"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

11 février 2006

Les enclaves de Dol et les possessions de Saint-Jacut

A l’observation de ce qui s’était passé à Lanmeur, à Locquirec et à Locquénolé, R. Largillière concluait qu’il existait « un lien entre les enclaves de Dol et les possessions de Saint-Jacut, soit que cette abbaye ait retiré aux évêchés locaux l’administration de ses possessions pour en faire remise à l’évêché de Dol, soit que Dol ait favorisé le développement des moines de Saint-Jacut dans ses enclaves »[1].

La problématique est en fait un peu plus complexe, comme le montre la liste des biens de l’abbaye dans la bulle de 1163. Ainsi, à proximité de Lanmeur et de Locquirec, l’abbaye possédait « l’église Saint-Jacut de Plestin » et des droits dans l’église de Plougasnou ; or il n’est pas question d’une quelconque obédience doloise dans les autres documents concernant Plestin et Plougasnou, non plus que de la présence sur place des moines de saint-Jacut. La bulle de 1188 range, semble-t-il, l’église de Garlan, située elle aussi à proximité de Lanmeur, parmi les possessions de l’abbaye ; mais il n’est pas plus question de Saint-Jacut que de Dol dans la documentation dont nous disposons sur Garlan. Enfin, non loin de Locquénolé, dont elle possédait l’église, l’abbaye était possessionnée dès avant 1163 à Pleyber-Christ : là encore nulle trace d’une éventuelle sujétion à l’égard de Dol et les documents sont muets sur la présence de Saint-Jacut dans les parages[2]. Il faut donc supposer que des accords étaient intervenus entre l’abbaye et les prélats qui siégeaient à Tréguier et à Saint-Pol-de-Léon : nous savons par exemple que l’église de Penvénan, mentionnée dans la bulle de 1163 et longtemps disputée entre l’évêque de Tréguier et les moines de Saint-Jacut, comme l’atteste la bulle de 1188, a finalement été réunie à la mense épiscopale vers 1230[3]. Les autres églises trégoroises du patrimoine de l’abbaye ont, quant à elles, continué de dépendre de l’ordinaire, soit au titre de prieuré-cure, comme l’était Locquenvel, soit au titre de prieuré simple, comme le fut Kermaria-an-Dro, après avoir rempli un temps le rôle d’église paroissiale de Lannion, ou simplement en tant que chapelle, bientôt sécularisée, comme ce fut le cas à La Belle-Église, en Plouëc-du-Trieuc, et à Botloï, en Pleudaniel ; d’autres donations eurent lieu par la suite, comme celle qui a permis la fondation du prieuré de la Madeleine en Lézardrieux : cet établissement, « mentionné dans un compte des bénéfices du diocèse de Tréguier, rédigé vers 1330 »[4], ne figure pas dans la bulle de 1163.

En fait, seules parmi les possessions de Saint-Jacut les églises de Lanmeur et Locquirec, ainsi que celle de Locquénolé dans le diocèse de Léon, n’ont apparemment pas fait l’objet d’un accord avec les prélats locaux ; d’où le recours à l’arbitrage du métropolitain de Bretagne et la transformation subséquente des différents territoires monastiques concernés en enclaves dépendantes du siège de Dol. Ailleurs en Bretagne, s’est produit le même phénomène : à Illifaut, siège d’un prieuré dépendant de Saint-Méen, le transfert d’autorité à Dol occasionna, entre 1130 et 1142, des protestations de la part de Donoal, qui occupait le siège d’Alet. Le prélat vint sur place — le jour prévu de la dédicace de l’église par l’archevêque de Dol, Geoffroy — et bénit lui-même l’église en affirmant qu’elle faisait partie de son diocèse ; après le départ de Donoal, Geoffroy, assisté des évêques de Saint-Brieuc et de Tréguier consacra à son tour l’édifice[5].

Ultimes extensions territoriales de la métropole doloise

Le processus de formation des enclaves paraît avoir fonctionné jusqu’à la fin du XIIe siècle et les derniers temps de la métropole doloise. Le cas des églises de Kérity et de Lannevez, établies sur les territoires respectifs des paroisses de Plouëzec et de Ploubazlanec, est à cet égard, très instructif : attribuées vers 1190, avec l’accord de l’évêque de Saint-Brieuc, aux chanoines réguliers de Saint-Victor par Alain, fils du comte Henri et seigneur de Goëllo, pour constituer le patrimoine initial de l’abbaye Saint-Rion, fondée dans l’île qui porte encore ce nom[6], ces deux églises étaient passées dès avant 1198, sous le contrôle de l’archevêque de Dol[7].

Coëtmieux semble avoir connu une destinée similaire : en 1190, les chanoines de Sainte-Croix de Guingamp détenaient sur place une église dédiée à un assez obscur saint Quirin[8]. Or, dès avant 1153, Coëtmieux et un autre sanctuaire local, appelé l’église du Val, alias d’Orval, avaient fait l’objet d’une donation par les Eudonides aux moines de Saint-Melaine de Rennes[9] ; ces derniers étant engagés à la fin du XIIe siècle dans un véritable bras de fer avec les évêques de Saint-Brieuc, relativement à la présentation des églises restituées par des laïcs[10], il est possible que l’église de Coëtmieux ait été alors remise à l’évêque de Dol. Cependant, au début du siècle suivant, l’évêque de Saint-Brieuc comptait encore au nombre des bénéfices de son diocèse la chapelle d’Orval[11] ; de leur côté les moines de Saint-Melaine n’en continuaient pas moins de revendiquer pour l’église de Coëtmieux le droit de patronat, qui leur fut reconnu à la même époque par l’évêque de Dol[12]. En 1256 enfin, à la suite d’un échange avec Sainte-Croix de Guingamp, Saint-Melaine fit entrer dans son patrimoine la chapelle Saint-Quirin[13]. Par la suite, le territoire de la paroisse de Coëtmieux forma la seigneurie du même nom dont les habitants relevaient directement de la juridiction épiscopale de Dol[14] ; la cure, quant à elle, était en 1789 à la présentation alternative du Pape et de l’évêque[15].

Ainsi donc, les relations privilégiées que les prélats dolois avait établies avec Saint-Jacut au détriment de l’autorité des évêques de Léon et de Tréguier, doivent être élargies à d’autres communautés religieuses : ainsi en est-il de celle de Saint-Méen, au détriment du siège d’Alet, de celles de Beauport et de Saint-Melaine, au détriment de Saint-Brieuc. Or les titulaires des quatre sièges épiscopaux concernés ont été les ultimes suffragants des archevêques de Dol : les évêques d’Alet et de Léon s’en détachèrent respectivement en 1120 et vers 1130 ; ceux de Tréguier et de Saint-Brieuc lui restèrent fidèles jusque vers le milieu du XIIe siècle. On voit par là que, si le développement des enclaves s’est poursuivi pratiquement jusqu’aux derniers temps des prétentions métropolitaines de Dol, en prenant prétexte des conflits qui pouvaient exister entre abbés et évêques au sujet de telle ou telle possession monastique, cette extension tardive de leur emprise territoriale s’est faite principalement dans la zone d’influence résiduelle revendiquée par les archevêques de Dol et dont ils se sont trouvé progressivement dépouillés par les défections successives de leurs suffragants.


André-Yves Bourgès



[1] R. Largillière, Les saints et l'organisation chrétienne primitive dans l'Armorique bretonne, 2e édition, Crozon, 1995, p. 241, n. 24.

[2] A noter cependant le toponyme Mezou Manac’h, « les champs du moine », à 400 mètres au nord du chef-lieu communal.

[3] La bulle de Grégoire IX qui autorise Etienne, évêque de Tréguier, à réunir à la mense épiscopale l’église de Penvenan et les dîmes de Plougrescant est datée du 22 juillet 1228 : R. Couffon, « Un catalogue des évêques de Tréguier rédigé au XVe siècle », dans Mémoires de la société d’émulation des Côtes du Nord, t. 61 (1929), p. 45, n. 28.

[4] B. Tanguy, Dictionnaire des noms de communes, trêves et paroisses des Côtes-d’Armor, s.l. [Douarnenez], 1992, p. 130.

[5] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1746, col. 742.

[6] J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, (chartrier de l’abbaye Saint-Rion), p. 8-9.

[7] Ibidem, p. 9-10.

[8] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 717-719.

[9] A. de La Borderie, Recueil d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne (XIe, XIIe, XIIIe siècles), Rennes, 1888 (extrait des MSAIV), p. 93-94.

[10] J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 3 (Pièces justificatives), p. 334-336.

[11] Ibidem, t. 1 (Pièces justificatives), p. 373-374.

[12] H. Guillotel, « Les origines du ressort de l’évêché de Dol », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 54 (1977), p. 34 et n. 13.

[13] Dom Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 965-966.

[14] Abbé Guillotin de Corson, Pouillé historique de l’archevêché de Rennes, t. 1, Rennes-Paris, 1880, p. 455-456.

[15] Ibidem, p. 550.

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