"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

12 février 2022

Erwan Vallerie (1944-2022)

 

Nous avions dû nous croiser à Landévennec au printemps 1985 pendant le colloque international sur le monachisme breton dans le Haut Moyen Âge ; mais c’est au mois d’août de l’année suivante, dans la petite salle de travail de la bibliothèque bretonne de l’abbaye, où nous avait installés le P. Marc Simon[1],  que je fis la connaissance d’Erwan Vallerie. Je me souviens en particulier d’une discussion prolongée sur des questions de toponymie, qui, à des titres divers, nous intéressaient l’un et l’autre, tandis que la lueur du jour baissait doucement ; discussion qui fut à l’origine d’une relation intellectuelle, distante mais constante, sur plus de trois décennies, et d’échanges tout à la fois réservés et cordiaux.

Nos personnalités s’accordaient à cette distance et à cette réserve, nos tempéraments à cette constance et à cette cordialité ; nos parcours de chercheur, très différents, présentaient cependant de nombreuses similitudes car tous deux imprégnés de nos expériences professionnelles et de nos engagements personnels : les unes et les autres nous avaient un temps tenu éloignés de la recherche académique, avant que nous ne finissions par la rejoindre, à quelques années d’intervalle. Encouragés par des amis communs, – je pense en particulier à Gwenaël Le Duc[2], – Erwan Vallerie soutint à l’Université de Rennes en 1992 une thèse de doctorat sur Les toponymes paroissiaux : genèse des formes vernaculaires et administratives des toponymes paroissiaux en Bretagne[3], tandis qu’à la 4e section de l’École pratique des hautes études, je présentai en 1996-1997 une édition commentée du dossier hagiographique de saint Mélar comme thèse de l’école[4]. A la même époque, le Centre international de recherche et de documentation sur le monachisme celtique (CIRDoMoC)[5], fondé en 1988, où se côtoyaient universitaires et indépendants, animé notamment, outre Gwenaël Le Duc, par des chercheurs comme Bernard Merdrignac[6], était devenu, sous la houlette de Pierre Riché[7] puis de François Kerlouégan[8], le lieu privilégié des études sur les origines bretonnes, où j’eus de nouveau le plaisir de rencontrer à plusieurs reprises Erwan Vallerie.

Ce dernier, parmi toutes les qualités qui caractérisent le chercheur, témoignait d’une grande appétence pour la controverse : il s’engageait à fond, mobilisant toutes les ressources de sa dialectique pour défendre et illustrer avec force ses convictions, sans jamais tomber cependant dans la polémique stérile, toujours prêt à reconnaître loyalement que ses positions étaient intenables si la démonstration rigoureuse lui en était faite[9] et s’inquiétant d’avoir pu blesser un autre chercheur par des propos susceptibles d’être interprétés en mauvaise part[10] ; mais ces joutes, somme toute amicales, ne l’avaient pas préparé à la véritable « querelle d’Allemand » que lui chercha, suite à la publication de sa thèse[11], le Professeur Heinz Jürgen Wolf (1936-2016), en faisant paraître dans la prestigieuse revue Zeitschrift für celtische Philologie (ZCP) un long article (10 pages)[12], qui est moins une recension qu’un éreintement. Erwan Vallerie en fut très affecté, comme il me le confia dans un courrier qui accompagnait un exemplaire de la « lettre ouverte » adressée en réponse à son éreinteur : non pas qu’il refusât les objections et les critiques, comme nous l’avons dit ; mais il lui semblait que son juge avait instruit entièrement à charge et, pire encore, en manipulant les pièces du dossier. Il ressentait un sentiment d’injustice d’autant plus vif que le directeur de la ZCP opposait un refus à sa demande d’un droit de réponse, ou à tout le moins de pouvoir bénéficier d’un nouvel examen de son Traité par un autre collaborateur de cette revue. En tout état de cause, il n’est pas besoin d’être un spécialiste pour constater la partialité du Pr Wolf ; mais cette exécution en règle montre rapidement ses limites : au-delà du laborieux pointage des coquilles et des maladresses de style, rares au demeurant, le recenseur-éreinteur a commis plusieurs contre-sens. Ainsi en est-il d’une sorte de relation filiationnelle, que sous-entend le rapprochement de leurs noms dans une formule assez ambiguë, entre François Falc’hun, Léon Fleuriot et Erwan Vallerie : quelles qu’aient été les influences possibles de différents chercheurs, y compris celle de Falc’hun, dans l’évolution de la pensée de Fleuriot vers un laborderisme révisé, il est impossible, du point de vue historiographique, d’établir une telle filiation intellectuelle directe, comme le démontrent amplement les positions idéologiques des trois chercheurs concernés et quel que soit par ailleurs l’intérêt de leurs travaux respectifs.

Comme je m’efforçais de le rassurer sur la destinée de son ouvrage, Erwan Vallerie me fit part de ses inquiétudes :

« Certes, c’est le débat qui est important. Mais un tel éreintement peut justement étouffer le débat, en disqualifiant a priori mes propositions auprès de celtisants qui s’appuieront sur l’autorité de la ZCP pour se dispenser d’y aller voir »[13].

De fait, le Traité n’a pas reçu l’accueil qu’il méritait[14], condamnant son auteur à résumer et répéter ses principales conclusions dans différents articles[15], jusqu’à ce que le site internet de Bretagne Culture Diversité lui offre toute la visibilité souhaitable, mais dans le format de mini-courts-métrages de vulgarisation, au demeurant très réussis[16].

Pour ma part, j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de souligner combien le concept fécond de la « ligne Trieux-Laïta », – qui isole, à l’ouest de la péninsule armoricaine, un territoire où les immigrants bretons des Ve-VIe siècles se sont implantés au milieu de populations parlant encore très majoritairement le gaulois, – entrait en résonance et en complément avec des hypothèses récentes qui préconisent que :

1°) le territoire originellement confié aux Bretons insulaires correspondait à celui de l’ancienne civitas des Osismes, laquelle est alors sortie rapidement du souvenir de la Curie romaine et des chancelleries des rois francs ;

2°) l’aire bretonne de la mucoviscidose, dont la carte a été établie par Nadine Pellen, épouse les contours de cette « terre des Bretons » : les membres de ce groupe ethnique s’avéraient donc sans doute porteurs des mutations génétiques funestes qui sont à l’origine de cette maladie[17] ;

3°) l’utilisation des noms des Coriosolites et des Vénètes encore à la fin du VIIIe siècle à la cour de Charlemagne, confirme que l’implantation bretonne dans les parties plus orientales de la péninsule, en dehors de quelques probables « têtes de pont », par exemple aux abords de Corseul dans les années 510-520, s’est plutôt réalisée dans un second temps, à partir du dernier tiers du VIe siècle, à une époque où les faits de langue avaient donc déjà nécessairement évolué à l’est de la « ligne Trieux-Laïta » sous l’influence romano-franque, mais sans préjuger, – du moins de mon point de vue, hypothétisant ici en historien, – de la langue qui était originellement parlée sur place.

Sur ce dernier point, et sur bien d’autres encore, la réflexion d’Erwan Vallerie nous manquera : peut-être aurait-elle fait naître une nouvelle controverse, ferme mais amicale, dont les exemples font hélas tant défaut aujourd’hui où le moindre désaccord génère la polémique, sans égards pour le débat.

 

André-Yves Bourgès

(Photo J. Hascoët 2006)

[3] https://www.theses.fr/1992REN20002 (consulté le 12 février 2022).

[5] https://www.cirdomoc.org/ (consulté le 12 février 2022)

[9] Erwan Vallerie, « Menulfus de retour… », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 127 (1998), p. 247 : « Or A.-Y. Bourgès, dans un récent article ‘’L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale’’, récusait sans ambiguïté cette interprétation. Une correspondance s’ensuivit, dont il serait évidemment abusif de reproduire ici le détail, mais qui m’a convaincu que je faisais fausse route ».

[10] Lettre du 20 septembre 2000 (au sujet d’Hubert Guillotel).

[11] Erwan Vallerie, Diazezoù studi istorel an anvioù-parrez. Traité de toponymie historique de la Bretagne, (édition bilingue breton-français), 3 volumes, Le Relecq-Kerhuon, 1995.

[12] Heinz Jürgen Wolf, « Erwan Vallerie, Diazezoù studi istorel an anvioù-parrez / Traité de toponymie historique de la Bretagne », Zeitschrift für celtische Philologie, t. 51 (1999-2000), p. 339-348.

[13] Lettre du 20 septembre 2000.

[14] A ma connaissance, l’ouvrage ne semble avoir fait l’objet d’aucune recension digne de ce nom, en français et en anglais, dans les revues spécialisées.

[15] Erwan Vallerie, « Nouveaux apports de la toponymie à la connaissance des origines de la Bretagne », Jean Kerhervé (éd.), La Bretagne des origines. Actes de la journée d'étude tenue à Redon le 18 novembre 1995, Rennes, 1997, p. 27-36 ; Idem, « Les terminaisons -ou et -o dans la toponymie bretonne », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 130 (2001), p. 419-436.

[17] Nadine Pellen, Hasard, coïncidence, prédestination… Et s’il fallait plutôt regarder du côté de nos aïeux ? Analyse démographique et historique des réseaux généalogiques et des structures familiales des patients atteints de mucoviscidose en Bretagne, thèse de doctorat sous la direction de Catherine Rollet et Gil Bellis, Versailles, 2011 (mémoire dactylographié).

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