"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

11 décembre 2011

De la marche de Bretagne à l’évêché de Turin : reconstruction hypothétique de la carrière de Witchar


Dans son récit de l’expédition menée en Bretagne par Louis le Pieux contre un chef local nommé Morvan, qui porte le titre royal, Ermold le Noir fait jouer un rôle important à un certain abbé Witchar, lequel détenait, par concession de l’empereur, des biens situés à proximité du territoire contrôlé par le roi breton ; ainsi, Witchar connaissait-il tout à la fois et ce dernier et l’endroit de sa résidence[1], où, sur l’ordre de Louis, il se rendit pour tenter d’amener Morvan à résipiscence[2].

On continue de s’interroger sur la situation géographique des biens reçus par Witchar ; la localisation de la demeure de Morvan n’est pas non plus assurée, même si Bernard Tanguy a donné de bons arguments pour situer cette dernière à Bonnevel (Botnumel) en Priziac, là où, par la suite, devait également s’installer Nominoë[3]. Prolongeant ce qu’en avait écrit Edmond Faral[4], B. Tanguy indique :
« On ne sait malheureusement pas à quelle abbaye appartenait Witchar, dont le nom, d’origine germanique, est en outre diversement écrit par Ermold : Witchar, Wicchar, Wichart. Sans doute faudrait-il se tourner vers quelque abbaye ligérienne ? »[5]

De son côté, Joëlle Quaghebeur, pour qui Witchar avait sans doute reçu en bénéfice des biens du fisc, souligne « le préfixe Wit/Wic dans le nomen de cet abbé, doté aux confins de la marche de Bretagne alors dirigée par Lambert, fils du préfet Wido/Gui »[6]. Ce rapprochement est tout à fait pertinent au point de vue onomastique : ainsi un acte passé à Tournon en 814 nous fait-il connaître les deux fils d’un certain Wido, qui portent respectivement les noms de Witgerius et Winigisus[7].

Pour notre part, nous pensons que si la prudence de B. Tanguy reste de mise, le constat pessimiste dressé par E. Faral est incontestablement trop sévère : si l’on suit la suggestion de J. Quaghebeur de reconnaître dans Witchar un membre du lignage des Widonides, il nous paraît possible en effet d’identifier ce personnage avec Witchar, ou plus exactement Witgar, évêque de Turin, qui, en 838, exerçait, officiellement cette fois, la fonction de missus imperatoris[8]. Conservée par Dom Mabillon, la signature autographe du prélat (Witgarius), qui figurait sur un acte de 832 relatif à l’abbaye Saint-Denis de Paris, vient confirmer la forme véritable de son nom[9].
En effet, l’épiscopat de Witchar pourrait ainsi constituer la première étape de l’implantation italienne des Widonides, à la suite de Lothaire, fils de Louis le Pieux, qui prit possession du royaume de Lombards en 822. En tout état de cause, le chancelier du roi, depuis 822 et jusqu’à 825 au moins, s’appelle également Witgar[10] : il est tentant là aussi de l’identifier avec le personnage déjà connu et apprécié de Louis le Pieux, qui l’aurait investi d’une nouvelle mission de confiance. A cette époque, le siège de Turin était occupé par Claude, à qui Witchar aurait succédé, après la mort de ce dernier vers 827-828. On a vu plus haut que Witchar exerçait toujours ses fonctions épiscopales en 838 ; mais on ne dispose pas d’éléments chronologiques précis sur sa propre succession.

©André-Yves Bourgès 2011


[1] Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux et Épîtres au roi Pépin, éd. E. Faral, Paris, 1932 (Classiques de l'histoire de France au Moyen âge, 14), p. 104, livre III, v. 1343-1345 : Notus erat sibimet rex, domus, atque locus/Illius ast propter fines Wiccharius abba/Regis habebat opes munere Caesareo.
[2] Ibidem, v. 1324-1327 : Witchariumque vocat, qui forte advenerat illuc/Vir bonus, atque sagax, et ratione capaxIto celer, Wichart, nostra haec mandata tyranno/Haud dubitanda refer, ordine jussa tibi ».
[3] B. Tanguy, « Autour de l’adoption de la règle bénédictine par l’abbaye de Redon », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 118 (1989), p. 145-146.
[4] Ermold le Noir, Poème sur Louis le Pieux…, p. 105, n. 1 : « Il ne paraît possible de l'identifier avec aucun des personnages de nom analogue (Witgarius ou Wicharius) qu'on rencontre dans les textes de cette époque. Malgré la forme Wichart, qui fournit le vers 1326, il semble qu'il faille distinguer les noms Wicharius et Wichardus ».
[5] B. Tanguy, « Autour de l’adoption de la règle bénédictine par l’abbaye de Redon », p. 145.
[6] J. Quaghebeur, « Raginhard, évêque de Vannes, ou la mémoire oubliée », C. Laurent, B. Merdrignac et D. Pichot [dir.], Mondes de l’Ouest et villes du monde. Regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l’honneur d’André Chédeville, Rennes, 1998, p. 116, n. 9.
[7] A. Bernard et A. Bruel [éd.], Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, t. 1, Paris, 1876, p. 6.
[8] Monumenti Ravennati de Secoli di Mezzo, t. 2, Venise, 1802, p. 5-7.
[9] Monumenta Germaniae Historica, Legum, III, Concilia, 2, 2, p. 694.
[10] P. Grierson, « Hugues de Saint-Bertin : était-il archichapelain de Charles le Chauve », Le Moyen Âge, t. 44 (1934), p. 248.

Printfriendly