"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

07 octobre 2006

II.- L’hagiographie bretonne à l’époque féodale (XIe-XIIIe siècles) : 2. Un Léonard en Goëllo : Raoul, chanoine et official puis évêque de Saint-Brieuc, auteur de l’histoire de sainte Azénor et de saint Budoc ?

Nous poursuivons la mise en ligne de notules d’hagio-historiographie bretonne sous le titre général de SAINTS DE BRETAGNE. Ces notules sont rangées dans 3 séries : I.- Les saints bretons du Haut Moyen Âge ; II.- L’hagiographie bretonne à l’époque féodale (XIe-XIIIe siècles) ; III.- Bretagne ducale et novi sancti.

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L’épiscopat de Raoul, à Saint-Brieuc, est assez mal connu. On a conservé quelques chartes du personnage, de 1257 et 1258, passées en sa qualité de prélat.

Il était chanoine en 1235 — peut-être même avait-il déjà succédé à cette date en qualité d’official à Jean de Plogonoet, lequel occupait cette charge en 1233 ? — au moment de l’enquête ordonnée par le roi pour les barons de Bretagne, et plus particulièrement pour Henri d’Avaugour. La première partie de l’enquête eut lieu à Saint-Brieuc : à l’exception de l’archidiacre de Goëllo, Thibaud, et du chantre (Guillaume ?), les autres dignitaires de l’Église locale — le doyen, Alain de Plogonoet, le trésorier, Etienne, l’archidiacre de Penthièvre, Guillaume, et l’écolâtre, Nicolas,— furent entendus en qualité de témoins. Quant à l’évêque, Philippe, il fait simplement l’objet d’une mention incidente qui ne donne même pas son nom. Il faut peut-être voir dans cette discrétion la conséquence des difficultés rencontrées en 1234 lors de la désignation du successeur de saint Guillaume sur le siège épiscopal : l’élection du chanoine Alain — qui remplissait la dignité de trésorier de Vannes — puis celle de Nicolas, l’écolâtre, avaient été successivement annulées par l’archevêque de Tours, Juhel ; ce dernier décida alors que la désignation de l’évêque lui revenait et son choix tomba sur Philippe. « Nous ne savons pas sur quoi Guimart se base pour voir là une usurpation ; ce qui est vrai, c’est qu’on ne connaît pas d’élection enlevée au chapitre plus anciennement (1235)», soulignent les auteurs des Anciens évêchés de Bretagne.

Nous ne savons pas à quelle date Raoul avait résigné sa charge d’official : au mois de mars 1257, les fonctions étaient occupées par Eudo de Langourla, archidiacre de Penthièvre. En effet, suite à la mort de l’évêque André en 1256, une nouvelle élection contestée avait amené Raoul à Rome, où le pape le nomma évêque et le consacra de ses propres mains en février 1257 : sa carrière épiscopale fut brève et partiellement remplie au cours de l’année 1259 par une longue ambassade en Angleterre pour négocier l’union du fils aîné du duc Jean le Roux avec Béatrix, fille du roi Henri III ; le prélat, qui devait être fort âgé — il dit avoir connu les élections au siège épiscopal de Guillaume Socrate et de Pierre, respectivement en 1206 et 1208 — mourut peu de temps après son retour et était déjà remplacé sur le siège épiscopal par Simon au début de l’année 1260.

Une anecdote rapportée par Raoul lors de l’enquête de 1235 nous renseigne sur l’origine du personnage. Interrogé sur le droit de bris, encore appelé lagan ou peçois, Raoul confirme les témoignages de Gélin et du prêtre Guillaume Estrabaut qui attribuent l’exercice de ce droit non seulement au comte Alain, seigneur de Goëllo — dont Gélin était le frère — mais également aux seigneurs de Léon, ce qu’affirment également de manière explicite plusieurs autres témoins ; et pour prouver cette assertion, Raoul raconte « avoir souvent entendu dire que Guyomarc’h de Léon se vantait de posséder une pierre précieuse entre toutes, laquelle lui rapportait 100 000 sous par an, et qu’il entendait par là un rocher sur lequel se fracassaient les navires ». Raoul fut entendu une seconde fois, notamment, comme nous l’avons dit, sur la régale de l’évêché de Saint-Brieuc ; ce fut pour lui l’occasion de réaffirmer qu’Alain de Goëllo détenait le droit de bris dans son fief.

L’anecdote rapportée sur Guyomarc’h de Léon est fort intéressante : elle dénote chez ce dernier, mort en 1208, un cynisme de grand seigneur, qui est également à l’origine de traditions sur les fameux « naufrageurs » de la côte léonarde. En outre, il ne s’agissait pas d’une histoire qui faisait florès à Saint-Brieuc, car le trésorier, Etienne, lequel confirme intégralement le témoignage du chanoine Raoul, en excepte précisément ce qui se rapporte à la fameuse pierre : nous avons donc bien affaire à une anecdote léonarde qui sans doute circulait dans l’entourage de Guyomarc’h, notamment à Lesneven où ce puissant baron avait sa principale résidence, à proximité de la minuscule paroisse de Languengar (aujourd’hui simple village de Lesneven), qui était autrefois l’unique lieu de culte de sainte Azénor, substitué en fait à celui de sainte Honorée, en breton Enori. Comme il indique qu’il avait entendu raconter à de nombreuses reprises l’anecdote relative à la « pierre précieuse » du vicomte de Léon, on peut supposer que Raoul avait lui-même séjourné assez longtemps sur place avant de venir à Saint-Brieuc dans les toutes premières années du XIIIe siècle. A cette époque s’étaient noués les premiers liens entre la famille de Léon et celle de Goëllo, le fils de Guyomarc’h, Conan de Léon ayant épousé la sœur d’Alain de Goëllo.

Le profil de Raoul correspond assez bien à celui de l’auteur de l’histoire de sainte Azénor et de saint Budoc : l’hagiographe en effet paraît avoir été un Léonard acclimaté en Goëllo, qui travaillait dans les années 1213-1219, à l’époque où Conan de Léon était le tuteur du jeune Henri, son neveu, le fils d’Alain de Goëllo. Pour donner de la consistance à sa biographie de saint Budoc, l’écrivain, après avoir rapproché le nom d’Enori, fille du roi de Brest, entendu dans un récit à Lesneven, de celui de l’épouse de saint Efflam, sainte Enora, héroïne d’une traversée miraculeuse de l’Irlande à la Bretagne, s’est avisé qu’une anecdote similaire figurait dans la vita de saint Kentigern, dont la mère, Thaney, enceinte, avait été injustement soumise à une ordalie par son père, roi d’Irlande : placée sur une embarcation sans voile, ni rames, la princesse avait ainsi dérivé au gré des courants marins pour finalement aborder sur une côte où Thaney et son fils, né peu après l’accostage, avaient été recueillis par saint Servan.

Dans le contexte de la captivité d’Aliénor de Bretagne, que le nom de cette malheureuse princesse, sous la forme Azénor, « soit venu sous la plume du rédacteur de la Legenda sancti Budoci remplacer celui populaire d’Enori n’a rien que de très plausible », comme le souligne B. Tanguy. L’hagiographe a attribué pour époux à son héroïne le roi de Goëllo, et il a indiqué en outre que le jeune Budoc et sa mère avaient été recueillis à l’abbaye de Beauport, en Irlande. L’hagiographe connaissait donc l’existence de ce monastère, dont la fondation, en 1158, peut donc être valablement considérée comme un premier terminus a quo de la composition de l’histoire d’Azénor ; mais la connaissance que l’écrivain avait de cette abbaye irlandaise paraît avoir été bien rudimentaire, puisqu’il ignorait notamment qu’il s’agissait d’une maison de femmes : c’est donc que le nom de Beauport était venu sous sa plume, à la suite d’une association d’idée ou de propos délibéré, par référence à l’abbaye prémontrée de Beauport, en Goëllo. Or existait localement le souvenir d’un saint Budoc, qui tenait une sorte d’école dans l’archipel de Bréhat, dont plusieurs îles faisaient partie de la dotation primitive de cette abbaye ; comme la fondation de celle-ci, en 1202, avait été voulue par Alain, seigneur de Goëllo, fils du comte Henri [de Penthièvre] (Alanus, dominus de Gouellou, Henrici comitis filius), il était non seulement possible, mais encore extrêmement tentant d’établir un lien entre les traditions relatives à saint Budoc et la dynastie locale. On dispose par ailleurs d’un indice pour déterminer le terminus ad quem de la composition de l’histoire d’Azénor : comme on l’a dit, il est explicitement fait référence dans ce texte au seigneur de Goëllo, qualifié roi. Or, après la mort d’Alain, en 1212, son fils Henri, né en 1205, a très tôt renoncé, dès 1217, à revendiquer le nom de son héritage, pour ne retenir que celui d’Avaugour : il faut donc que l’auteur ait travaillé quand le souvenir du nom primitif porté par le lignage d’Avaugour était encore suffisamment vivace. Enfin, il est question dans l’histoire d’Azénor d’un « vicomte du pays », présenté comme un sage vieillard aux avis duquel se rend le roi de Brest : il faut à l’évidence reconnaître dans ce personnage un ancêtre mythique des vicomtes de Léon.


André-Yves Bourgès

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