"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

08 janvier 2011

Ad cellam quandam recessi, scolis more solito vaccaturus


Un point de détail non encore tranché de l’existence d’Abélard peut recevoir une solution qui, si elle était acceptée, ouvrirait sans doute des perspectives dépassant assez largement le cadre de la simple controverse érudite que ce point de détail a suscitée jusqu’à aujourd’hui.
Après l’épisode calamiteux de sa castration, Abélard raconte, dans l’histoire de ses malheurs, que, suite à ses critiques des turpitudes des moines de l’abbaye de Saint-Denis où il avait trouvé refuge, l’abbé et les religieux saisirent l’opportunité de l’écarter en l’encourageant à reprendre son enseignement : « fort heureux de la demande constante journalière de mes disciples, ils profitèrent de l'occasion pour m'éloigner d’eux [les moines]. Pressé vigoureusement par leur demande constante [celle des disciples], cédant à l'intervention de l'abbé et des frères, je me retirai dans une certaine cella, pour me consacrer comme à mon habitude aux écoles ; à celles-ci afflua une telle multitude d’écoliers, que le lieu ne suffisait pas à leur hébergement, ni la terre à leur nourriture » (Qui ad cotidianam discipulorum nostrorum instantiam maxime gavisi occasionem nacti sunt, qua me a se removerent. Diu itaque illis instantibus atque importune pulsantibus, abbate quoque nostro et fratribus intervenientibus, ad cellam quandam recessi, scolis more solito vaccaturus. Ad quas quidem tanta scolarium multitudo confluxit, ut nec locus ospitiis nec terra sufficeret alimentis).
Une tradition historiographique séculaire a localisé la cella occupée par Abélard dans la petite commune de Maisoncelles-en-Brie, à une cinquantaine de kilomètres de Saint-Denis ; mais, récemment, M. Wilmart a remis en cause cette identification, en évoquant à cette occasion le risque de « patrimonialisation d’une erreur historique ».
Même en tenant compte du caractère hyperbolique de la description de la foule des étudiants venus recueillir son enseignement, la cella où s’était retiré Abélard était donc une simple dépendance rurale que ses dimensions modestes ne prédisposaient pas à recevoir plus de quelques personnes. Plusieurs commentateurs ont supposé que cette cella était située à immédiate proximité de Paris, ce qui pourrait expliquer l’afflux estudiantin, tandis que J. Benton a pour sa part conjecturé qu’elle se trouvait plutôt du côté de Nogent-sur-Seine, où elle aurait ainsi préfiguré l’ermitage du Paraclet ; mais, un peu plus loin dans son autobiographie, Abélard explique comment, revenu à l’abbaye, il avait été contraint, à l’occasion d’un nouveau conflit avec l’abbé, de fuir le monastère jusqu’à la terre de Thibaud de Champagne, toute proche, là où il avait précédemment séjourné dans la cella en question (ad terram comitis Theobaldi proximam, ubi antea in cella moratus fueram, abscessi) : ainsi donc, le périmètre de recherche doit-il être restreint aux possessions dyonisiennes situées au plus près de l’abbaye, mais sur les terres relevant du comte de Champagne.
Pour notre part, nous sommes tenté de situer cette cella sur le territoire de Messy, aux confins meldois des terres relevant du roi, du comte de Champagne et de celui de Dammartin : l’histoire de cette possession de l’abbaye de Saint-Denis remonte à 775, date de sa donation au monastère par Charlemagne ; elle se prolonge tout au long du Moyen Âge, jalonnée de témoignages sur l’appartenance ‘féodale’ de cette terre à la Champagne, comme il se voit notamment dans les Documents relatifs au comté de Champagne et de Brie, 1172-1361, publiés par A. Longnon, puis sous l’Ancien régime, avant de connaître, au moment de la Révolution française, avec l’histoire du trésor de Saint-Denis, une dimension légendaire dont les derniers développements remontent à seulement quelques décennies.
Mais surtout, outre son appartenance champenoise et sa relative proximité géographique avec Saint-Denis (moins de trente kilomètres), la terre de Messy était au XIIe siècle aux mains de la famille Sanglier, elle-même membre du puissant ‘clan’ des Garlande, dont Abélard était le protégé et sans doute également l’‘agent’, comme l’a rappelé notamment M. Clanchy, à la suite des travaux de R.-H. Bautier : c’est dans ce contexte et dans cette perspective que notre hypothèse nous paraît devoir être examinée en vue de son infirmation ou de sa confirmation.
© André-Yves Bourgès 2011

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