"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

21 novembre 2016

Une sainte « normande » méconnue : Sainte Basile de Couvert (Juaye-Mondaye, Calvados)

Pour la troisième fois, le blog Hagio-historiographie médiévale est heureux d'accueillir la contribution d'un chercheur d'une discipline connexe, en l'occurrence Patrice Lajoye, docteur en histoire des religions comparées. 


Couvert est actuellement un simple hameau de la commune de Juaye-Mondaye (Calvados), et son ancienne église paroissiale n’est plus qu’une ruine. Mais avant la Révolution cette église accueillait le culte d’une sainte méconnue, qui n’a fait jusqu’ici l’objet que de peu de recherches, alors qu’elle est l’une des plus anciennement attestées en Normandie : sainte Basile[1].

Les plus anciens témoignages

Le plus ancien témoignage certain du culte de sainte Basile en Bessin date du troisième quart du IXe siècle et se trouve dans le Calendrier d’Héric d’Auxerre (841-vers 876). On y trouve mentionné, à la date du 16 août (17 kal. sept.) : In Bagassino Basillise : « en Bessin, Basillisa »[2].
Cette mention fait partie de trois emprunts qu’Héric fait à une probable version perdue du Martyrologe hiéronymien[3], version qui serait elle-même à l’origine de la version dite « sénonaise » ou « normand-sénonaise », datée du Xe siècle, dans laquelle on trouve encore : et baio casino basiliaco vico depositio Basilie virginis : « et en Bessin, au vicus de Basiliacum, depositio de la vierge Basilia »[4]. Curieusement, dans son édition du Martyrologe hiéronymien, Louis Duchesne a omis, par inadvertance, cette variante pourtant bien présente, et qu’il réintroduit finalement dans ses commentaires[5]. Un martyrologe de Xanten, daté du XIe siècle, en garde encore le souvenir, puisqu’il mentionne, au 21 août : Et Baselissae virginis : « et la vierge Baselissa »[6].
Si le Martyrologe sénonais donne la forme Basilia, tant Héric que le martyrologe de Xanten donnent Baselissa ou Basillisa, forme qui a de fortes chances d’être celle du prototype. Nous pouvons donc être certain que le culte de cette Baselissa – ou plus correctement Basilissa – existait de façon bien établie en un lieu du diocèse de Bayeux, et que ce culte jouissait d’un certain rayonnement.
La mention du martyrologe hiéronymien est elle aussi intéressante, puisqu’elle donne le nom du lieu : Basiliaco vico. Autrement dit, un village sis sur un domaine qui doit son nom à un certain Basilius. Cela peut donner l’idée que la Basilia ou plutôt Basilissa honorée ici était membre de la famille propriétaire du domaine[7]. Basilissa est clairement une forme hypocoristique de Basilia, comme le montre d’ailleurs une inscription funéraire de Rome[8]. La dénomination d’un fils ou d’une fille par une forme hypocoristique du cognomen d’un parent est chose courante à l’époque impériale. Elle est d’ailleurs attestée avec Basilius à Corfinio en Italie, où une Iulia Basilissa est fille de Iulia Basilia[9].
Cette onomastique est en elle-même intéressante : l’anthroponyme Basilius et son pendant féminin Basilia sont bien connus en Gaule par des inscriptions antiques ou tardo-antiques, mais toutes sont chrétiennes, et toutes datent, à l’exception peut-être de celle de Cheyssieu, du Ve ou du Ve siècle[10]. Basilius et ses dérivés ne font pas partie du fond onomastique gallo-romain ancien, mais semblent bien être des importations liées au christianisme tardo-antique.
Les renseignements donnés par les sources du IXe-Xe siècle siècle – une sainte enterrée le 16 ou 21 août, en un lieu nommé Basiliacum, situé en Bessin – sont précieux, mais uniques. Aucun autre calendrier ou martyrologe, qu’il soit de la même époque ou plus récent, ne les reprendra, en dehors donc de celui de Xanten. Localement, le nom même de Basiliacum a disparu, et ne se retrouve dans aucune source médiévale. En revanche, il est possible d’établir un lien avec l’ancienne paroisse de Couvert (1247 : Couvertum ; 1277 : Coopertum), actuel hameau de Juaye-Mondaye, en raison du fait qu’il s’agit là de la seule paroisse dans la région dont l’église est dédiée à une sainte Basile. Cependant, ce patronage n’apparaît que très tardivement : notre plus ancienne source à son sujet est un acte de 1258 du cartulaire de Mondaye, où il est question de Sancta Basilia[11]. Mieux : l’église de Sainte-Bazile (pour reprendre l’orthographe actuelle), entourée d’un hameau, se trouve à plus de 500 m du hameau de Couvert-même, lequel n’a pas d’église. Couvert, qui ne devait être qu’un hameau d’une ancienne paroisse Sainte-Basile, a fini par prendre le dessus dans le courant du Moyen Âge. Pour autant, il semble bien que l’activité chrétienne autour de l’église ait été importante au haut Moyen Âge : les découvertes de sarcophages et d’inhumations mérovingiens et carolingiens abondent[12]. En 1831 fut même exhumé un sarcophage contenant les restes d’un homme enterré face contre terre et porteur autour du cou d’une longue chaîne de bronze, homme qui fut identifié comme un pénitent[13]. Cette découverte pourrait être un marqueur d’un pèlerinage ancien : ce type d’inhumation avec des chaînes est aussi connu dans les sarcophages mérovingiens découverts autour de la basilique de sainte Reine au Mont Auxois[14]. Curieusement, Reine, Regina, est la traduction latine de Basilia[15].

La Passion

En 1890, l’abbé Morin fit la découverte, dans un passionnaire du XIIIe siècle provenant du Mont-Saint-Michel et actuellement conservé à Avranches, d’une Passion d’une sainte Basile[16]. Ce texte, encore inédit[17], fut aussitôt vu comme la plus ancienne source hagiographique concernant sainte Basile de Couvert. Il fut traduit en 1972 par l’abbé Jullien[18]. Ce manuscrit contient aussi une Vie de Guillaume Firmat, ce qui laissait entendre à une origine normande du volume. Malheureusement, ce n’est en fait pas la seule version connue du texte. Il est en effet attesté par deux autres manuscrits, tous deux conservés à la Bibliothèque nationale. Il s’agit là encore de passionnaires. Le premier est du Xe siècle, et contient en toute fin de volume le texte de la passion (f°100 et suiv.). Ce texte est lacunaire, du fait de l’absence d’un folio[19]. Le second est du XIIIe siècle et la passion se trouve à partir du f°231 v°[20]. Ces deux manuscrits parisiens proviennent de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Il n’existe pas de variantes fondamentales entre les trois manuscrits, et le texte a été catalogué par le Bollandistes sous la cote BHL 1017. On notera aussi l’existence d’un abrégé du XVe siècle dans le Sanctilogium de Jean Gielemans[21] et surtout, un autre dans le bréviaire de Bazas de 1520[22].
Que raconte donc cette passion ?

Résumé de la Passion

En la ville de Bacchaia, vivait un roi nommé Catulius et sa femme Calsia. Le couple avait une fille, Basilia, qui était devenue chrétienne. Mise en présence des statues païennes, Basilia en chasse le démon : les statues sont alors brisées. Juste après, une voix céleste lui demande de se rendre dans la région d’Ecuma (Ecimia dans le manuscrit d’Avranches, Ecumia dans le BNF lat. 11756), où elle recevra le martyre. Catulius, apprenant que ses statues ont été détruites, jure par Jupiter et menace de tuer sa fille. Alors un ange emporte la sainte vers Ecuma. Les habitants préviennent l’empereur local, nommé Walda, de son arrivée. À l’issue d’une confrontation, l’empereur ordonne que Basilia soit fouettée. Voyant que cette torture se révèle infructueuse, Walda ordonne que Basilia soit jetée dans le fleuve Nicostratus, mais les eaux s’écartèrent. S’ensuivit une torture par le feu. Voyant que celui-ci ne brûlait pas la sainte, Walda s’y jeta lui-même et brûla. Mais une intervention de Basilia le sauva, sans pour autant qu’il se convertisse. Au final, Basilia parvient à enfermer le diable des idoles de Walda dans un vase en verre et à jeter celui-ci dans le Nicostratus. Walda, triste, s’approcha du fleuve, dans les eaux duquel le diable l’attira. La foule alors se convertit en masse. Mais Catulius eut connaissance de tout cela. Il envoya à Ecuma dix messagers, avec la promesse que si elle obéit à son père, elle recevra la moitié de son royaume et pourra épouser qui elle voudra. Mais elle refuse toute idée de mariage. Catulius veut alors la contraindre d’épouser un certain Julianus, qu’il envoie vers elle. Mais Julianus ne parvient à rien. Alors les bourreaux, pour ne pas risquer de voir la colère de Catulius se tourner contre eux, décapitèrent la sainte. Le texte précise que ce fut le 13 des kalendes de juin, donc le 20 mai. Peu après, cependant, elle se releva, et porta sa tête jusqu’au lieu où elle fut inhumée.

Historicité du texte

Cette passion relève du roman, et il est absolument vain d’y rechercher la moindre trace d’histoire. Si les érudits locaux ont parfois rapproché Bacchaia de Bayeux, ce rapprochement, même en considérant la forme Baiocas connue par les monnaies mérovingiennes, n’a pas lieu d’être. Aucun roi nommé Catulius ou Catilius n’est connu, pas plus qu’une femme nommée Calsia. Quant à Ecuma (Ecimia / Ecumia), on cherchait en vain à la placer sur une carte, de même que son fleuve Nicostratus. Tout aussi vaine sera la recherche de l’empereur Walda, lequel porte d’ailleurs un nom germanique (cf. gotique waldan : « dominer, régner ») attesté en 812 dans un précepte de Charlemagne en faveur de réfugiés espagnols[23]. Enfin, la date du 20 mai donnée pour le martyre indique qu’il faut voir dans cette Basilia non celle de Couvert, fêtée à l’époque carolingienne le 16 août, mais son homonyme de Rome, plus exactement celle de la Via Salaria, connue par certaines péripéties d’un autre roman hagiographique de l’Antiquité tardive : la Vie ou Passion de sainte Eugénie.
Cette Vie fait en effet une brève digression pour relater les aventures de Basilla (variante de Basilia), une des compagnes d’Eugénie. Celle-ci est dite « de sang royal » (ex regio genere). Elle est fiancée à un certain Pompeius, mais ces fiançailles sont rompues lors de la conversion de Basilla au christianisme. Pompeius, furieux, se plaint devant le sénat romain et l’empereur. Celui-ci, Gallien, ordonne à Basilla de choisir : le mariage ou le glaive. La sainte déclare n’avoir qu’un seul époux, le roi des rois : elle est alors décapitée.
On retrouve bien ici le motif final de notre Passion : le refus du mariage avec un prétendant païen et la décapitation. La légende d’Eugénie connut au Moyen Âge un immense succès : les trois variantes du texte sont connues par des dizaines de manuscrits[24]. Mieux : saint Avit de Vienne, au tournant du Ve et du VIe siècle, y fait déjà allusion[25], et le culte de sainte Basilissa (et non Basilla) est bien attesté au VIe siècle à Parentium (aujourd’hui Poreč, en Istrie) où elle est mentionnée parmi les compagnes de sainte Eugénie[26].

Destin littéraire de sainte Basile

Durant la première moitié du IXe siècle, Florus de Lyon détache de la Vie de saint Eugénie l’épisode concernant sainte Basilla pour en faire une notice à part entière de son martyrologe[27], qui sera reprise dans des martyrologes plus tardifs[28]. Un auteur anonyme semble avoir ensuite décidé s’inspirer vaguement de cette notice, pour en faire la Passion que nous connaissons[29]. Et pour cela, il réemploie des éléments venant des actes d’une autre vierge martyre, dont la légende est remarquablement proche : sainte Marguerite d’Antioche, puisqu’il s’agit là encore d’une vierge chrétienne que son père, païen, veut marier au gouverneur local, Olybrius. Certains des supplices subis par Basilia et Marguerite sont communs, et surtout on retrouve dans les deux textes l’anecdote du diable enfermé dans un vase. La Passion de sainte Marguerite, sous différentes versions, connaît elle aussi un grand succès en Europe depuis l’époque carolingienne[30].
Cet auteur anonyme n’est certainement pas du Bessin et son texte n’a rien à voir avec Couvert. En revanche, nous sommes en droit de penser qu’il était originaire du diocèse de Bazas, et plus précisément de la bourgade de Sainte-Bazeille (Lot-et-Garonne). On l’a dit, Walda est un anthroponyme germanique masculin attesté uniquement en contexte wisigothique[31]. Le sens de ce nom est « celui qui domine, qui règne ». Autrement dit, le latin imperator (« celui qui commande »), désignant le souverain d’Ecuma, a le même sens que le nom germanique : une subtilité que l’auteur a pu percevoir. On l’a dit aussi, la Passion de sainte Basile a survécu de façon abrégée dans le bréviaire de Bazas. Et pour cause : Basile est la patronne de Sainte-Bazeille, et son culte y est aussi attesté de façon remarquablement ancienne. En 1863, on découvrit lors de fouilles ayant suivi un incendie, une métope en pierre, vraisemblablement d’époque mérovingienne, représentant un personnage nu, agenouillé sur le genou droit, les mains liées dans le dos : il est prêt à être décapité et l’on voit encore sur la pierre une jambe du bourreau[32].
À partir de là, cette Passion va connaître dans l’Agenais, puis dans toute la Gascogne dans le courant du XIIIe siècle, et finalement en Espagne et au Portugal à partir du XIVe, un destin exceptionnel. Basile va rejoindre un groupe de saintes dont les légendes seront des décalques de sa Passion : Livrade, Dode, Wilgeforte, et surtout Quitterie, dont les différentes versions de la Vie, toutes très tardives, ne sont que des plagiats de la Passion de Basile[33]. Seuls quelques noms propres sont changés, mais l’intrigue générale n’est pas modifiée et Quitterie reste la fille d’un roi nommé Catilius et d’une reine nommée Calsia. C’est lors du passage de ces légendes en péninsule Ibérique que l’on fera de toutes ces saintes neuf sœurs jumelles. D’une version à l’autre, on voit le nom de Bacchaia se transformer : Balchagia, Belcagia, Balchadia, « autrefois nommée Estuciana » précise-t-on parfois[34], précision qui permet de l’identifier avec Baiona, en Galice. Au Portugal, Bacchaia devient même Bracara, autrement dit Braga[35].

Après le Moyen Âge

Nouvelles confusions

Nos sources concernant le culte de sainte Basile au Moyen Âge sont muettes. Au XIIIe siècle, Couvert est parfois encore désigné sous le nom de son église, Sainte-Basile. La paroisse dépend alors déjà de l’Hôtel-Dieu de Bayeux. Il faut attendre le XVIIe siècle pour voir la dévotion envers la sainte reprendre subitement de l’éclat. En juin 1615, le curé de Saint-Michel de Vaucelles à Caen y fait mener une procession de plusieurs centaines de personnes[36]. Un tel pèlerinage invite à penser que si le culte de sainte Basile est ignoré des sources médiévales, cela ne veut pas forcément dire qu’il n’existait plus. En 1654, le corps d’une martyre nommée Basilia est extrait des catacombes de Rome : il ne s’agit pas de la sainte Basile fêtée au 20 mai et objet des passions que nous avons étudiées car les reliques de celle-ci avaient déjà été exhumées en 820[37]. Cela n’empêche pas le père Aprest, théologien et prédicateur de l’ordre des Minimes, d’en demander le corps au Pape Alexandre VII, qui accepte en 1655. Aprest veut en effet confier ces précieuses reliques à l’Hôtel-Dieu de Bayeux, dont certes sa sœur, Barbe Aprest, est la supérieure, mais qui surtout détient la cure de Sainte-Basile-de-Couvert. Il a donc immédiatement fait le rapprochement entre cette sainte nouvellement découverte et celle de Couvert. La translation est faite en grande pompe en septembre 1658, avec un éclat tel que même la Gazette de France en parle. En 1659, une ode est imprimée, résumant à l’extrême une vie qui peut aussi bien s’inspirer de la notice de Florus que de la Passion : tous les noms propres sont éliminés, il ne reste que l’idée d’une jeune femme chrétienne qui refuse le mariage et est tuée par ses parents[38]. Nous avons là la première tentative réelle de rapprochement entre le culte local et le dossier hagiographique.
Mais il faut peu de temps pour que le culte retombe petit à petit dans l’oubli. En revanche, des légendes subsistent. Un manuscrit anonyme, préservé dans les archives de l’Hôtel-Dieu du temps où écrivait Laffetay, indique :
« De plus, la tradition de la paroisse de Couvert rapporte que l’image de sainte Basille fut trouvée miraculeusement et que l’église a été bâtie au même lieu, comme si, par avance, Dieu avait voulu la faire honorer en son image, là où un jour on rendrait vénération à son corps[39]. »
Ce bref texte indique bien que l’on n’avait plus du tout le souvenir que sainte Basile était une sainte locale.

Des traditions populaires ?

En 1842, un écrivain normand peu connu, Paul Delasalle, publie une série de petits récits issus pour certains de ses souvenirs. L’un d’eux, Monsieur Pompée, commence par un résumé d’une légende de sainte Basile (ici sainte Bazire, prononciation locale du nom) très proche de la notice de Florus de Lyon et des martyrologes médiévaux[40], à la différence près qu’il fait de Pompée un général romain, lieutenant de César occupant la région. Basile se retrouve donc placée au moment de la conquête romaine ! Le souvenir de ce Pompée se serait ainsi conservé jusqu’à la Révolution, où l’on surnomma celui qui abattit la statue de la sainte « Monsieur Pompée »[41].
Durant tout le XIXe siècle et jusqu’aux années 1970, on a pu collecter auprès des habitants du lieu divers témoignages de la croyance en une ville disparue nommée Bakaï, où sainte Basile aurait été décapitée, sa tête ayant même rebondi sept fois, donnant naissance à sept sources[42]. Cette tradition solidement enracinée, qui montre que l’on a bien eu connaissance, localement de la Passion de sainte Basile – Bakaï n’étant qu’une grossière adaptation de Bacchaia –, n’a cependant évidemment pas valeur de preuve de l’existence d’une telle ville : on connaît bien un exemple parallèle breton avec la ville de Lexobie, dont, selon ses vies médiévales, saint Tudual aurait été l’évêque. Lexobie est tout simplement Lisieux, et cette tradition bretonne est purement littéraire. Elle fut cependant relayée au XVIIe siècle par Albert Le Grand[43], Il n’empêche qu’au XIXe siècle, on a pu collecter dans les environs de Tréguier, et notamment du Yaudet près de Lannion, des légendes concernant la ville engloutie de Lexobie, considérée comme une sorte d’autre Ys, à laquelle parfois elle s’identifie[44]. Dans les deux cas, breton comme normand, l’action des curés dans la diffusion de la légende des saints est vraisemblablement à l’origine de ces croyances : nous avons là des exemples d’une culture savante qui finit par prendre racine dans les traditions populaires, lesquelles ne sont, pour le coup, guère anciennes.

*

Sainte Basile, ou mieux Basilissa, était une sainte locale, de date inconnue mais probablement du Ve ou VIe siècle, honorée à Couvert en Bessin le 16 août, jusqu’à l’époque carolingienne. La découverte au XVIIe siècle à Rome d’une sainte homonyme, jusqu’ici inconnue, offre l’opportunité à des érudits de Bayeux d’oppérer un rapprochement entre une sainte Basille, connue par le martyrologe de Florus et une Passion fabuleuse, et la sainte locale. Le culte a alors connu un sursaut de vitalité, avec notamment l’arrivée à l’Hôtel-Dieu de Bayeux du corps entier de la nouvelle sainte Basile. Mais ce sursaut est éphémère, le culte retombe dans l’oubli. À la Révolution, Sainte-Basile est fusionnée avec Juaye-Mondaye et son église est désaffectée. Reste quelques traditions locales, issues des textes médiévaux, qui ont pu faire croire à certains érudits en l’existence d’une ville fabuleuse : Bacchaia.

Patrice Lajoye
MRSH – Université de Caen
patrice.lajoye@unicaen.fr



Abréviations
AASS : Acta Sanctorum
BHL : Bibliotheca hagiographica latina antiquae et mediae aetatis
BNF : Bibliothèque Nationale de France
CIL : Corpus Inscriptionum Latinarum
InscrIt : Inscriptiones Italiae
MGH Libri mem : Monumenta Germaniae Historica, Libri memoriales

Bibliographie
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[1] On trouve dans les sources concernant ce nom diverses orthographes : Basilée, Bazile, voir Bazire selon la prononciation locale.
[2]     Gaiffier, 1959, p. 420.
[3]     Gaiffier, 1959, p. 397
[4]     Si l’on prend en compte l’ensemble des ajouts contenus dans la recension normand-sénonaise du Martyrologe hiéronymien, il est possible d’avancer qu’une bonne part de ceux-ci ont dû être faits en Normandie : Dubois, 1978, p. 35-36, n. 31. On peut même préciser sans trop de risques dans le diocèse de Bayeux : Magnoveus et Johannes (VIII k. apr.) sont dits enterrés à Deux-Jumeaux ; Honorine (VI k. apr.) serait d’un lieu nommé Colonica  ; Basile, de Basiliacum, ces trois localités étant signalées in Baiocassino. Exupère (k. aug.) est évêque de Bayeux. Mais on trouve aussi parmi ces ajouts saint Marcouf de Nanteuil (k. mai.), un saint dont la Vita dit qu’il est né à Bayeux, et un mystérieux saint Patrice (XVII k. iun.), atribué à l’Avranchin par le Martyrologe, mais honoré comme évêque à Bayeux et secondairement à Lisieux.
[5]     Il a regroupé en un tableau les ajouts de la version normande-sénonaise, lequel est donc incomplet : AASS, novembre, 2, 1, p. XV. La rectification se trouve in AASS, novembre, 2, 2, p. 446.
[6]     Gaiffier, 1959, p. 420. MGH Libri mem. 2:2 S. 1200.
[7]     En France, les toponymes formés sur Basilius + acum sont rares mais présents dans toute la France : par exemple Bazillac (Midi-Pyrénées) ; Bassillac (Aquitaine) ; Balisy (Longjumeau, Essonne) ; Barly (Somme).
[8]     Mater et pater Basiiae iiae dulcissimae quae vix(it) annis V mens(bu)s XI dibus VIII Basiissa in pace // "GR" : « Sa mère et son père ont fait ceci pour Basilia leur très douce fille, qui a vécu 5 ans, 11 mois et 8 jours. Basilissa en paix. Grecque. » (ICUR-08, 22368 = ILCV 02297c).
[9]     Iuliae Basiliae coniugi dulcissimae feminae quae vixit annis XVII Aurel(ius) Pardus maritus et Flavius ortunatus et Iulia Basilissa filiae karissimae b(ene) m(erenti) posuer(unt) (CIL 09, 03237).
[10]    On note une Basilia à Lyon (Hic quiescit[t] Basilia, CIL 13, 02407), une autre à Angoulême, enterrée en 405 (Dep(ositio) Basili(a)e XI K(a)l(endas) Feb(ruarias) die Solis post cons{s}(ulatum) Ho(no)rio(!) VI, CIL 13, 0111), un Basilius subdiacre à Trèves (Hic iacet Basilius subdiac(onus) qui vixit an(nos) pl(us) m(inus) L Bonosa filia titulum posuit d(ie) d(e)p(ositionis) pr(idie) Id(us) Ian(uarias), CIL 13, 03786), un évêque du même nom Aix-en-Provence (] et notar[io? 3] [3] Basilio epi(scopo) [3 vixi]t ann(os) XXIII [men(ses)] VIII di(es) II t(ransiit?) [3] No(nas) Oct(o)b(res) [3 As]terio cons(ule), CIL 12, 00591), un autre Basilius à Pelissanne ([3]tiae Pater[n]a[e] uxori [3 B]asil(ius) Iustinus sibi [p]osterisque suis v(ivus) f(ecit), CIL 12, 00643). Une Theodotia Basilissa apparaît au sein d’une famille grecque à Cheyssieu (Sext(i) Solli Demostheniani Sollia Demosthenianae(!) filia patri pientissimo et Thaeodotia(!) Basilissa coniux marito incomparabili et Sollius Olympiodoros conliberto karissimo [3], CIL 12, 02181). Un Basilianus est enfin connu à Marseille (Hic requiesct Basilianus in pace qui vixit annis XVII, CIL 12, 05768). Le seul Basilius possiblement païen est un médecin connu par un cachet d’oculiste découvert à Merdrignac (CIL 13, 10021,068).
[11]    Hippeau, 1883, p. 250.
[12]    Jullien, 1972a et b ; en dernier lieu, pour des découvertes récentes : Delacampagne, 1983.
[13]    Gerville, 1837, p. 195-196.
[14]    Wahlen, 2005.
[15]    La présence de chaînes dans les tombes est aussi attestée dans les nécropoles mérovingiennes de Conteville (Calvados) et d’Envermeu (Seine-Maritime), où l’on a pu relever des chaînes de bronze et de fer : Robillard de Beaurepaire, 1878, p. 158-159.
[16]    Semaine religieuse du diocèse de Bayeux et Lisieux, 1890, n°28, p. 442-445, et n°31, p. 486-488. Ce manuscrit est le n°167 du Scriptorium d’Avranches, en ligne : http://bvmm.irht.cnrs.fr/consult/consult.php?reproductionId=4427
[17] Le chanoine Angély (1956) avait prévu une édition mais n’a semble-t-il pas réussi dans son projet.
[18]    Jullien, 1972, p. 19-25.
[19]    BNF, latin 13761, en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90807495
[20]    BNF, latin 11756, en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b9066812s
[21]    Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, N 12811.
[22]    Breviarum ad usum Vasatensis diœcesis, en mandato Focaldi de Bonavalle, episcopi ; p. 16 ; Alis, 1892, p. 16-17.
[23]    Depreux, 2001, p. 33.
[24]    BHL 2666, 2667 et 2668.
[25]    De Laude Castitatis, Migne, Patrologia latina, 59, col. 378B.
[26]    InscrIt-10-02, 00083.
[27]    Voir l’édition de Dubois et Renaud, 1976.
[28]      Quentin, 1908, p. 258. Cette notice se retrouve dans le martyrologe d’Adon, et encore au XIIIe siècle, dans le martyrologe latin de Lyon : Condamin et Vanel, 1902, p. 46. Au XIIe siècle, Vincent de Beauvais intègre cette histoire à son Speculum historiale (XII, 76).
[29] Notre plus ancien témoignage concernant ce texte est donc le manuscrit de la BNF latin 13761, lequel, en dehors de deux Vies de sainte Radegonde, ne contient que des textes traduits du grec. Il aurait alors été possible de penser que la Passion de sainte Basile est elle-même une traduction du grec. L’onomastique elle-même de la Passion pourrait être grecque : Basilia, Catulius, et  Julianus existent en grec. Le fleuve porte bien un nom grec (Nicostratus), mais il est inconnu par ailleurs. Ecumia / Ecimia pourrait passer pour une mauvaise lecture de Σίρμια, la Sirmie, région autour de Sirmium (actuelle Sremska Mitrovica, Serbie), où une autre sainte Basilia est attestée, sans légende – mais le fleuve qui traverse cette localité est la Sava, et non un Nicostratos. Calsia et Walda résistent à la comparaison et ne se trouvent nulle part ailleurs. Enfin, le texte lui-même est inexistant au sein du corpus hagiographique grec. Sur ce manuscrit, dont le lieu de copie n’est pas connu avec certitude, et ses sources : Mori, 1982, p. VII-X.
[30]    Keller, 1990, p. 5-20. Cette Vie de sainte Marguerite a aussi servi de modèle à la Passion de sainte Reine.
[31]    Il existe bien une attestation franque féminine, et walda est autrement connu en composition avec divers préfixes dans le reste du monde germanique.
[32]    Alis, 1892, p. 7 ; Angély, 1956, p. 196-197.
[33]    Voir par exemple celles publiées par Degert, 1907, et avant lui par Breuils, 1892. La version du bréviaire de Dax (Bladé, 1916, p. 279-281) est quasiment similaire à la notice sur sainte Basile du bréviaire de Bazas. Pour quelques commentaires supplémentaires sur le culte de Quitterie en Gascogne au Moyen Âge : Degert, 1903. Notons que bien plus au nord, à partir de XIIe siècle, on fera de Basilia une des onze mille vierges accompagnant sainte Ursule – qui elle-même fut martyrisée pour échapper à un mariage. Ses reliques ont été déposée à Warmond aux Pays-Bas en 1413 : Overgaauw, 1994.
[34]      Tamayo de Salazar, 1651, p. 184 ; Migne, Patrologia latina, 31, col. 320-322, tous deux citant les bréviaires espagnols.
[35]    Incarnatione, 1759, p. 140.
[36] Laffetay, 1869, p. 747.
[37] Laffetay, 1869, p. 756. Il ne s’agit pas non plus d’une des diverses Basilia ou Basilissa connues, comme celle de Nicomédie ou celle d’Antioche, compagne de Julien, dont les dossiers ne cadrent de toute façon ni avec celui de Couvert, ni avec celui de la Passion.
[38] A l’Honneur de Sainte Basille…, 1659.
[39] Remarques sur la diversité des saintes Basille martyrisées dans la ville de Rome, cité par Laffetay, 1869, p. 767.
[40] Cette notice fut reprise par Surius au XVIIe siècle, qui a pu servir de relais.
[41] Delasalle, 1842, p. 101-112.
[42] Voir la synthèse de Jullien, 1972a et b.
[43] Le Grand, 1901, p. 253-258 et 672-675
[44] M. ***, 1826, p. 433-434 ; Quellien, 1887, p. 308 ; Le Braz, 1893, p. 254-255.

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