un embryon de chancellerie des seigneurs de Léon[15], même si ces derniers résident sans doute également à la Roche-Maurice et à la Forêt-Landerneau (Goëlet-Forest) ; notons au surplus que c’est peut-être cette concentration de châteaux dans la vallée de l’Elorn qui a provoqué « l’involution » rapide de celui de Landerneau[16]. L’ombre portée de ces différentes forteresses couvre un territoire dont le fleuve constitue l’axe et qui, depuis les conquêtes entreprises par les vicomtes de Léon au détriment de ceux de Cornouaille, s’étend également sur la rive sud, correspondant à l’horizon que Ténénan, d’après sa vita, pouvait embrasser du regard, depuis son ermitage de la Forêt-Landerneau[17]. L’implantation du culte de Conogan à Beuzit est attestée, comme on l’a vu, depuis le milieu du XIe siècle au moins : il pouvait donc être fort tentant pour un hagiographe contemporain du partage territorial dont nous avons parlé, d’intégrer à l’histoire de son héros le topos du séjour du saint à la cour du prince, en l’occurrence celle, récemment constituée, du seigneur de Léon, à Landerneau ; topos qui correspond à la situation vécue par de nombreux saints des temps mérovingiens, mais fortement réactualisée à l’époque féodale, et qui illustre la question de savoir si l’on peut réellement se sanctifier lorsque l’on vit au sein d’un tel réceptacle des passions séculières.

Plus tard, on voit qu’Albert Le Grand,  –  qui présente Conogan comme une sorte de réformateur post-tridentin et fixe à cinq années la durée de l’expérience mondaine du saint –, hésite quant à savoir s’il s’agissait de la cour de la branche cadette de Léon ou de celle de la branche vicomtale : à son époque, cette confusion était en effet soigneusement entretenue par les Rohan qui, pour être les héritiers à Landerneau des seigneurs de Léon, n’en revendiquaient pas moins également la part historico-légendaire du patrimoine vicomtal, afin d’enrichir encore leur mythologie familiale[18]. Au demeurant, la localisation de cet épisode, – pour autant qu’on admette qu’il figurait bien dans l’« hypothétitexte » dont s’est inspiré le dominicain – , ne laissera jamais d’être discutée : en effet, d’après la notice, déjà citée, du cartulaire de Landévennec, le second bien que Conogan avait donné en dicombit à cette abbaye s’appelait Lan Loesuc ; or, le village de Lannoazoc, – c’est la forme actuelle de ce toponyme, dans la commune de Ploudaniel  – , est situé à moins de huit kilomètres de Lesneven, capitale et principale résidence des vicomtes de Léon à la fin du XIIe siècle.

André-Yves Bourgès



[1] A. Le Grand, « La Vie de saint Guenegan, Evesque de Cornouaille Confesseur le 15 octobre », La vie des saincts de la Bretaigne armorique, 1e éd.,  Nantes, 1637, p. 363-365.
[2] Ibidem, p. 365.
[3] J. de Malbrancq, De Morinis et Morinorum rebus, t. 1, Tournai, 1639, p. 489-491.
[4] ASS, Oct., VII, p. 43.
[5] Le dernier état de la question, s’agissant du traitement des informations données par Albert Le Grand dans sa somme hagiographique, figure sous la plume de différents auteurs dans le numéro 18 (2016) de Britannia monastica consacré au dominicain.
[6] ASS, Oct., VII, p. 37-40 ; mais cette comparaison minutieuse, qui accable le dominicain, ne permet pas de conclure péremptoirement, car nous ne savons pas si le référentiel auquel est comparé le texte d’Albert Le Grand mérite la confiance que lui ont accordée les Bollandistes.
[7] R.-F. Le Men et E. Ernault [éd.], « Cartulaire de Landévennec », Mélanges historiques, t. 5, Paris, 1886 (Collection de documents inédits sur l’histoire de France), p. 569-570, acte n°41 : De tribv Lve Bvsitt cum suis terminis — Ista presens carta indicat, quod sanctus Conocanus confessor cum sancto Uuingualoeo habuit colloquium spiritale de salute animae, et postea commendavit se ipsum ei et omnia que habebat : scilicet totam illam possessiunculam quam a rege Hyliberto jamdudum prisco tempore sibi in dicumbitione aeterna acceperat cum omni debito et decima et omnibus ei apendiciis super flumen Helorn, sicut divisio illius possessionis declarat per circuitum a meridie ultra predictum flumen. Ab aquilone apprehendit aliam possessiunculam, quae dicitur Langurdeluu, et totum usque ad illam ab oriente ultra rivulum nomine Pene usque ad visionem claustri Sancti Huardon, ab occidente ultra rivulum, super quem monachi, postquam adduxerunt per claustra, fecerunt sibi molendinum. Istum pactum ita affirmaverunt sanctus Uuingualoeus et sanctus Conocanus in eodem loco, ut ibidem semper esset coadunatio fratrum spiritalium, quantum sufficeret secundum possibilitatem loci, sicut postularet tempus aut res sub cura et precepto abbatis monasterii Sancti Uuingualoei perpetualiter. Sanctus itaque Conocanus, confessor Domini fidelissimus, monasterium suum construxit aedificationibus, officinis, claustris, munitionibus largis aeternaliter sine aliquo herede infra omnes munitiones neque intus omnia claustra.
Lan Loesuc cum omni debito, excepta tercia parte decime, in dicumbitione perpetua cum tributum est tres solidos per singulos annos ; Caer Scauuen, Machoer Pull Bud Mael.
[8] Ibidem, p. 568, acte n°39 : De tribu Lanrivvoroe — Haec descriptio declarat, quod sanctus Morbretus habuit colloquium aput Sanctum Uuingualoeum, cui et se ipsum et beneficium, quod eidem sancto Morbreto dedit Evenus comes, qui dictus est magnus, et omnia quae habuit perpetualiter, ut illum aput Deum haberet intercessorem, commendavit, quia illius nomen illis diebus caelebre habebatur. Quod beneficium dicitur Lan Riuuole eum omni debito et decima et omnibus ei apendiciis : Languenoc, hereditas sancti Uuenhaeli, qui primus post sanctum Uuingualoeum abbas fuit ; Lan Decheuc, Caer Tan, Ran Maes, Caer Galueu, super flumen Helorn. Anno DCCCCti.L.V. incarnationis Domini nostri Jhesu Christi, epacte XXV, indictiones III, concurrentes VII, terminus paschalis IIIIto idus aprilis, in VIIa feria pridie kal.aprilis, luna IIIIa, annus embolismus.
[9] L’expression colloquium spiritale pourrait avoir été empruntée à Bède. –  Commendare se ipsum et commendare beneficium appartiennent au langage juridique : ces expressions sont utilisées aussi bien dans le domaine ecclésiastique que dans le domaine laïque. – In dicumbitione (aeterna ou perpetua) est le calque latin du vieux-breton dicombit, qui signifie « en toute propriété ».
[10] E. Carillo-Blouin, « Troilus de Mondragon : Pistas de investigacion para un caso de integracion social y cultural temprana. Presencia del Pais Vasco español en Bretaña durante el siglo XVI », Sancho el Sabio, n° 25 (2006), p. 233-250.
[11] Il faut conséquemment rechercher les origines de Troïlus de Mondragon dans d’autres directions : outre une importante famille provençale de ce nom, avec une branche dauphinoise, il y avait également des Mondragon établis dans le Maine sensiblement à la même époque.
[12] A.-Y. Bourgès, « Le contexte idéologique du développement du culte de saint Mériadec en Bretagne au bas Moyen Âge », Saint-Jean-du-Doigt des origines à Tanguy Prigent. Actes du colloque (23-25 septembre 1999) réunis par Jean-Christophe Cassard, Brest, 2001 (= Études sur la Bretagne et les pays celtiques, Kreiz 14), p. 125-136.
[13] L. Le Guennec, Brest et sa région, s.l., 1981, p 441-442.
[14] A. Le Grand, « La Vie de saint Guenegan », p. 363.
[15] H.-P. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1742, col. 807.
[16] P. Kernévez, « Landerneau : une ville née à l’ombre d’un château », J. Kerhervé  et L. Elégoët (dir.), Histoire de Landerneau, Morlaix, 2016, p. 27.
[17] A.-Y. Bourgès, « La vita du saint breton Ténénan : Une édition provisoire », en ligne à l’adresse https://www.academia.edu/30515234/ (consulté le 21 janvier 2017).
[18] Idem, « Le dossier hagio-historiographique des Rohan (1479) : de Conan à Arthur et de saint Mériadec à saint Judicaël », Hagio-historiographie médiévale (17 novembre 2007),  en ligne à l’adresse http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2007/11/le-dossier-hagio-historiographique-des.html (consulté le 21 janvier 2017).

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