"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

27 janvier 2014

Les origines bretonnes d’après un article récent : «nouveau regard» ou «modèle interprétatif démodé» ? (Première partie)

La Société archéologique du Finistère peut s’enorgueillir d’avoir (re)lancé en ce tout début d’année le débat sur les origines de la Bretagne : cette vénérable institution a choisi pour ce faire de donner à lire aux lecteurs de son Bulletin de l’année 2013, dans une traduction fidèle et élégante de P. Galliou, son président, la première partie d’un article de Ms Caroline Brett sur les migrations bretonnes, ainsi que le compte-rendu du livre du regretté Bernard Merdrignac, D’une Bretagne à l’autre, ouvrage-testament dont notre propre recension a paru dans les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest.

Nous avons eu précédemment l’occasion de souligner combien, au-delà de la forme parfois un peu abrupte du propos, les critiques méthodologiques de C. Brett à l’égard des chercheurs de langue française, essentiellement continentaux, qui, dans un passé récent, ont travaillé sur ce sujet, pouvaient à l’occasion se révéler pertinentes et nourrir le débat ; mais encore faut-il qu’il y ait débat et, si les remarques et correctifs apportés par C. Brett sont souvent utiles et enrichissants, il leur arrive parfois de verser dans l'ornière de l'hypercritique dont on croyait et espérait que l'historiographie de cette période était définitivement sortie : « tout autant que d’“hypercritique” et d’“histoire positiviste” », avait écrit B. Merdrignac à la suite de notre notule, « il me semble que l’on assiste à un retour en force de l’“école méthodique” » et  à cet égard, ajoutait-il malicieusement, « il est instructif, comme tu le proposes, de mettre en regard les assertions de C. Brett avec les méthodes préconisées par C.-V. Langlois et C. Seignobos dans l’Introduction aux études historiques » ; nous n’aurons pas la délicatesse de Bernard qui omettait à cette occasion de rappeler que la publication de ce dernier ouvrage remonte à 1898 !

La relecture de l’article de C. Brett traduit en français, nous a conforté dans l’opinion que nous nous en étions fait à la lecture de sa version originale ; mais elle nous suggère deux nouvelles remarques, en forme de questionnement.

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Notre première interrogation se  situe sur le terrain méthodologique où C. Brett s’ingénie à montrer l’inanité de la « doxa de l’historiographie de langue française » concernant les migrations bretonnes. Nous nous demandons si C. Brett ne serait pas elle-même la victime d’une forme d’aveuglement analogue à celui dont elle accuse ses collègues continentaux : en résumant la problématique de la recherche à comment « des chercheurs disposant de données très insuffisantes se doivent de rendre compte de la manière dont une minorité d’immigrants réussit à imposer une identité nouvelle, et encore plus une langue différente, à une population bien plus nombreuse et occupant une très vaste zone », C. Brett n’impose-t-elle pas l’un de ces « modèles interprétatifs démodés » dont elle dénonce, souvent à bon droit, l’impact sclérosant ? Pourquoi préjuger en effet de ce que fut l’apport des immigrants bretons aux habitants de la péninsule armoricaine alors que, dans la suite de son propos, C. Brett met tous ses efforts à démontrer que nous ne savons rien, ou presque, de la situation culturelle et linguistique locale à l’époque, d’ailleurs incertaine, de ces migrations ainsi que de la nature de celles-ci et de leurs circonstances exactes ? F. Falc’hun avait jadis fait remarquer combien une telle préconception, fortement connotée d’un point de vue idéologique, était préjudiciable à une approche renouvelée de l’histoire de la Bretagne. Certes, le nom et les travaux de ce chercheur font l’objet d’une rapide mention dans le reste de l’article encore inédit en français ; mais il est patent que C. Brett se conforme en la matière à la doxa ‘bretoniste’, en dépit de l’influence que les hypothèses, parfois discutables mais souvent fécondes, de F. Falc’hun ont exercée sur la réflexion de spécialistes de la question, parmi lesquels il faut mentionner Bernard Tanguy.

C. Brett va plus loin quand elle prétend opposer l’attitude innovante des historiens, majoritairement insulaires, qui, dans le cadre de leurs recherches sur « la transition entre les monde romano-britannique et anglo-saxon », ont « mis au point et testé toute une série de modèles » — dont elle reconnaît loyalement qu’aucun n’a apporté de « réponse définitive au problème posé » et parmi lesquels elle mentionne « génocide, “effondrement des systèmes”, “domination/émulation des élites”, “apartheid” » — à la position paresseuse des « spécialistes de la Bretagne du haut Moyen Âge » qui, réputés incapables de se soustraire à l’influence de Léon Fleuriot, « paraissent se contenter de demeurer, en lui apportant quelques modifications mineures, à l’intérieur du modèle » élaboré par ce chercheur. Il serait facile de rappeler à C. Brett que Joseph Loth et Arthur de la Borderie, dont elle mentionne d’ailleurs les noms, et plusieurs autres auteurs des XIXe et XXe siècles, dont les hypothèses prolongeaient des théories plus anciennes encore, avaient en leur temps proposé des modèles de « solution de continuité » qui, sous bien des aspects, apparaissent comme les précurseurs de ceux dont elle fait rappel. En outre, le ‘modèle Fleuriot’ n’a jamais constitué un summum indépassable, même pour les disciples de ce chercheur, et il a fait très tôt l’objet de critiques virulentes au sein même de la communauté scientifique bretonne, notamment par Hubert Guillotel ; dans une notule spécifique, nous avons pour notre part émis, à la suite de J.-C. Poulin, des réserves sur la manière dont L. Fleuriot avait utilisé l’abondant matériau hagiographique breton.

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Notre seconde interrogation s’inscrit dans le cadre même de la production hagiographique bretonne et porte sur les rapports entre littérature et oralité : au-delà de la nécessaire critique de ce type de sources, dont C. Brett n’a évidemment ni la primauté, ni l’exclusivité, puisque les hagiologues, depuis longtemps, savent que les textes concernés apportent moins de renseignements sur l’histoire du saint que sur « l’histoire de son histoire », sans parler de l’hypertrophie de la dimension littéraire, souvent d’origine livresque, de ces ouvrages, remarquablement mise en évidence par J.-C.  Poulin dans son récent Répertoire consacré à la production bretonne, peut-on supposer que cette épopée sainte, à caractère manifestement ‘national’, composée pour l’essentiel au IXe siècle, à laquelle contribuent, chacun selon ses moyens, les hagiographes du haut Moyen Âge, soit sortie ex nihilo de leurs cerveaux fertiles, sans aucun recours aux traditions orales qui avaient cours à leur époque ? Plus encore, alors même que « les données concernant la transmission des textes et la paléographie confirment ce que révèle la toponymie des contacts étroits et continus entre la Bretagne et le monde celtique insulaire du VIe au IXe siècle », comment les acteurs de ces circuits d’échanges auraient-ils pu empêcher que les traditions orales ne les empruntassent, à l’instar des noms de lieu qui tiraient de ces dernières l’essentiel de leur substance ? 

C. Brett croit pouvoir balayer ce qui, pour elle, « relève de la pure fantaisie » en citant une phrase empruntée à l’ouvrage célèbre de Walter J. Ong, Orality and Literacy (« les sociétés de tradition orale vivent […] dans un présent qui conserve son équilibre ou son homéostase en éliminant des souvenirs qui n’ont plus aucun lien avec ce dernier »), dont il faut souligner que le texte original, où l’auteur a recours à la locution adverbiale very much, donne beaucoup plus l’impression d’un simple constat que celle d’un indiscutable postulat (oral societies live very much in a present which keeps itself in equilibrium or homeostasis by sloughing off memories which no longer have present relevance). Peu importe au demeurant, car la problématique se situe évidemment ailleurs : les traditions orales anciennes n’étant connues en Occident que par des monuments écrits, elles sont donc toujours indissociables de l’écriture ; et, comme le rappelle Olivier Fournout dans un article intitulé Diatextes, pour être écrites, elles « ont demandé des écrivains », réflexion qui dépasse de très loin l’apparente lapalissade de son énoncé. A un certain moment donc, l’écriture a fixé/figé telle ou telle tradition orale dont le terminus ad quem se trouve ainsi établi de facto — du moins pour autant qu’on puisse déterminer l’époque, sinon la date de cette transcription — mais dont le terminus a quo peut être évidemment beaucoup plus ancien ; et, compte tenu de l’existence de ces courants d’échanges entre l’île et le continent rappelés par C. Brett, la tradition orale dont il s’agit peut avoir été transplantée d’un côté à l’autre de la Manche, contribuant ainsi à la permanence d’un fonds culturel commun, dont les hagiographes ont avec vigilance conservé la mémoire. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il nous semble que les brevets d’insularité (réelle ou supposée) décernés à nombre de saints bretons témoignent de cette permanence ‘mémorielle’ : si personne ne s’était avisé d’en fixer le souvenir par l’écriture, la tradition orale aurait sans doute fini par les oublier ; mais ils ont été préservés dans le cadre de contacts (r)établis entre les communautés qui, des deux côtés de la Manche, rendaient un culte aux personnages concernés. En même temps, il s’agissait pour les hagiographes de ne pas méconnaître l’existence de saints nés sur le continent. Or, un tel effort d’actualisation des données peut être constaté au lendemain du long exil des élites bretonnes en Angleterre, quand, à la charnière des Xe- XIe siècles, se met en place en Bretagne le réseau des sanctuaires en loc- (du latin locus), dont certains titulaires se voient alors gratifiés d’hagiographies faisant état de leur origine insulaire : sont notamment concernés Gildas, pour qui cette origine allait évidemment de soi, mais aussi Gudwal, Gurthiern ou encore Maudez et Ronan qui sont donnés pour irlandais. A l’inverse, dans le cas de Guenhaël ou dans celui de Mélar, le saint est explicitement présenté comme né en Bretagne. L’exemple de la vita ancienne de Maudez est d’autant plus intéressant que, centré sur le sanctuaire primitif de l’Île-Maudez, ce texte pourrait être sortie de la même plume que la vita d’Efflam, saint honoré à Plestin où il existait un toponyme Locmaudez.

En tout état de cause, la mise en œuvre tardive de ces différents textes doit  être interprétée comme l’aboutissement d’un long processus de maturation, dans lequel ressourcement et réactivation de traditions ont généré des flux d’informations croisés. Les loci dont il est question, distincts des loca comme nous l’avons exposé dans un travail à paraître sur les communautés rurales bretonnes médiévales, sont avant tout des « lieux de mémoire », précieuse et précise topographie du culte des saints éponymes. Principaux relais de cette mémoire, les « habitants du lieu » (l’expression habitatores loci figure dans la vita de Méen) jouent un rôle de premier plan que leur reconnait explicitement l’hagiographe : plus que jamais à la recherche d’un « effet de réel » (R. Barthes), il fait référence aux « indigènes » qui vivent dans le voisinage du saint, comme c’est le cas en ce qui concerne Ronan (coeperunt omnes regionis illius indigenae sanctum Ronanum veluti sui custodem assidue frequentare, venerari, laudare et magnificare) et en appelle dès lors au souvenir conservé par leurs descendants, dont il vient ainsi investir/subvertir/enrichir la mémoire au profit du culte dont le saint fait l’objet, dans une double perspective de sacralisation de l’espace et de territorialisation ecclésiastique. Parfois, le souvenir, sans doute soumis au processus ‘homéostatique’ décrit par W. J. Ong,  a eu besoin d’être ‘ravivé’ au sein de populations locales : l’ermite Urphoëd s’était retiré dans la « forêt appelée Profonde » (silvam nomine Dunam), où il demeurait en compagnie des animaux sauvages ; à l’entour de l’ermitage devenu, après la mort de son occupant, le lieu de sa sépulture, personne ne s’avise plus de ramasser le bois tombé à terre  ̶  détail mentionné dans la vita d’Efflam à propos de l’ermitage où avait vécu Gestin, l’éponyme de Plestin ̶ et, la frondaison cédant alors sa place au hallier, la mémoire des lieux s’estompe. Sauf dans le souvenir des « porchers » (porcarii) qui s’offrent pour aider Hervé à retrouver les vestiges de l’ermitage d’Urphoëd : en effet, outre les animaux sauvages qui, malgré les haies dressées, viennent à l’occasion piétiner les terres nouvellement essartées, ces déserts forestiers s’avèrent parcourus par les troupeaux du comte ou du seigneur. Cette anecdote pourrait bien renvoyer à une situation vécue par l’hagiographe ; elle s’apparente en tout cas à un véritable exemplum : déjà dans la vita de Paul Aurélien composée par Wrmonoc en 884, figure le gardien des porcs du comte Withur, qui joue ce rôle de guide auprès du saint et lui fait découvrir la citadelle désertée où ce dernier établira le chef-lieu épiscopal ; mais l’anecdote est ici combinée avec un topos hagiographique qui figure notamment dans la vita de Vaast par Jonas de Bobbio. On conçoit sans peine qu’il y aurait sans doute plus et peut-être mieux à dire sur les traditions orales que ne l’a fait C. Brett.

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Quoi qu’il en soit, il faut féliciter la Société archéologique du Finistère d’avoir procuré la traduction française de l’article en question, dont on attend avec impatience la publication de la seconde partie. Qu’on nous permette, en ce début d’année, d’émettre un vœu : bientôt trente années se sont écoulées depuis le colloque organisé en 1985 à  Landévennec pour le 15e centenaire de l’abbaye, colloque dont l’historiographie aura un jour à mesurer l’impact sur les études médiévales bretonnes ; il est donc temps de procéder à un nouvel état des lieux, qui nous permettra à tous, et à C. Brett en particulier dont un article figure dans les actes de ce colloque, de mesurer l’ampleur du chemin parcouru en l’espace d’une génération.


André-Yves Bourgès ©2014

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