Malgré les efforts des meilleurs spécialistes d’hier et d’aujourd’hui, de Ferdinand Lot et François Duine à Bernard Merdrignac et Joseph-Claude Poulin, il reste encore beaucoup à faire pour identifier les sources auxquelles les hagiographes bretons ont puisé : loin de constituer le terrain d’une érudition qui tournerait en rond inutilement, comme on leur en fait quelquefois le reproche, ces recherches sont essentielles pour mieux connaître la formation intellectuelle et spirituelle des auteurs ainsi que l’atmosphère religieuse dans laquelle ils baignaient et sont souvent d’une grande utilité pour aider à déterminer l’époque où ils ont travaillé et à préciser les circonstances de la composition de leurs ouvrages.
A l’occasion de la réouverture du dossier hagiographique de Corentin, dont nous avons déjà traité à plusieurs reprises, un nouvel examen de la pièce présentée comme la vita du saint [BHL 1954] nous a permis de repérer un certain nombre d’emprunts textuels qui ont, semble-t-il, échappé jusqu’à maintenant à la vigilance des spécialistes et qu’il convient, comme nous allons le voir, de différencier des pratiques de centonisation scripturaire ou patristique, dont les hagiographes sont coutumiers.
En effet, ces emprunts ont été faits d’une part à l’un des sermons que Bernard de Clairvaux a consacrés à son ami Malachie et dans la vita de ce dernier, d’autre part à une lettre d’Adam de Perseigne. A Bernard, l’hagiographe a repris toute une partie de l’éloge de l’évêque, dont il oppose les vertus aux défauts des prélats de son temps ; les quelques lignes démarquées de la lettre d’Adam de Perseigne prolongent la même critique et renvoient à ce que devrait être la disposition du cœur, de l’esprit et de l’âme de celui qui célèbre la consécration eucharistique.
Les emprunts de l’hagiographe de Corentin aux écrits de Bernard de Clairvaux et d’Adam de Perseigne permettent d’abaisser définitivement le terminus a quo de son texte à la seconde moitié du XIIe siècle, vraisemblablement après 1198, si l’on retient cette date pour l’époque de la rédaction de la lettre d’Adam de Perseigne. Ce terminus a quo s’accorde avec notre précédente hypothèse que la vita de Corentin a pu être composée aux années 1220-1235, pour répondre à deux objectifs principaux : le premier, d’ordre local, consistait pour l’évêque de Quimper à (ré)affirmer son autorité sur l’abbaye de Landévennec et, parallèlement, à mettre un terme à certaines prétentions des successeurs des abbés de l’ancien monastère de Loctudy, le seigneur du Pont et l’abbé de Rhuys. En ce qui concerne l’autre objectif, plus politique, il s’agissait pour le prélat d’apporter son soutien au duc dans le cadre du long conflit qui opposa celui-ci à son clergé et plus particulièrement aux autres évêques de Bretagne : dans ce contexte, l’utilisation adroite du réquisitoire de Bernard et des critiques d’Adam au travers d’une technique littéraire qui dépasse le simple ‘copié-collé’ renforce ce que nous avons dit précédemment du savoir faire de l’hagiographe et permet à ce dernier de donner du souffle à son propre éloge de Corentin.
Mais, au-delà de ces aspects factuels, il nous semble que le recours aux écrits de Bernard de Clairvaux et d’Adam de Perseigne par l’hagiographe quimpérois - que tout désigne comme l’évêque du lieu, le « français » Rainaud (Rainaldus gallicus), qui fut le chancelier du duché sous Pierre de Dreux et qui, le seul de tous les évêques de Bretagne, n’entra pas en conflit avec le duc – peut apporter des indications précieuses sur la spiritualité de l’écrivain : si nous n’avons guère conservé de trace de l’action de Rainaud en faveur des abbayes cisterciennes de son diocèse, nous savons qu’il fut l’un des acteurs de la tentative de canonisation de Maurice de Carnoët ; nous sommes à cet égard tenté de reconnaître en Rainaud l’auteur d’une des deux vitae de ce dernier. Qui sait si le destinataire anonyme de la lettre d’Adam de Perseigne n’était pas Rainaud lui-même, à l’époque où il fréquentait la cour, probablement en qualité de membre de la chapelle royale, d’où il fut tiré pour accompagner Pierre de Dreux en Bretagne. Mais surtout, il nous semble que la précoce dévotion de l’évêque à l’égard de François d’Assise, dont il installa les disciples à Quimper vers 1232-1233, pourrait bien constituer l’aboutissement de son engagement dans une démarche spirituelle marquée par la pauvreté volontaire.
©André-Yves Bourgès 2011
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